7.2.2. La permanence de la législation syndicale au Brésil

Cette législation resta, pour l'essentiel, en vigueur au Brésil. Bien que le pays ait connu des changements économiques, sociaux et politiques importants, et qu'il ait connu, en outre, trois Constitutions différentes, les règles juridiques sur le syndicalisme n'ont que très peu changé. Ainsi, par exemple, après le coup d'Etat de 1964, les gouvernements n'ont pas eu besoin de changer les règles juridiques sur les syndicats pour mieux les contrôler, car ces contrôles étaient déjà prévus par la législation varguiste : les Militaires n'ont eu qu'à appliquer la loi déjà existante.

Quelques modifications ponctuelles importantes, néanmoins, furent introduites en 1988, lors des travaux de l'Assemblée Constituante de cette année. Parmi ces changements, les plus importants furent la reconnaissance du droit de grève (les tribunaux ne peuvent plus déclarer une grève illégale), la fin des contrôles directs du Ministère du Travail sur les syndicats (avec notamment la fin du règlement unique pour les syndicats et la perte du pouvoir d'intervention dans les syndicats par le Ministère du Travail) et l'étendue du droit de syndicalisation aux fonctionnaires publics.

Par contre, des mécanismes importants de la tradition de la législation syndicale brésilienne ont été maintenus : l'unicité syndicale (un syndicat par groupe professionnel), l'impôt syndical, le rôle médiateur de la justice du travail, la structure confédérée, etc. continuent à jouer un rôle important dans les relations professionnelles au Brésil.

Ainsi, avec le maintien du principe de l'unicité syndicale, les syndicats brésiliens continuent à être, effectivement, des organes subordonnés à l'Etat, car c'est celui-ci qui a le pouvoir de reconnaître, ou pas, une organisation syndicale quelconque. De même, l'impôt syndicale non seulement rend les syndicats dépendants, en termes financiers, de l'Etat, mais encore permet la survivance d'organisations syndicales sans représentativité, y compris les confédérations et les fédérations. Ainsi, il n'est pas erroné d'affirmer que la survie de la structure confédérée après 1988 se doit surtout aux recours financiers que les fédérations et confédérations obtiennent avec l'impôt syndical.

Quoique la justice du travail ait perdu une partie de ses pouvoirs (notamment celui de décider sur l'intervention dans un syndicat), elle reste très importante dans les négociations collectives. Ce sont toujours les tribunaux de la Justice du Travail, par exemple, qui tranchent dans les cas d'impasse dans les négociations entre syndicats et entrepreneurs. Et, même si la justice du travail n'a plus le pouvoir d'obliger, par la menace d'intervention, les syndicats à accepter son jugement, elle peut néanmoins légitimer, par son jugement, des licenciements de travailleurs durant une période de grève. Elle peut, en plus, imposer des amendes aux syndicats de travailleurs des activités dites essentielles (pétrole, électricité, santé, etc.), au cas où ces syndicats réalisent des grèves. Ce qui est légitimé par le fait qu'une loi complémentaire de 1989 a spécifié les démarches préalables et les modalités de l'exercice du droit de grève dans les activités essentielles.

Autrement dit, les avancées de la Constitution de 1988 ont rendu les syndicats brésiliens plus protégés contre la répression policière (des interventions, des emprisonnements, etc.), sans pour autant modifier considérablement les points centraux de la législation syndicale brésilienne qui légitimait la participation active de l'Etat dans les relations industrielles du pays.

Une question importante qui se pose est donc de savoir quelles sont et quelles ont été les influences de cette législation sur le syndicalisme brésilien ; influences qui ne doivent pas être envisagées comme des éléments déterminants a priori. La législation syndicale favorise le développement de certaines pratiques, mais elle ne détermine pas le sens de ce développement.

En ce sens, une des caractéristiques du syndicalisme brésilien la plus remarquée – sa politisation – est généralement interprétée comme une conséquence de l'accommodation des syndicalistes brésiliens aux facilités de la législation syndicale 120 .

Ainsi, selon cette conception, l'acceptation des avantages financiers que la législation laissait aux syndicats (surtout l'impôt syndical) n'a pas incité les syndicalistes à lancer des campagnes de syndicalisation auprès des travailleurs ni à augmenter leur pénétration sur les lieux de travail. Par conséquent, les syndicats n'avaient que peu de liens avec la base des travailleurs, poussant les syndicalistes à se légitimer par un rapprochement avec des courants populistes de l'Etat. Cela renforçait, en outre, les contrôles que l'Etat exerçait sur les syndicats, car si ceux-ci n'assuraient pas de présence sur les lieux de travail, ils ne pouvaient que subir les conséquences des changements de conjoncture et de groupes politiques ayant le contrôle sur le Ministère du Travail.

D'après cette interprétation, ce n'est qu'après le coup d'Etat de 1964 que les syndicalistes brésiliens vont se rendre compte de leur fragilité due à leur acceptation de la législation syndicale ; processus qui allait donner naissance au renouveau syndical que le pays connaîtra à partir de la fin des années 70.

De plus, le rôle médiateur de la Justice du Travail n'a pas facilité le développement d'une tradition de négociation collective sans interférence de l'Etat. Du fait qu'il suffit qu'une des parties, lors d'une négociation, fasse appel à la médiation de la Justice pour que celle-ci prononce un jugement sur les revendications des travailleurs ou des entrepreneurs, un grand nombre de négociations collectives finissent par être résolues d'après les critères juridiques et légaux, sans prendre en compte les rapports de force entre le patronat et les syndicats sur les lieux de travail.

Ainsi, d'après une recherche réalisée par le politologue José Pastore, dont les résultats principaux ont été publiés dans le journal A FOLHA DE SÃO PAULO du 11/03/94, le Brésil est, parmi les rares pays ayant une Justice du Travail, un des seuls où la Justice du travail a la compétence de juger les conflits collectifs entre travailleurs et patrons. Ce fait serait, d'après Pastore, une source potentielle de conflits artificiels, car les acteurs sociaux peuvent préférer recourir à la Justice du Travail plutôt que de réaliser un accord résultant des rapports de force entre syndicats et patronat. Même dans les périodes de faible mobilisation des syndicats, ou de conjoncture économique peu favorable aux entrepreneurs, les acteurs sociaux n'avaient pas grand intérêt à passer un accord amiable, car ils pouvaient toujours espérer obtenir un meilleur accord auprès de la justice du travail. Ce qui explique le fait que le Brésil enregistre 1,5 millions de procès auprès de la Justice du Travail en 1991, tandis que la France n'en compte que 60.000 et le Japon seulement 1.000 121 .

Rien d'étonnant donc à ce que le temps moyen pour qu'une affaire soit jugée par la Justice du Travail brésilienne soit de 7 ans ; cela malgré l'augmentation du nombre de tribunaux depuis 1940, date de leur création : ils étaient 36 cette année-là et 1.092 en 1991.

Ces influences de la législation syndicale sur les pratiques des syndicalistes au Brésil doivent être relativisées, car la proximité vis-à-vis de l'Etat et le manque d'autonomie dans les négociations collectives ne caractérisent pas tout le syndicalisme brésilien. Ce syndicalisme a toujours été pluriel, riche de multiples courants syndicaux. C'est ce que l'étude de l'évolution historique de ce syndicalisme nous montre.

Notes
120.

C'est la thèse notamment de Francisco Weffort (1973,1978a et 1978-1979).

121.

In: A FOLHA DE SÃO PAULO, 11/03/94.