7.3.3. Quand les syndicats deviennent populistes (1950-1964).

Revenons donc à l'évolution historique du syndicalisme brésilien. Après la répression qui s'est abattue sur les syndicalistes communistes en 1947, il s'ensuivra une période de relative accalmie dans le milieu syndical brésilien.

Cela commença à changer avec le retour de Vargas à la présidence de la république en janvier 1951. Mais, cette fois-ci, ce n'était plus le Vargas "caudillo", arrivé au pouvoir avec le soutien des élites dissidentes et des Militaires, qui revenait ; c'était un autre Vargas, avec un autre discours en tout cas, qui réapparaissait : un Vargas populiste. Un Vargas qui essayait de courtiser la classe ouvrière, de plus en plus importante, sans effrayer les classes moyennes, les entrepreneurs industriels ou les grands propriétaires terriens. Un Vargas qui avait besoin, de toute évidence, de légitimer son pouvoir par le soutien qu'il pouvait avoir auprès de l'électorat urbain.

Il peut paraître illogique que dans un pays où plus de 70 % de la population vivait à la campagne, les groupes urbains aient eu tant d'importance dans la vie politique. Cela s'explique, en partie, par le fait que les personnes analphabètes n'avaient pas le droit de vote. Or, sachant qu'en 1950 plus de 50 % de la population brésilienne était analphabète, et qu'en général, l'analphabétisme était plus répandu dans les campagnes que dans les villes, il devient compréhensible que les électeurs urbains aient gagné tant d'importance dans les stratégies électorales des candidats, dont Vargas.

Lors de la campagne électorale pour les élections présidentielles d'octobre 1950, Vargas tiendra un discours mettant en valeur les lois sociales et la politique économique industrialisante de son gouvernement précédant. Le public-cible d'un tel discours était les ouvriers et travailleurs urbains, d'une part, et les entrepreneurs industriels, d'autre part. Ce discours allait aussi dans le sens de certains groupes attirés par les idées nationalistes, notamment certains secteurs des classes moyennes (les Militaires, les étudiants, etc.). En même temps, Vargas tissa un ensemble d'alliances avec certains représentants des oligarchies agraires, surtout dans les États les moins industrialisés et urbanisés.

Avec une telle stratégie politique il n'est pas très étonnant que Vargas ait obtenu une victoire écrasante 128 . Ce qui lui donnera la légitimité pour mettre en place une politique économique de couleur interventionniste et nationaliste, où les entreprises nationales jouaient un rôle important. Cela lui permettra également de relâcher les contrôles pesant sur le mouvement syndical, ayant besoin maintenant du soutien actif des ouvriers organisés pour vaincre les résistances des opposants à sa politique.

Ainsi, dès sa prise de pouvoir, en janvier 1951, Vargas nomma un politicien du Parti Travailliste Brésilien – parti tenant un discours national-développementiste et dont Vargas avait lui-même encouragé la création en 1945 – à la tête du Ministère du Travail ; signe que la politique du gouvernement vis-à-vis des syndicats allait changer dans les années suivantes.

De plus, le retour de Vargas au pouvoir fut aussi marqué par de grands débats politiques autour des stratégies de développement du Brésil. Les difficultés économiques du pays poussaient les groupes politiques nationalistes à faire pression sur le gouvernement pour qu'il adopte une action plus engagée dans l'industrialisation brésilienne. Cela deviendra particulièrement visible avec les mobilisations populaires pour la création d'une entreprise nationale du pétrole ; en effet, l'importance de ce mouvement va surprendre Vargas lui-même, l'obligeant à faire des concessions aux nationalistes en ce qui concerne son projet initial pour l'industrie pétrolière.

De toute évidence, cette montée en puissance des nationalistes et des masses populaires sur la scène politique du pays ne plaisait pas aux secteurs conservateurs, notamment aux Militaires. De même, une frange importante de la classe moyenne urbaine se méfiait de la politique sociale de Vargas, craignant une inversion de l'ordre social dominant ; ce qui se traduisait au niveau des discours, par la peur que ne s'institue une République Syndicaliste, telle que Péron en avait réussi la mise en place en Argentine à cette époque. En vérité, ce qui était en cause à travers ces discours était l'arrivée sur la scène d'un nouvel acteur politique : les masses urbaines, notamment les ouvriers industriels. Cela bouleversait les représentations sociales dominantes dans le pays sur la "place des classes inférieures" dans la société, étant donné que pour l'idéologie élitiste des groupes conservateurs, les masses personnifiaient le côté barbare et inculte du Brésil.

Quoi qu'il en soit, les groupes conservateurs réussiront à obtenir le soutien de l'Armée dans leur opposition à Vargas et ses alliés. Jouant la carte du rôle prépondérant que l'Armée avait pris dans la politique brésilienne depuis 1930, ces groupes essayeront d'obliger Vargas à renoncer au pouvoir, sous la menace d'un coup d'Etat. Vargas ne réussira à contourner la situation qu'au prix du sacrifice de sa propre vie ; en effet, il se suicide, laissant derrière lui une lettre où il s'en prend violemment à ses ennemis politiques. L'importante mobilisation populaire qui s'ensuivra, aura pour conséquence le démantèlement du coup d'Etat qui se préparait et le regain de légitimité politique des héritiers politiques de Vargas. Ceux-ci, dénommés travaillistes, couverts par le culte à la mémoire de l'ancien président et par l'idéologie nationaliste, seront les acteurs indépassables de la politique brésilienne jusqu'en 1964.

C'est dans ce double contexte que le syndicalisme brésilien se développera à partir de 1950. D'un côté, l'arrivée au pouvoir de groupes politiques intéressés à maintenir des liens particuliers avec les leaders syndicaux, allant jusqu'à donner à ceux-ci plus d'autonomie et de liberté pour mobiliser et organiser les bases ouvrières ; cela était particulièrement vrai en ce qui concerne le Ministère du Travail, ministère jugé par tous, depuis lors, comme essentiel dans les jeux de pouvoir. Et, d'un autre côté, une conjoncture politique très marquée par l'ampleur des débats politiques nationalistes, par la participation des masses urbaines à ces débats et par la méfiance des élites traditionnelles et de la classe moyenne à l'égard de la capacité du gouvernement de maintenir le statu quo.

Ainsi, à partir de 1950 le nombre de syndicats et le nombre de travailleurs syndiqués augmente rapidement. De même, la politique de libéralisation des contrôles du Ministère du Travail sur les syndicats 129 , rend propice le retour sur la scène syndicale des militants communistes, et le développement d'un nouveau courant syndical, dit nationaliste, proche des idées "développementistes" du varguisme et lié politiquement au Parti Travailliste Brésilien (PTB).

Évolution du nombre de syndicats et de travailleurs syndiqués au Brésil (1947-1961)
ANNÉE NOMBRE DE SYNDICATS INDICE NOMBRE DE TRAVAILLEURS SYNDIQUéS INDICE
1947 969 100 797.691 100
1950 1.075 111 738.616 92
1952 1.138 117 747.309 94
1953 1.196 123 823.693 103
1954 1.254 129 908.061 114
1955 1.300 134 886.121 111
1956 1.347 139 1.012.223 127
1957 1.405 145 1.087.737 136
1958 1.489 154 1.060.594 133
1959 1.582 163 1.148.710 144
1960 1.608 166 1.125.910 141
1961 1669 172 1.203.570 151
Source : Rodrigues, 1979 : 125 et 134.

C'est dans cette conjoncture qu'éclatent, au cours des années 50, d'importants mouvements de grève, dont les premières grèves de masse depuis les années 30 : celles de 1953 et de 1957, dans plusieurs industries de l'État de São Paulo.

La grève de 1953 130 , connue sous le nom de Grève des 300.000, dans l'État de São Paulo, fut déclenchée en mars par les travailleurs de l'industrie textile et de la métallurgie pour obtenir des augmentations salariales. Cependant, elle s'étendra très rapidement à plusieurs autres professions dans tout l'État ; on estime que dans la période de plus forte mobilisation, 300.000 travailleurs étaient en grève.

Les négociations entre employeurs et salariés suivirent un cours classique : les travailleurs demandaient 60 % d'augmentation salariale et les employeurs n'offraient que 20 %. Après plusieurs tentatives de conciliation auprès de la justice du travail, les syndicats acceptent la proposition des juges de 32 % d'augmentation. Une négociation placée donc sous le signe de la médiation de la Justice du Travail.

Cependant, sous bien d'autres aspects, cette grève présente des points importants à mentionner. Tout d'abord, le nombre de travailleurs concernés, fait inédit dans l'histoire syndicale brésilienne. De même, le caractère disséminé du mouvement regroupant plusieurs professions, malgré l'étanchéité des syndicats et de la législation syndicale, prouve que les leaders syndicaux étaient capables d'organiser un mouvement élargi. D'ailleurs, ils ont même créé une "Commission Intersyndicale de Grève" afin de coordonner les négociations avec le patronat ; cette commission sera plus tard transformée en une organisation pérenne, le Pacte d'Unité Intersyndicale, regroupant près de 40 syndicats de l'Etat de São Paulo.

Cette grève fut marquée aussi par l'action mobilisatrice des commissions d'entreprise créées spontanément par les travailleurs au cours de la grève. De plus, elle compta avec la bienveillance du maire de São Paulo 131 , preuve que l'électorat ouvrier commençait à peser sur les décisions des représentants politiques. Tout cela prouve que, malgré une législation d'inspiration corporatiste, l'espace d'adaptation et de création des travailleurs était loin d'être négligeable.

Cela deviendra encore davantage perceptible lors de la grève connue comme "Grève des 400.000" ; ce mouvement concerna environ 400.000 travailleurs de différents secteurs de l'industrie de l'État de São Paulo, en octobre 1957 132 . Comme en 1953, le mobile de cette grève fut des améliorations salariales – il était demandé une augmentation de 45 % – mais très vite, elle gagnera une dimension publique importante, à tel point que le gouvernement fédéral envisagea d'envoyer l'Armée pour réprimer le mouvement ; ce que le gouverneur de l'État (Jânio Quadros) réussit à éviter en promettant une action plus ferme de la police de l'État (sous son autorité) contre les grévistes.

Ici aussi, l'issue du mouvement advint par l'action de la Justice du Travail, laquelle détermina une augmentation de 25 % et menaça les syndicalistes d'illégalité de la grève, ce qui aurait laissé le chemin ouvert à l'intervention du Ministère du Travail dans les syndicats.

Cependant, quelques caractéristiques de ce mouvement le distinguent du précédant. Tout d'abord, sa centralisation dès le début du mouvement : en effet, le Pacte d'Unité Intersyndicale (PUI) a coordonné dès le début les actions des travailleurs ainsi que les négociations avec les employeurs. Contradictoirement, lors de cette grève, la radicalisation de la base échappa parfois au contrôle des syndicalistes. Ainsi, une des raisons de la panique provoquée par le mouvement chez les employeurs et au sein du gouvernement, fut les actes violents que certains groupes de travailleurs livrèrent contre les installations de certaines entreprises.

De plus, les soutiens politiques à la grève furent plus explicites : le maire de la ville de São Paulo et le gouverneur de l'État offrirent un soutien politique et financier au mouvement et le vice-gouverneur de l'Etat alla jusqu'à participer aux piquets de grève. D'après Leite (1986), un des éléments qui rendit la position des travailleurs plus confortable fut le fait que pratiquement toutes les forces politiques voulurent paraître soutenir le mouvement, afin de ne pas se mettre à dos les électeurs ouvriers à la vieille d'une période électorale.

Ces deux mouvements marquent le début d'une nouvelle étape pour le syndicalisme brésilien ; étape marquée par une présence de plus en plus importante des syndicats dans la vie publique – comme le démontre l'augmentation du nombre de grèves dans le pays à partir de 1958 – et par le rapprochement des syndicalistes avec les groupes politiques jouissant, tant soit peu, du pouvoir d'influencer les décisions gouvernementales.

Nombre de grèves au Brésil (1958-1963)
ANNÉE São Paulo Rio de Janeiro Autres États Grèves Nationales Total Brésil
1958 14 03 12 02 31
1959 24 15 31 03 73
1960 24 08 38 03 73
1961 44 11 58 02 115
1962 26 09 108 05 148
1963 24 34 111 03 172
Source : Rodrigues : 1986 : 542.

Dans le tableau ci-dessus nous observons non seulement une augmentation du nombre de grèves à travers le pays, mais aussi un processus de diffusion des grèves au-delà des États de Rio de Janeiro et São Paulo, les deux grands centres industriels de l'époque. Ainsi, si en 1958 plus de 50 % des grèves furent réalisées dans ces deux Etats, en 1963 ils n'ont totalisé que 34 % des grèves.

Cela est particulièrement vrai pour la période allant de 1961 à 1963, justement la période où, avec la montée au pouvoir de João Goulart 133 , le gouvernement en vient à soutenir plus explicitement, à l'échelle nationale, les actions des leaders syndicaux. Ce qui se faisait surtout par le biais du Ministère du Travail, lequel monnayait un soutien des syndicats au gouvernement contre l'adoption de lois favorables aux travailleurs et aux leaders syndicaux.

Ainsi, la plupart des grèves et mobilisations ouvrières lancées par les syndicats à cette période seront caractérisées, non seulement par des revendications relevant des conditions de salaires, des conditions de travail ou d'autres thèmes du quotidien des travailleurs, mais aussi par une connotation politique indiscutable. C'était des grèves pour exiger l'adoption de certaines politiques (de protection du travail, de réforme agraire, de nationalisation des entreprises étrangères, etc.) tout autant que pour revendiquer des augmentations salariales.

Ce fut le cas de la grève touchant les fonctionnaires en novembre 1960, lorsque les fonctionnaires civils entrent en grève pour demander l'égalisation de leurs salaires avec ceux perçus par les Militaires. Ce fut aussi le cas des grèves générales d'août 1961 (pour s'opposer au veto mis par les Militaires à l'intronisation de Goulart à la Présidence de la République, après la démission de Jânio Quadros), de juillet 1962 (pour demander la nomination d'un gouvernement nationaliste), et de septembre 1962 (pour que le Congrès approuve la réalisation d'un Référendum, où les Brésiliens devaient choisir leur système de gouvernement). De même, ce fut le cas de la grève générale de l'industrie de l'Etat de São Paulo en octobre 1963, quand plus de 700.000 travailleurs entrent en grève pour obtenir de meilleurs salaires et pour l'adoption de réformes de base dans la société brésilienne.

Malgré le caractère politique de ces mouvements ouvriers, il faut bien prendre en compte que, du point de vue des travailleurs, ces grèves étaient des moyens d'affronter les difficultés économiques qui affligeaient le pays à l'époque. D'après l'expression du politologue américain Erickson (1977), les grèves de cette période étaient politiques dans la forme, mais économiques sur le fond, car les arguments économiques y étaient tout aussi importants que les politiques. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les effets de l'accélération des taux d'inflation, un des mobiles explicites des campagnes de mobilisation des syndicats.

Inflation au Brésil (1960-1964)
ANNÉE INFLATION (%)
1960 26,3
1961 33,3
1962 54,8
1963 78,0
1964 87,8
Source : Alves, 1987 :331.

D'ailleurs, Erikson (1977), après avoir étudié les principales grèves de la période 1960-1964 au Brésil, a pu constater combien le thème de la baisse des salaires réels des travailleurs fut important dans les pratiques mobilisatrices des syndicats. Pour lui, les grèves qui ont été les plus suivies furent celles déclenchées dans des périodes d'importantes difficultés économiques des travailleurs. Un autre facteur important était l'attitude de l'armée lors des conflits. L'auteur montre notamment comment, à la fin de l'année 63 et au début 64, les syndicats avaient perdu leur pouvoir de mobilisation des travailleurs, en partie à cause de la répression exercée par l'armée contre les mouvements populaires.

Quoi qu'il en soit, une des caractéristiques du mouvement syndical brésilien à cette époque, ce que la plupart des chercheurs ayant travaillé sur le thème ont souligné, est justement la priorité accordée aux revendications politiques par les syndicalistes. Cela n'était qu'en partie vrai, nous venons de le voir, mais témoigne, néanmoins, d'une relative prise de distance des leaders syndicaux vis-à-vis des questions du quotidien du travail sur les lieux de production.

Dans la période qui va de 1960 à 1964 (jusqu'au coup d'Etat militaire d'avril 1964), les leaders syndicaux les plus prestigieux furent davantage intéressés à institutionnaliser leur nouveau pouvoir dans la société qu'à faire avancer la présence syndicale sur les lieux de travail. Ainsi, l'action des syndicalistes pour créer une centrale syndicale, dont la création de la "Commission Générale des Travailleurs" (CGT) en juillet 1962 – durant la grève générale pour un Gouvernement nationaliste – fut le pas le plus important, ne s'est pas accompagnée d'une action visant l'organisation des bases et la présence plus intensive des syndicats sur les lieux de travail. Est passé inaperçu à l'époque, le fait que les grandes mobilisations ouvrières de masse étaient justement celles qui réussissaient à intégrer dans un même mouvement les demandes revendicatives particulières (augmentations salariales, améliorations des conditions de travail, etc.) et les demandes générales.

Vient peut-être de là l'erreur d'évaluation de la gauche brésilienne en 1964. Dans la plupart des analyses de conjoncture réalisées à cette époque, on évaluait que le pays s'acheminait vers une situation où les travailleurs allaient gagner beaucoup plus de pouvoir qu'auparavant. Dans ces évaluations, on invoquait souvent les grandes mobilisations de masse que le mouvement syndical avait réussi à organiser comme une preuve de la radicalisation et du niveau de conscience de classe des travailleurs brésiliens. Cependant, lors du coup d'Etat de 64, le mouvement syndical fut incapable de réagir et d'organiser des manifestations de résistance aux Militaires.

Dans la littérature sociologique brésilienne consacrée au mouvement ouvrier antérieur à 1964, il est devenu courant, à l'instar des travaux de Francisco Weffort (1973 ; 1978a et 1978b), de porter un jugement négatif sur le rôle du mouvement syndical et de la gauche nationaliste (y compris le PCB) dans la vie politique brésilienne. On reproche souvent aux leaders syndicaux d'avant 1964 de ne pas avoir misé sur l'organisation des travailleurs sur les lieux de travail et d'avoir surestimé le pouvoir dont ils jouissaient auprès des politiciens populistes, du Président de la République, surtout.

Sans vouloir nier le bien fondé empirique de ces recherches, il nous semble qu'elles font porter à la gauche d'une manière générale, et au mouvement syndical en particulier, une responsabilité surestimée. Tout se passe dans ces recherches comme si le coup d'Etat de 64 avait pu être évité si les leaders syndicaux avaient développé des organisations de base sur les lieux de travail ; sans prendre en compte, ni les rapports de force dans la société brésilienne ni les représentations sociales des propres syndicalistes (et des travailleurs) de l'époque.

Or, ainsi faisant on oublie que le pouvoir de résistance du syndicalisme n'est jamais donné par la seule capacité endogène de ce mouvement. Là où le mouvement syndical a réussi à jouer un rôle important pour la défense de la démocratie 134 , les syndicats ont su allier une influence sur l'ensemble de la société civile à une organisation de base importante. En ce sens, le mouvement syndical dépassait de beaucoup les simples cadres des relations professionnelles pour acquérir une dimension politique.

Cela ne signifie pas que les syndicalistes brésiliens n'ont pas été séduits par les avantages du pouvoir, par leur proximité avec les centres de pouvoir en tout cas, ni qu'ils n'ont pas négligé le travail d'organisation des bases ouvrières. Les critiques qui pointent ces caractéristiques du mouvement syndical brésilien sont assez bien argumentées empiriquement pour que nous ne voulions nous y opposer. Cependant, davantage que de mettre l'accent sur les erreurs des syndicalistes nous avons besoin de comprendre pourquoi les choses se sont passées ainsi.

De surcroît, nous ne pouvons pas comprendre comment le coup d'Etat a pu s'organiser si facilement sans faire référence au soutien de la classe moyenne aux Militaires, ni aux représentations sociales associées aux Militaires dans la société brésilienne à cette époque. Autrement dit, il faut comprendre le syndicalisme brésilien durant la période 60 à 64 dans les contextes d'action qui étaient donnés par la conjoncture brésilienne.

S'il y a une chose que ces chercheurs laissent dans l'ombre, c'est justement la conception du pouvoir, c'est-à-dire l'Anthropologie Politique, dans la société. Le coup d'État de 1964 n'a pas seulement démontré la faiblesse des mouvements populaires à faire valoir leurs revendications. C'est aussi l'effondrement du champ politique dans la société. Il exprime l'incapacité de la société civile à soutenir la régulation politique. Cela est vrai aussi bien pour les groupes de gauche que pour les forces conservatrices, car à la suite de la prise du pouvoir par les Militaires, tous les politiciens civils seront éloignés de l'exercice réel du pouvoir. De ce point de vue, 64 fut une défaite non seulement pour les politiciens populistes mais aussi pour la droite, y compris pour celle qui avait encouragé les Militaires. C'est en effet la défaite du "politique", car c'est toute la classe politique qui fut remise en cause en 1964.

De plus, les relations de pouvoir au Brésil, aussi bien dans la sphère privée que publique, ont toujours été des relations extrêmement autoritaires et violentes. Depuis la découverte du pays, la force et la violence l'ont toujours emporté sur la concertation; surtout quand il s'agissait des revendications des classes populaires, considérées comme le rebut, comme des sous-races, incapables de prendre en charge leur propre destin. La peur provoquée par les politiciens populistes vient en grande partie de la peur de ces masses "incultes", de la peur des "classes dangereuses", de la peur du renversement de l'ordre social établi ; cela était peut-être plus fort que la peur du communisme.

Mais, en même temps, le culte de la personnalité des leaders et le désir des populistes (et des politiciens de gauche en général) de devenir des interprètes du "peuple", d'exercer le pouvoir avec le soutien des classes populaires, mais sans leur participation, expriment quelque part la même conception. On saisit bien par là, que aussi bien la gauche que la droite brésilienne partageaient certaines représentations sociales sur le pouvoir et sur les classes populaires au Brésil.

Par ailleurs, l'anthropologue Roberto da Matta a mis en lumière certains mécanismes qui montrent comment l'autoritarisme se manifeste même dans les rapports interpersonnels dans la société brésilienne. Selon lui, l'autoritarisme transparaît dès l'utilisation d'expressions linguistiques du type "est-ce que vous savez avec qui vous parlez ?", si fréquentes dans la vie courante du pays, surtout dans les rapports entre individus issus de classes sociales différentes. Cet auteur va jusqu'à suggérer que la peur des classes moyennes vis-à-vis du populisme tenait au fait que le populisme, bien ou mal, signifiait une certaine inversion de l'ordre symbolique. Faute de changer l'ordre social en vigueur, le populisme représentait l'accès à une certaine dignité, sur le plan symbolique, pour les classes populaires.

Il est de peu d'importance, ici, qu'au niveau du pouvoir les travailleurs aient été manipulés par leurs leaders populistes. Il est peu important également que le pouvoir des syndicalistes populistes ait résulté de leur "intimité" avec les politiciens populistes du gouvernement plutôt que de leur réelle capacité à mobiliser leurs bases. A notre avis, le plus important concernant ce thème, est que la visibilité politique de ces syndicalistes rendait plus aisée la diffusion de représentations sociales dans lesquelles les classes populaires apparaissaient comme un groupe ayant autant de droits que les autres groupes de la société – et non comme "le rebut" de la société, telles que les portaient les représentations traditionnelles au Brésil.

C'est cela qui paraissait inadmissible aux yeux des conservateurs de tous bords ; surtout après 1961, quand la mobilisation populaire touche aussi les paysans sans terre, les exclus des exclus de la société brésilienne. Cette peur des masses se retournera aussi contre les leaders populistes, jugés comme de faux prophètes, des "messies charlatans". C'est ainsi qu'un article paru dans une revue considérée comme libérale rapportait la victoire de Getúlio Vargas en octobre 1950 :

‘<< Le 3 octobre, à Rio de Janeiro, il y avait un demi-million de misérables, analphabètes, mendiants affamés et déguenillés, esprits refoulés et justement peinés – individus que l'abandon des hommes avait rendus désagréables, méchants et vengeurs ; ils sont descendus des bidonvilles entraînés par le chant de la démagogie que l'on hurlait des fenêtres et des automobiles, pour voter dans le seul espoir qui leur restait : celui qui se proclamait le père des pauvres, le messie charlatan ...>> (cité in Weffort, 1986 : 22). ’

Dans ces conditions, nous pouvons comprendre que le coup d'Etat de 1964 ne représente pas seulement la répression contre les politiciens et syndicalistes national-populistes. Ce coup d'Etat représente aussi une sorte de légitimation par la force de l'ordre symbolique élitiste. La légitimation d'un ordre où les préjugés contre le peuple devenaient en quelque sorte une idéologie d'Etat. A ce propos, l'écrivain et militant noir Abdias do Nascimento (1982) cite une publication du Ministère des Relations Extérieures du Brésil du début des années 70 où l'on affirmait que la population brésilienne était en majorité blanche, la composante noire ou indienne n'y étant que résiduelle ; autrement dit, pour l'Etat brésilien d'après 1964, il était honteux de reconnaître que la moitié de la population brésilienne avait des origines indiennes ou africaines.

En faisant taire les tenants du populisme et du nationalisme (y compris la majorité des syndicalistes actifs d'avant 1964) les forces ayant soutenu le pronunciamiento d'avril 1964 auront voulu, en vérité, faire taire les contestataires d'un ordre social et symbolique autoritaire. Malgré l'incapacité des nationalistes à organiser une résistance contre ce mouvement conservateur, on ne peut leur nier le mérite d'avoir remis en cause cet ordre symbolique, raison qui explique d'ailleurs le soutien populaire dont ils jouissaient. Par la suite, cet ordre ne sera sérieusement contesté à nouveau qu'après le renouveau des mouvements populaires (des mouvements soutenus en général par l'Église proche de la Théologie de la Libération) et avec l'émergence d'un mouvement syndical plus autonome vers la fin des années 70. C'est dire combien le coup d'Etat a réussi le pari de ses promoteurs : rayer le national-populisme de la carte politique brésilienne.

Il n'y a pas de raison de supposer que le cours de l'histoire aurait pu changer si certaines options politiques avaient été prises. Dans l'analyse que nous essayons de développer ici, si le populisme était autant suivi par les acteurs à l'époque, c'est que dans les évaluations que ces acteurs (pas seulement les politiciens et syndicalistes nationalistes, d'ailleurs) faisaient de leur situation, le national-populisme apparaissait comme une forme d'action légitime et viable ; il était une forme d'action significative au niveau cognitif.

Il faut prendre en compte ce phénomène dans la logique sociale propre au développement historique de la société brésilienne. Il faut comprendre le populisme, ses faiblesses et ses atouts, dans la configuration socio-politique de l'époque, ce qui signifie, prendre en compte les visions du monde, les mentalités qui y prévalaient. En ce sens, force est de reconnaître que pour l'ensemble de la gauche à l'époque, le national-populisme était le moyen le plus sûr, et de consolider la démocratie brésilienne, et d'oeuvrer pour rendre possible une révolution socialiste dans le futur.

La question n'est pas tant de mettre l'accent sur les erreurs d'évaluation de la situation brésilienne dans une telle perspective, mais de savoir pourquoi cette vision était si répandue à l'époque.

Relativement à la faible résistance qui a été opposée au pronunciamiento de 1964, il ne faut pas négliger les représentations positives qui entouraient l'Armée à cette époque. L'Armée était considérée comme une institution non corrompue, "apolitique", sévère et violente parfois, mais juste. Tandis que les politiciens traditionnels et les institutions politiques d'une manière générale étaient vus comme à l'opposé de tout cela ; ce qui d'ailleurs était considéré comme inhérent au principe politique même. Il y avait plus qu'une simple volonté d'interpeller les Militaires, plus qu'un instinct de survie politique, dans les constants appels à l'esprit patriotique de l'Armée, adressés par les politiciens de droite, par les populistes et, même, par les communistes. Il y avait aussi un véritable culte à l'honnêteté des forces armées.

C'est ainsi que la Commission Générale des Travailleurs, organisation créée par les syndicalistes nationalistes et communistes, démontrait sa confiance dans l'esprit civique des Militaires peu de temps avant le coup d'Etat de 1964 :

<< La COMMISSION GÉNÉRALE DES TRAVAILLEURS, après avoir fait une analyse des derniers événements politiques et des perspectives de victoire du mouvement nationaliste et démocratique dans les jours actuels, est arrivée aux conclusions suivantes :’ ‘(...)’ ‘3- L'unité des patriotes démocrates et nationalistes – représentée par l'union des travailleurs, des paysans, des étudiants, des députés nationalistes et des secteurs les plus authentiques de nos Forces Armées, qui ont démontré plusieurs fois leur amour pour la démocratie et pour les plus légitimes aspirations populaires 135 – ouvre le chemin pour le progrès pacifique et établit les conditions du bien-être et du bonheur de notre Patrie.>> (Manifeste de la CGT au début de l'année 1964, publié le 4/01/64 dans O PETROLEIRO, journal d'information des Syndicats des Travailleurs du Pétrole de Bahia).’

Dans les représentations que l'on avait des Militaires, les Forces Armées étaient considérées comme des institutions fiables, dignes de la confiance du peuple. Ce qui s'explique par l'histoire brésilienne où l'Armée a toujours joué, dès l'adoption de la République en 1889, un rôle médiateur dans les querelles de pouvoir.

Ce fut ainsi en 1930, quand Vargas arrive au pouvoir porté par les jeunes officiers de l'Armée. Ce fut ainsi aussi en 1937, quand Vargas instaure la dictature de l'Etat Nouveau avec le consentement des Militaires. De même, les pressions pour la démocratisation en 1945 furent rendues possibles par le soutien de l'Armée. En 1954, ce fut un ultimatum de l'Armée qui mena Vargas au suicide. Et, en 1956, c'est grâce à l'action de Militaires nationalistes que Juscelino Kubitschek, politicien proche du varguisme, put être intronisé à la Présidence de la République, dont l'élection était contestée par les secteurs conservateurs.

Dans la volonté de gagner la sympathie des Militaires nationalistes, la gauche brésilienne finissait par légitimer le rôle de l'Armée en tant qu'institution régulatrice des conflits politiques ; exactement de la même manière que la droite conspiratrice. Toutefois, ce n'est pas la gauche qui a créé ces représentations autour de l'Armée 136 . Si la gauche n'a pas été capable de se rendre compte du caractère suicidaire de sa stratégie politique, c'est que les hommes et femmes qui la composaient partageaient avec l'ensemble de la population brésilienne une confiance dans le caractère essentiellement nationaliste et démocratique des Forces Armées. Il pouvait exister de mauvais soldats, mais en tant qu'institution, l'Armée était représentée comme une des seules institutions "propres" de la société brésilienne. C'est seulement à partir de 1964, et de la répression politique qui suivit, que ces représentations commenceront à être contestées plus explicitement par les militants de la gauche et par les autres forces partisanes de la démocratie au Brésil.

Quoi qu'il en soit, les principales tendances du syndicalisme brésilien jusqu'à 1964 allaient marquer profondément les pratiques syndicales des travailleurs du pétrole de Bahia, au cours des premières années de vie de leurs syndicats. Ce que nous allons pouvoir suivre au cours d’autres chapitres de ce texte.

Notes
128.

Il obtient 49 % des voix, contre 30 % et 21 % pour ses deux adversaires.

129.

Ainsi, en 1951, le gouvernement révoque la loi selon laquelle tous les leaders syndicaux ou candidats à des postes de direction dans les syndicats devaient fournir une attestation d'antécédents idéologiques qu'ils devaient se procurer auprès de la Police. C'était un moyen, en vérité, pour repérer et éloigner des syndicats les militants communistes.

130.

Nous utilisons ici les informations présentes chez Rodrigues (1981).

131.

Il s'agit du futur Président de la République, Jânio Quadros.

132.

Nous avons puisé chez Leite(1986) les informations concernant cette grève.

133.

Politicien considéré comme l'héritier politique de Getúlio Vargas ; il avait commencé sa carrière politique nationale comme Ministre du Travail en 1953, époque où il a pu se bâtir une réputation de proximité avec les leaders syndicaux. Élu Vice-Président en 1956 et en 1960, il devient Président à la suite de la démission du Président Jânio Quadros en août 1961.

134.

Voir les textes réunis par les soins de O'Donnell et Schmitter (1988).

135.

Souligné par nous.

136.

Nous verrons plus loin qu'une des principales conséquences de la prise du pouvoir par les Militaires fut de salir l'image de l'Armée dans les représentations politiques brésiliennes.