7.1.2. Le syndicalisme : un phénomène multiple

Cette référence au caractère total du syndicalisme est aussi une manière de reconnaître ses multiples visages. Ce dernier point nous paraît important car il touche directement à la difficulté que représente l'étude et l'interprétation du phénomène syndical.

La pluralité du phénomène syndical peut être lue selon deux axes :

Comme tous les mouvements collectifs organisés, le syndicalisme n'est pas homogène, il n'est pas protégé des conflits et dissensions internes. Ainsi, malgré l'apparente unité extérieure – l'image qu'un syndicat ou une centrale syndicale veulent donner au public extérieur – il peut y avoir d'importantes divergences à l'intérieur de chaque direction syndicale. Soit des conflits pour le pouvoir, soit des divergences concernant les types d'actions à envisager, soit, encore, des oppositions relatives aux discours devant être tenus par les représentants syndicaux ; ces différends sont difficilement perceptibles de l'extérieur. Cependant, il n'en reste pas moins qu'ils constituent un élément de fragmentation du phénomène syndical.

De plus, il nous semble important de faire également la distinction entre les discours et les actions des acteurs dans le jeu syndical ; autrement dit entre les programmes et la mise en pratique de ces programmes. Dans une action collective, les discours ne correspondent jamais à leur mise en application ; du moins, pas de manière littérale. Ne serait-ce que parce que cela ne dépend pas seulement de la volonté de celui, ou du groupe, responsable du discours : la mise en application d'un projet, qu'il soit individuel ou collectif, s'adapte toujours à la volonté d'autres individus ou d'autres groupes sociaux.

La distinction entre discours et pratique est importante parce qu'elle met en évidence la multiplicité des points de vue entre les agents dans un contexte social donné. Multiplicité davantage visible au niveau des discours que des pratiques. Ce qui s'explique par le fait que dans l'action organisée et collective, l'action ne dépend pas seulement d'un acteur ou d'un seul groupe d'acteurs : elle est toujours le produit d'une "résultante" de forces : d'une négociation dans le meilleur des cas, ou d'une imposition plus ou moins autoritaire dans le pire des cas ; mais, de toutes manières, elle n'est jamais l'expression de la volonté d'un seul acteur ou d'un seul groupe. Or, il n'en va pas de même pour les discours : les discours sont toujours uniques, toujours portés par une seule personne, même quand ils obtiennent un certain écho dans un groupe. Ce n'est que par facilité de langage que l'on parle alors du discours d'un groupe social 108 (tel que l'on peut l'appréhender) ainsi que de sa pratique.

Ces deux niveaux font partie d'une même réalité, l'un et l'autre s'interpénètrent, il n'y a pas de frontières véritables entre eux ; ce sont des frontières artificielles, construites pour des raisons purement analytiques. Toujours est-il qu'il n'existe pas une relation de correspondance littérale entre les discours et la pratique des acteurs sociaux.

C'est cette distinction entre pratique et discours des acteurs qui est à l'origine de la distinction que nous avons opérée ici entre "syndicalisme" et "action syndicale". Le syndicalisme est davantage du ressort du programme, ou du discours ; c'est une affaire de militants et d'intellectuels "organiques" d'un parti ou d'une tendance syndicale. A l'inverse, l'action syndicale (la mise en pratique des discours) est le domaine où ces derniers sont parfois obligés de composer et de négocier avec les tenants de positions idéologiques contraires ou avec la base ; c'est le domaine où les acteurs sont obligés d'adapter leurs pratiques et stratégies aux pratiques et aux stratégies d'autres acteurs. Autrement dit, tandis qu'au niveau des discours c'est la volonté des acteurs (ou d'un groupe d'acteurs plus ou moins homogène) qui est en cause, dans l'action ce sont les rapports de force et de domination qui sont en jeu.

De surcroît, cette question se complique encore davantage par le fait que les leaders syndicaux sont censés tenir deux discours. D'un côté le discours pour la "base" ouvrière, car il faut que ce discours amène les gens à participer aux actions collectives qu'ils proposent. De l'autre côté, il faut aussi que leurs discours soient capables de parler à d'autres, de convaincre l'Etat, l'ensemble des autres syndicalistes et l'opinion publique, montrant que leurs revendications sont justes et légitimes. Ces deux discours ne sont pas toujours cohérents l'un avec l'autre, car ils ont été conçus pour interpeller des publics différents, laissant parfois désorientés ceux qui essayent de comprendre l'action syndicale d'un groupe de travailleurs.

C'est dans la logique de la dualité du discours des leaders syndicaux que nous devons comprendre le syndicalisme, non comme l'expression de la conscience de classe d'un groupe, mais comme la capacité des leaders syndicaux à faire partager leurs points de vue aux travailleurs. Nous touchons là le deuxième axe de la pluralité du syndicalisme : la séparation entre représentants et représentés dans le phénomène syndical.

A la base de cette opposition, il y a le constat que le discours syndicaliste n'exprime pas nécessairement la pensée de tous les travailleurs. Le syndicalisme, dans la logique adoptée ici, n'est pas l'expression de la volonté des classes. Il n'est pas, non plus, une manière pour les travailleurs de mettre en avant leur corporatisme par opposition à leurs intérêts de classe (pour une critique de cette acception voir Segrestin, 1985).

Le syndicalisme est une modalité d'action collective des travailleurs ; action collective instituée historiquement par les travailleurs des secteurs industriels, d'abord dans les pays européens, puis de par le monde. Dans cette forme d'action collective les travailleurs élisent des "représentants" pour défendre leurs intérêts devant le patronat ou l'Etat. Une des questions centrales est donc de savoir jusqu'à quel point les "représentants" représentent effectivement les "représentés" dans les rapports entretenus par les syndicats avec les patrons ou l'Etat, ou, à l'inverse, s'ils n'agissent que selon leurs propres idées et intérêts. Très vraisemblablement, dans la majorité des cas, ils font les deux choses en même temps.

Ainsi, l'étude des syndicats replace au centre du débat la question de la représentation et de la délégation politique dont nous parle Pierre Bourdieu (1984). Question, par ailleurs, déjà abordée par Michels (1971) au début de ce siècle.

Il est difficile de déterminer avec précision jusqu'où le représentant parle en son nom et au nom de ses propres intérêts ou, à l'inverse, au nom des intérêts des "représentés", ou d'une partie des "représentés". Cependant, dans la mesure où les paroles et les actes des "représentants" trouvent un certain écho dans les discours et actions des autres travailleurs (la base), on peut dire que ces représentants ont une certaine légitimité ; légitimité mesurable à l'étendue de cet écho. Cela signifie qu'on peut parler d'un syndicalisme plus ou moins légitimé par les travailleurs de la base, mais pas d'un syndicalisme reflétant les idées de tous les travailleurs : le syndicalisme exprime les idées des groupes et individus qui se trouvent à sa tête.

Toutefois, en tant que modalité d'action collective institutionnalisée, le syndicalisme est aussi ouvert aux représentations sociales et idées politiques hégémoniques au sein de la base ; car pour que les représentants puissent arriver à la représentation et légitimer leur pouvoir il leur faut ne pas s'éloigner trop de ces représentations, même quand ils souhaitent les modifier. Autrement dit, le syndicalisme est la résultante (toujours provisoire) de la volonté des leaders syndicaux et des représentations sociales de la majorité des travailleurs qu'ils représentent.

Tout cela nous montre la complexité du phénomène syndical et quelques-unes des difficultés que les chercheurs rencontrent dans son étude. Le syndicalisme est un phénomène pluriel, où la prise de décision unifiée au niveau de chaque syndicat n'élude pas les divergences de points de vues et les oppositions qui peuvent y exister.

Ces réflexions sont nécessaires pour expliciter la manière dont le syndicalisme sera abordé dans cette thèse. Il sera essentiellement question ici des discours et des actions des syndicalistes et des militants syndicaux ; c'est-à-dire, de ceux que nous pouvons identifier comme étant des "représentants" ou des personnes ayant une implication importante dans les prises de décision. Les autres travailleurs, la base des syndicats, ne seront étudiés ici, que de façon détournée : par leur soutien à telle proposition pratique, par leur participation à telle action syndicale, par l'écho chez eux de tel discours, etc.

Au vu de cette limitation, nous ne prétendons donc pas offrir une vision globale de ce que pensent les travailleurs brésiliens de tel ou tel sujet de politique syndicale. Ce que nous pensons pouvoir faire, néanmoins, est d'apporter une vision assez générale des idées, discours et pratiques dominantes des groupes dirigeants du syndicalisme brésilien depuis les années 40.

Notes
108.

Il est bien évident qu'un groupe social n'a pas un discours, mais plusieurs discours : autant que le nombre de membres du groupe. Quand nous parlons du discours d'un groupe, c'est en vérité des discours hégémoniques ou des membres ayant le plus de pouvoir dans le groupe dont nous parlons.