7.6. La création des centrales syndicales ou l'institutionnalisation des différences entre les syndicalistes brésiliens.

La création du PT eut des retentissements très importants dans le syndicalisme brésilien. Non seulement parce qu'une partie significative des syndicalistes les plus engagés dans la lutte démocratique y participa, mais aussi parce que cela rendra plus difficiles les négociations pour la création d'une centrale syndicale dans le pays. Les syndicalistes liés aux partis communistes, ou ceux proches du PMDB, ne voyaient pas d'un bon oeil la création d'un parti qui allait leur disputer l'influence auprès des travailleurs.

Malgré tout, les négociations pour la création d'une centrale syndicale entre les principales tendances syndicales, en dépit de la loi interdisant de telles organisations, avancent dans les premières années de la décennie 80 ; cela avec la réalisation de plusieurs rencontres et congrès de travailleurs, lesquels ont compté également avec la participation de militants des mouvements sociaux 156 . Car l'idée de départ était de créer une centrale très étendue, une centrale capable d'articuler aussi bien les mouvements des travailleurs urbains et ruraux, que les mouvements sociaux non organisés par des syndicats. Le but affiché d'une telle organisation était de faire reconnaître dans la société brésilienne la citoyenneté des classes sociales les plus démunies du pays.

La mise en place d'un tel projet était loin d'être consensuelle. En effet, la division au sein des syndicalistes deviendra plus visible lors de la réalisation, en août 1981, de la Conférence Nationale de la Classe Travailleuse (CONCLAT), qui réunit plus de 5.000 représentants des travailleurs brésiliens. Les divergences les plus marquées entre les syndicalistes concernaient plusieurs thèmes : la question de la pluralité syndicale, les difficultés pour trouver un accord sur le délai nécessaire à l'organisation d'un congrès pour la création d'une centrale syndicale, et la proposition des groupes les plus à gauche de réaliser une grève générale pour obliger le gouvernement à changer sa politique économique.

Selon Leôncio Martins Rodrigues (1991), les syndicalistes brésiliens étaient divisés en quatre groupes principaux : 1) les syndicalistes liés au Parti Communiste Brésilien (PCB) et à d'autres groupes de la gauche traditionnelle ; ce groupe, dénommé Unidade Syndical (Unité Syndicale) était opposé à la création du PT et craignait que les mobilisations des travailleurs ne causent des préjudices à l'instable processus de démocratisation ; ils défendaient, en outre, l'unicité et la législation syndicale du pays ; 2) Le groupe de syndicalistes dits "authentiques", qui était à l'origine de la plupart des grèves réalisées dès 1978 ; ce groupe, sans liens partisans avant la création du PT, était pour la liberté, l'autonomie et la pluralité syndicale ; il proposait aussi une présence plus effective des syndicats sur les lieux de travail et la fin de la législation syndicale ; 3) les Oppositions Syndicales, groupes de militants syndicaux opposés aux syndicalistes "pelegos" dans les syndicats officiels ; certains de ces groupes fonctionnaient presque comme des syndicats parallèles, avec une presse écrite propre ; idéologiquement les militants de ces oppositions étaient liés à l'Église progressiste ou à des groupes trotskistes de conceptions spontanéistes ; eux aussi, étaient pour la fin de la législation syndicale et pour la liberté et l'autonomie des syndicats ; 4) l'extrême gauche, composée de groupes d'idéologie stalinienne qui envisageaient les syndicats comme des moyens de lutte pour l'instauration du socialisme.

En raison de ces différends, les syndicalistes déjà engagés dans la création du PT prennent l'initiative de fixer pour août 83 la réalisation du congrès pour la création de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT), voulant ainsi créer un fait accompli aux groupes plus réticents à l'idée d'une centrale syndicale. Cela institutionnalise les divergences entre les principaux groupes syndicaux du pays, car les tendances rivales de la CUT vont s'organiser pour créer une autre centrale syndicale, la CGT (Centrale Générale des Travailleurs) en mars 1986.

La CUT proposait un changement radical de la société brésilienne. Outre la suppression de la législation syndicale mise en place par Vargas dans les années 30 et toujours en vigueur, le programme de la centrale revendiquait aussi la convocation d'une assemblée nationale pour la rédaction d'une nouvelle constitution, la mise en place d'une réforme agraire sous contrôle des travailleurs, le non paiement de la dette extérieure, la défense des entreprises nationales, etc. De même, la grève générale était considérée comme le moyen de pression par excellence pour obliger le gouvernement à mettre en place ce programme.

Sur le plan strictement syndical, le programme de la Centrale revendiquait la liberté et l'autonomie des syndicats, ainsi que la fin de l'unicité syndicale. Sur le plan idéologique, la CUT se réclamait du socialisme, mais en faisant une différence entre "le socialisme réel" de l'URSS et des pays de l'Europe de l'Est et un "autre" socialisme ; il s'agissait plutôt de construire un socialisme démocratique, où la propriété des moyens de production ne serait pas un prétexte à la restriction des libertés individuelles et démocratiques.

La CGT, à l'inverse, avait un tout autre programme. Regroupant des syndicalistes liés aux partis communistes et au PMDB, cette centrale syndicale avait un éventail de revendications beaucoup moins radical. Elle défendait la législation syndicale en vigueur, surtout le principe de l'unité syndicale et de certaines cotisations obligatoires des travailleurs 157 , considérées comme la garantie du maintien du pouvoir syndical face aux stratégies patronales. Au niveau pratique, les syndicalistes liés à la CGT proposaient une sorte de "syndicalisme de résultats" : loin de vouloir renverser le capitalisme, il était plutôt question de négocier avec les patrons, dans les limites capitalistes, des avantages supplémentaires pour les travailleurs. Pour ces syndicalistes 158 , la grève ne pouvait être que le dernier recours dans les négociations collectives entre patronat et syndicats.

En ce sens, ce "syndicalisme de résultats" était le contraire du "syndicalisme conflictuel" de la CUT, lequel voyait dans la grève le principal moyen pour obliger les patrons à céder devant les revendications des travailleurs 159 . Le plus important à noter ici, est que, en dehors des divergences propres à chaque centrale syndicale, le syndicalisme brésilien sera dorénavant scindé en deux logiques différentes : celle qui privilégie la confrontation comme moyen d'expression des travailleurs et celle qui donne une place importante à la négociation pour la résolution des conflits de travail.

A certains égards, ces deux logiques s'affrontaient même à l'intérieur des centrales syndicales. Surtout au sein de la CUT, où les tendances les plus à gauche tendaient à envisager les grèves comme un moyen de politisation des travailleurs – les grèves étaient vues comme un moyen de démasquer l'exploitation capitaliste – et les tendances liées aux syndicalistes dits "combatifs", qui envisageaient les grèves comme un moyen de pression sur le patronat. Pour ces derniers, responsables des grèves de la fin des années 70, le but de ces actions était d'obtenir de meilleurs accords pour les travailleurs et d'obliger le gouvernement à prendre au sérieux les revendications de la classe ouvrière. En ce sens, même s'ils avaient une vision positive des grèves, ils étaient conscients du besoin de négocier avec les patrons, ce que les tendances de gauche leur reprocheront lors des querelles internes 160 .

Du côté de la CGT, bien que la négociation et les compromis entre travailleurs et patronat ou entre syndicats et gouvernement ne fussent pas stigmatisés, des liens trop étroits entre certains membres de la centrale et des politiciens de la droite brésilienne n'étaient pas bien vus de tous. En effet, ce furent les accords passés, par le groupe de Medeiros et Magri, avec des politiciens de droite, pour épargner la législation syndicale, lors des travaux d'élaboration de la nouvelle Constitution du pays, qui provoquèrent la scission de la Centrale en 1989. Cette scission donna lieu à trois organisations distinctes, la Corrente Sindical Classista, liée au Parti Communiste du Brésil (PCdoB) 161 qui allait opter pour une alliance avec la CUT, par la suite ; la Confédération Générale du Travail (CGT) sous le contrôle des "syndicalistes de résultats", marquée par une proximité avec les forces politiques de droite ; et la Centrale Générale des Travailleurs (CGT), liée au Parti Communiste Brésilien (PCB) et à des factions du PMDB : elle se veut une alternative au "radicalisme" de la CUT et à l'immobilisme de l'autre CGT (la Confédération Générale du Travail).

Pour compléter le tableau de la réorganisation syndicale, il faut mentionner aussi la création de la Force Syndicale, centrale créée en mars 1991 par Luis Antônio Medeiros, le président du puissant syndicat des "métallos" de la ville de São Paulo. Soucieux de se démarquer de l'image trop conservatrice qui collait à l'action des CGT, Medeiros essayera de donner à la nouvelle organisation une image d'alternative aux autres centrales, notamment par rapport à l'action jugée trop radicale de la CUT. Il réussira en partie son pari, car la Force Syndicale deviendra vite, au cours des années 90, la deuxième centrale syndicale du pays, profitant surtout du délabrement interne des CGT.

En vérité, cette scission de la CGT originelle est le reflet du gain d'influence de la CUT sur l'échiquier syndical brésilien. Dans une conjoncture économique d'inflation sans contrôle et de chute des salaires réels, la culture du conflit de la CUT était beaucoup plus attractive que les discours conciliateurs des syndicalistes liés aux centrales syndicales rivales. Ce qui explique la montée en puissance de la CUT, surtout auprès des grandes industries privées et du secteur public.

Malgré les difficultés pour évaluer l'influence d'une tendance syndicale par le biais de données statistiques, il est possible d'affirmer que la CUT devient la plus importante Centrale syndicale du pays à la fin des années 80. Selon des données citées par Rodrigues (1991 : 40), au début des années 90 la CUT était la Centrale Syndicale ayant le plus grand nombre de syndicats associés (1.600), contre 1.100 syndicats pour la Confédération Générale des Travailleurs, 783 syndicats pour la Force Syndicale, 500 syndicats pour la Centrale Générale des Travailleurs et 1.000 syndicats pour l'Union Syndicale Indépendante (centrale syndicale regroupant des représentants de Fédérations et Confédérations, sans réelle représentation parmi les travailleurs brésiliens). Le même auteur reconnaît, cependant, que ces données – fournies par les centrales – ne présentent une relative fiabilité que pour celles qui concernent la CUT, la centrale la plus organisée et ayant des statistiques mises à jour plus fréquemment.

L'influence de la CUT peut être aussi évaluée par le fait qu'elle était plus présente, en 1990, dans les grands syndicats des travailleurs industriels et de services du secteur privé et dans les secteurs nationalisés de l'économie, historiquement les secteurs où les travailleurs étaient les plus organisés du pays (Rodrigues, 1990 : 119). Par ailleurs, selon des informations données par les dirigeants de la centrale à la presse, la CUT représenterait, en 1994, environ dix-huit millions de travailleurs (sur une population salariée d'environ soixante millions) 162 .

De ce fait, il n'est pas erroné d'affirmer que cette centrale était hégémonique au sein des secteurs les plus dynamiques de l'économie brésilienne (les grandes industries privées et les grandes entreprises nationales). Ce qui expliquerait aussi bien son pouvoir de pression sur les politiques économiques mises en place par les gouvernements de la période – par le biais de grèves générales et de grèves nationales –, que la volonté des entrepreneurs de voir se développer dans le paysage syndical brésilien des forces plus propices à la négociation 163 .

Notes
156.

Ces rencontres et Congrès commencent à se tenir dès l'année 1979 ; elles furent importantes pour rapprocher les syndicalistes "authentiques" des leaders des mouvements sociaux liés à l'Église, fait important dans la décision de création du PT.

157.

Surtout l'impôt syndical, cotisation touchant tous les travailleurs du Brésil, syndiqués ou pas, correspondant à une journée de travail par an. Cet impôt est important car il était la principale ressource des Fédérations, Confédération et des petits syndicats, ayant peu d'associés.

158.

Dont les plus connus étaient le président du Syndicat des Travailleurs de la Métallurgie de la ville de São Paulo –le plus grand syndicat du pays avec plus de 400.000 associés–, Luis Antônio Medeiros, et le président du Syndicat des Travailleurs de l'Entreprise d'énergie Électrique de l'État de São Paulo, Rogério Magri, connu pour ses relations avec le syndicalisme nord-américain.

159.

Pour la définition des profils idéologiques des deux principales centrales syndicales créées dans les années 80, nous nous sommes servi des travaux de plusieurs chercheurs, parmi lesquels : Rodrigues (1990 et 1991), Alves (1987), Almeida (1986), Aparecido (1986), etc.

160.

Sur les divergences entre les tendances qui composent la CUT, voir le travail de Rodrigues (1991) sur les militants et l'idéologie de cette centrale syndicale.

161.

A ne pas confondre avec le Parti Communiste Brésilien (PCB).

162.

In A FOLHA DE SÃO PAULO, 16/03/94.

163.

Sur ce dernier point, les principales centrales syndicales rivales de la CUT étaient financées par des groupes préoccupés par l'influence de la CUT dans le syndicalisme brésilien à partir de la deuxième moitié des années 80. Ainsi, par exemple, la CGT unifiée de 1986 était financée, par le biais de Rogério Magri, par des entités syndicales nord-américaines (Rodrigues, 1991 : 38) ; de même, selon l'entretien de Luís Antônio Medeiros publié dans le journal A FOLHA DE SÃO PAULO du 24/03/95, plusieurs entrepreneurs ont aidé financièrement à la création de FORçA sindical.