7.1.1. Le syndicalisme : un phénomène "politique"

Pour le sociologue italien Alessandro Pizzorno (1971), les syndicats peuvent mener deux types d'action. Une, de défense des intérêts économiques des adhérents, et une autre, de changement des rapports de pouvoir dans la société ; dans les deux cas de figure il s'agit pour les syndicalistes d'engendrer la constitution d'un acteur collectif capable de s'imposer comme négociateur crédible aussi bien vis-à-vis des entrepreneurs que face à l'Etat. Cependant, le même auteur remarque qu'en général, ces deux logiques sont entremêlées, ce qui rend difficile la distinction entre ce qui relève du domaine de l'action revendicative économique et ce qui ressort plutôt de l'action politique des syndicats.

A vrai dire, il n'y a pas de sens à vouloir distinguer le politique et l'économique dans les actions syndicales, car tout syndicalisme est en même temps politique et économique, lutte pour obtenir des avantages financiers et sociaux pour les travailleurs, et demande de reconnaissance sociale de ceux-ci.

Plus proche de notre sujet, Jean Bunel (1990 et 1991) nous rappelle le caractère essentiellement "politique" de l'action syndicale en Argentine, où action revendicative et action politique se combinèrent de façon particulièrement intense. Pour cet auteur, la politisation du syndicalisme argentin fit de lui un des fers de lance du péronisme, et explique ainsi son aptitude à résister aussi bien aux régimes autoritaires implantés en Argentine depuis les années 50 qu'aux difficultés économiques connues par le pays au cours des années 80.

En ce qui concerne le Brésil, plusieurs auteurs – en particulier Weffort (1973 et 1978-1979), Rodrigues (1981), etc. – ont mis l'accent sur l'imbrication entre le politique et l'économique dans le syndicalisme brésilien. Dès l'époque populiste, où les syndicats eurent une influence politique non négligeable, jusqu'aux années 80, quand le Parti des Travailleurs se constitue autour du pouvoir mobilisateur des syndicats.

Ici, nous nous positionnons dans la droite ligne de ces auteurs. Le syndicalisme est, certes, un instrument de régulation du marché du travail et de contrôle du pouvoir patronal sur les lieux de production ; de même, il est un interlocuteur privilégié de l'Etat dans le domaine des politiques sociales. Mais, il est aussi un puissant élément de construction des identités sociales des travailleurs, premier pas vers l'organisation de mouvements de masse sur les lieux de travail.

Constater que le syndicalisme est un phénomène à la fois économique et politique, signifie qu'il n'est pas question d'appréhender les demandes corporatistes des travailleurs en dehors du poids politique des syndicats dans une conjoncture donnée. Cela signifie aussi qu'il faut porter une attention particulière, dans l'étude du syndicalisme, aux processus historiques de constitution des acteurs collectifs représentés par les syndicats : autrement dit, à la formation des identités sociales chez les ouvriers, ainsi qu'aux processus qui mènent de l'identité syndicale à l'action collective et de la revendication à l'action revendicative.

Tout cela présuppose que nous nous intéresserons au phénomène syndical à deux niveaux : au niveau interne de l'entreprise, les enjeux internes, telles la gestion du travail, la représentativité des syndicalistes, etc. et au niveau externe, le niveau politique en général : les rapports entre l'Etat et les syndicats, et entre ceux-ci et les partis politiques ; le poids des idéologies politiques et économiques au sein du milieu syndical, etc. Afin de faciliter la lecture nous emploierons deux termes différents pour faire référence à ces deux niveaux d'analyse : nous parlerons d'action syndicale quand il s'agit des enjeux internes à l'entreprise ou à un syndicat spécifique et de syndicalisme quand il sera question de faire référence à des problèmes touchant l'ensemble des syndicats du pays, les tendances syndicales les plus importantes ou les formes d'action hégémoniques parmi les syndicalistes. Ces deux niveaux analytiques ne correspondent pas à la réalité, ils sont purement idéal-typiques et peuvent, de cette manière, nous aider à mieux voir certains aspects de la réalité.

Ainsi, même si parfois, pour des raisons de facilité d'exposition, nous présentons ces deux domaines comme étant séparés et isolés l'un de l'autre, il faudra tenir compte du fait que cela est dû seulement à l'utilisation d'un lexique qui tend à figer, comme des choses stables et inertes, ce qui est par essence dynamique et instable 106 . Nous insistons donc sur le fait que ces deux aspects du phénomène syndical, loin d'être isolés, dans la pratique, s'entrecroisent, s'imbriquent, s'amalgament. C'est seulement à partir de la symbiose de ces deux tendances que le phénomène syndical devient compréhensible.

En vérité, tout syndicalisme, plus ou moins actif, travaille dans cette contradiction entre le particulier et le général, entre l'économique et le politique. Même les syndicats les plus politisés doivent donner satisfaction aux ouvriers de leur base sur les avantages qu'ils ont réussi à conquérir pour le groupe. D'une manière similaire, même les syndicalistes les plus corporatistes, dès lors qu'ils acquièrent une stature publique importante, sont appelés à se positionner vis-à-vis de la politique. La question importante est de savoir comment ces deux tendances se concilient dans un même discours, ou comment les demandes économiques sont politisées, et vice versa 107 .

Dès lors, on comprend que ce n'est pas un hasard si Pierre Rosanvallon (1988) et Jean Daniel Reynaud (1982) définissent le syndicalisme comme un fait social total. Un fait qui touche à différents domaines de la vie sociale, engageant les travailleurs de plusieurs manières à la fois. Autrement dit, c'est parce que le syndicalisme est en même temps un fait économique et un fait politique qu'il peut être considéré comme un fait social total.

Notes
106.

Norbert Elias (1991) fait référence à la difficulté des sciences humaines de vouloir expliquer les phénomènes sociaux à partir d'un vocabulaire forgé par les sciences exactes. Ici, nous nous excusons par avance de cette difficulté qui n'est pas seulement la nôtre, mais aussi celle de tous les chercheurs en sciences de l'Homme.

107.

Cette distinction entre le politique et l'économique sera importante pour comprendre les différences entre les principales tendances syndicales du syndicalisme brésilien des années 80 et 90. Une de ces tendances mettra l'accent sur les revendications économiques, utilisant peu les interpellations politiques et ayant un discours franchement corporatiste ; tout cela ne l'empêchera pas d'avoir des contacts assez rapprochés avec des politiciens et partis politiques liés au gouvernement. L'autre tendance, majoritaire dans le syndicalisme brésilien à la fin des années 80, fait de l'action politique et de la contestation du système, un des leitmotivs de son discours ; de même, elle a été à la base de la création du plus important parti de gauche du pays dans les années 80 ; tout cela ne l'empêche pas, cependant, d'avoir un discours où l'organisation autonome des travailleurs sur les lieux du travail a une grande importance et où l'action revendicative salariale (et autres) est stimulée le plus possible. On voit par là que l'imbrication entre le politique et l'économique est une des caractéristiques du syndicalisme brésilien.