7.6.1. La conjoncture des années 80

L'ensemble de ce processus de réorganisation du mouvement syndical, dès le début des années 80, se fait dans une conjoncture politique, économique et sociale très mouvementée.

Tout d'abord, sur le plan politique, cette période est marquée par le retour de la démocratie. Après une période d'instabilité politique et de crise de légitimité du régime autoritaire, les militaires abandonnent formellement le pouvoir en 1985, sous la pression d'importantes manifestations populaires 164 . Toutefois, ils réussirent à imposer la mise en place d'élections présidentielles par le Congrès National et non au suffrage universel, comme le demandaient les forces d'opposition. Face à une croissante insatisfaction populaire, les forces politiques soutenant les militaires se décomposent, permettant ainsi au principal parti d'opposition, le PMDB, d'élire le président de la République. Mais cela, seulement après un accord avec les forces dissidentes du gouvernement établissant que le président serait du PMDB et le vice-président un politicien issu du gouvernement militaire. Cependant, le président ainsi élu, Tancredo Neves, meurt avant même d'être intronisé. Son vice-président, José Sarney, politicien originaire du Nord-Est et ayant fait sa carrière à l'ombre du pouvoir militaire, prend alors ses fonctions.

Ainsi, la démocratisation brésilienne présente la particularité d'avoir été négociée par l'opposition avec des groupes politiques issus du régime autoritaire ; de plus, par la force des circonstances, le contrôle de ce processus reviendra à un politicien ayant servi la dictature des militaires par le passé. Ce qui amène certains chercheurs à considérer la démocratisation brésilienne comme le résultat d'un pacte entre les élites, comme une transition négociée 165 .

Tout cela discrédite le gouvernement Sarney, lui conférant une faible légitimité. D'autant plus que les difficultés économiques du pays, devenues plus conséquentes à partir de la crise de la dette extérieure de 1982, ne cessaient de s'accroître. Cela est surtout vrai en ce qui concerne les difficultés de contrôle de l'inflation et le ralentissement de la croissance économique : par exemple, le PIB "par tête" brésilien de 1985 était pratiquement le même que celui de 1980, tandis que le taux d'inflation se maintenait au-dessus de 200 % par an (234 % en 1985).

Voulant dépasser ces difficultés, le gouvernement mettra en place, en mars 1986, un Plan économique (le Plan Cruzado) basé sur le gel des prix et sur le changement de monnaie ; ce Plan valut une immense popularité au gouvernement mais, au niveau économique, échoua dans ses objectifs initiaux. Ce qui obligea le gouvernement à mettre en place, dès novembre 1986, un deuxième Plan (le Plan Cruzado II) mettant fin au gel des prix. Ce deuxième Plan économique (plus impopulaire que le premier) ayant été mis en place quelques jours seulement après la réalisation d'élections législatives – où, sous la promesse du maintien du gel des prix, les Partis du gouvernement sortirent largement vainqueurs – les deux centrales syndicales alors existantes (CUT et CGT) réussirent à organiser une grève générale d'un jour, le 12/12/86.

Cette grève, qui selon les données publiées par les centrales, fut suivie par 24 millions de travailleurs à travers le pays (10 millions selon le gouvernement), démontre combien le syndicalisme et les grèves constituaient des moyens aussi bien pour lutter pour des améliorations salariales et des conditions de travail, que pour rendre visible l'insatisfaction des travailleurs face à certaines pratiques politiques en vigueur dans le pays. Le syndicalisme, comme nous le rappelle Durham (1984), tout comme les mouvements sociaux, était un moyen d'affirmation de la citoyenneté des groupes sociaux mis à l'écart des jeux de pouvoir dans la société. Ainsi, le relatif succès de cette grève générale est dû en grande partie à son caractère contestataire, vis-à-vis de l'utilisation politique de mesures économiques prises par le gouvernement, et de l'incapacité de celui-ci à enrayer l'inflation.

Par ailleurs, le problème de l'inflation apparaissait comme un des problèmes les plus graves du Brésil. Le tableau ci-dessous montre combien l'augmentation du nombre de grèves dans le pays suit de près la montée de l'inflation. Non que l'inflation et, en conséquence, la perte de pouvoir d'achat des travailleurs puissent être indiqués comme les seules causes du développement des grèves ; il ne faut pas négliger l'affaiblissement du contrôle étatique sur les syndicats et la réorganisation syndicale qui suivirent la libéralisation politique de la société brésilienne à partir de 1985. Toutefois, il n'en reste pas moins vrai que la conjoncture économique difficile du pays (inflation croissante, alliée à une croissance économique capricieuse) demeurait une des questions les plus sensibles dans la société brésilienne.

Les grèves et mobilisations syndicales seront le moyen privilégié par les travailleurs pour combattre les effets pervers de cette conjoncture économique. Cela fut d'autant plus aisé que le Ministre du Travail du gouvernement Sarney adopta une position de non intervention dans les affaires syndicales ; ainsi, des pratiques telles que les suspensions de directions syndicales, l'annulation des élections dans les syndicats, l'imposition faite aux syndicats d'assurer certains services sociaux, etc. – pratiques assez courantes au cours des années de dictature – disparaissent complètement.

Cette libéralisation dans les rapports entre les syndicats et le Ministère du Travail, facilitera le travail des militants syndicaux et rendra les directions syndicales moins réticentes dans leurs appels à la grève, expliquant ainsi l'extraordinaire augmentation du nombre de grèves au cours des années 80.

Nombre de grèves et journées perdues au Brésil (1978-1987)
ANNÉE NOMBRE DE GRÈVES JOURNÉES PERDUES µ (en millions) TAUX D'INFLATION
( %)
1978* 118 1,9 40,8
1979* 246 20,8 77,2
1980* 144 13,9 110,2
1981 150 7,0 95,2
1982 144 5,2 99,7
1983 393 13,2 211,0
1984 618 14,0 223,7
1985 927 76,6 233,7
1986 1.665 53,1 62,4
1987 2.188 132,3 366,0
Source : Noronha, 1991 : 129-134.
* En raison de l'utilisation d'une autre méthodologie, les données utilisées par Noronha (1991) en ce qui concerne le nombre de grèves pour les années 1978, 1979 et 1980 sont différentes de celles utilisées par Almeida (1987), citées auparavant.
µ Le calcul des journées perdues dans l'année est le résultat de la multiplication du nombre de travailleurs en grève par le nombre de jours non travaillés.

Ainsi, on peut affirmer qu'une des caractéristiques les plus remarquées du mouvement syndical brésilien dans les années 80, fut sa réactivité, aussi bien à la conjoncture économique, qu'aux changements de conjoncture politique du pays. Il n'est pas surprenant, donc, que l'année où le mouvement syndical brésilien organisa le plus de grèves au cours de la décennie fut l'année 1989. En effet, avec un total de 240 millions de journées perdues, les syndicats furent presque deux fois plus actifs cette année-là qu'en 1988 et en 1987 (quand le nombre de journées perdues avoisine les 130 millions), les deux années les plus marquées par les grèves jusqu'alors 166 . Ce qui s'explique, d'une part, par une impressionnante inflation cette année-là (1.900 % ) et, d'autre part, par la réalisation des premières élections présidentielles depuis 1960 ; d'autant plus que, lors de ces élections, le candidat du PT, Lula, soutenu par une grande partie du mouvement syndical, réussit à devenir le candidat de gauche le plus plébiscité, polarisant l'élection avec le candidat gagnant.

Notes
164.

L'opposition a dû négocier avec les militaires et les forces de droite un accord, notamment après que le Congrès eut décidé que les élections présidentielles se feraient par voie indirecte ; cela malgré le fait que d'importants rassemblements populaires (certains avec plus d'un million de personnes) eurent lieu durant toute l'année 1984 pour demander la mise en place d'élections directes.

165.

C'est dans ces termes que Guillermo O'Donnel et Philippe Schmitter (1988) l'interprètent, par exemple.

166.

In Noronha, 1991 : 122.