7.6.2. Les faiblesses des syndicats

Pour certains chercheurs, ainsi que pour une partie des syndicalistes de gauche, cette dépendance du syndicalisme brésilien face aux facteurs conjoncturels serait la conséquence de l'incapacité du mouvement syndical brésilien à modifier les lois syndicales en vigueur dès l'époque de l'Etat Nouveau, dans les années 30. C'est la position de Boito (1991), pour qui le syndicalisme brésilien, malgré ses transformations au cours de la décennie 80, reste encore prisonnier du modèle syndical populiste, où la dépendance des syndicats vis-à-vis de l'Etat demeure une caractéristique. Dans cette perspective, le maintien, presque en l'état, de la législation syndicale brésilienne en 1988, lors des travaux de l'Assemblée Constituante, témoigne de ce que les syndicalistes brésiliens, même ceux de la CUT, n'étaient pas si intéressés à établir un système de relations professionnelles basé sur la pluralité, l'autonomie et la liberté syndicale. D'où la faiblesse des syndicats, lesquels ne pouvaient mobiliser les travailleurs que dans des conjonctures politiques et économiques favorables.

Bien qu'elle souligne un fait concret, à savoir le maintien des principaux mécanismes de contrôle de l'Etat sur les syndicats 167 , cette interprétation ne prend en compte ni les rapports de pouvoir dans la société brésilienne, ni l'équilibre des forces entre les principaux groupes sociaux du pays, où les forces conservatrices (majoritaires au Congrès) 168 n'avaient aucun intérêt à promouvoir l'organisation d'un syndicalisme libre de tout contrôle étatique.

De plus, vouloir expliquer la faiblesse d'un mouvement collectif, comme l'est le syndicalisme, par les seuls aspects institutionnels qui le régissent – sans prendre en compte la manière dont ces aspects sont effectivement mis en oeuvre – c'est donner aux règles juridiques un pouvoir de détermination sur la vie sociale difficile à accepter. Bien que les règles et les lois juridiques aient un poids non négligeable dans les rapports sociaux, la mise en application de ces règles et lois dépend en général d'un processus de négociation entre les individus et les groupes sociaux 169 ; dans ce processus, la mise en pratique des lois dépendra toujours de l'état des rapports de force entre les acteurs sociaux dans la société, à un moment donné.

Inversant l'hypothèse selon laquelle la loi syndicale brésilienne déterminait les faiblesses organisatrices de ce syndicat, on pourrait affirmer que c'est justement parce que le syndicalisme brésilien n'était pas si puissant qu'aurait pu le laisser imaginer le nombre de grèves, qu'il n'a pu changer les règles juridiques relatives aux syndicats, un des buts affichés par la tendance syndicale hégémonique. Sans compter le fait qu'il n'existait pas de consensus parmi les syndicalistes brésiliens à propos d'une modification de la structure syndicale du pays (seule la CUT avait un discours franchement favorable à l'adoption de la résolution 87 de l'Organisation Internationale du Travail 170 ), force est de reconnaître que le pouvoir mobilisateur des syndicalistes brésiliens dans les années 80 ne venait pas seulement de leur organisation sur les lieux de travail ou de leur volonté de construire une société socialiste dans le pays.

Le pouvoir mobilisateur des syndicats – pouvoir relatif, car effectif seulement dans des conjonctures particulières – était tout autant une conséquence des demandes de reconnaissance de citoyenneté et d'existence sociale des travailleurs (rendues mobilisatrices par la crise économique) que l'expression de la légitimité des syndicalistes et militants syndicaux, autrement dit de leur visibilité politique, dans le pays.

Ainsi, pour bien comprendre le poids du syndicalisme dans la société brésilienne à partir de 1978, il ne faut pas surestimer la dimension purement syndicale et professionnelle des demandes travaillistes. Il est également important de prendre en compte la visibilité symbolique – le syndicalisme comme élément de contestation des structures autoritaires – que le syndicalisme gagne dans ces années-là ; cela, aussi bien dans les entreprises que dans la société toute entière. Ce qui pourrait expliquer pourquoi, seulement dans des conjonctures économiques et politiques particulières, il était possible aux syndicats de dépasser leurs faiblesses organisationnelles 171 .

C'est parce que les revendications des syndicalistes avaient une visibilité non seulement interne, mais aussi externe, en termes de demandes politiques générales (politique salariale protectrice du pouvoir réel des salaires, démocratie, etc.) que les syndicats réussirent à organiser leurs mobilisations. Ce qui n'aurait pu se faire sans la présence de militants auprès de la base, lesquels avaient une action "d'intellectuels organiques" de classe, selon les termes de Gramsci (1996). Toutefois, l'action de ces militants informels, sans les garanties qu'offrait le statut syndical, n'était possible que dans des conjonctures propices, c'est-à-dire, des conjonctures où les difficultés économiques s'accompagnaient de débats politiques dans la société.

Rien d'étonnant donc à ce que les syndicats les plus actifs et mobilisateurs, dans cette période, aient été ceux qui justement réussirent à concilier des demandes à la fois politiques et spécifiques, ainsi qu'une action syndicale renforcée sur les lieux de travail. Ce qui démontre que les revendications politiques ne sont pas toujours démobilisatrices, cela dépend des conjonctures où ces demandes apparaissent et de la manière dont elles sont intégrées aux discours et aux pratiques des syndicalistes.

Par ailleurs, comme nous le rappellent Tavares (1985) et Noronha (1991), le pouvoir des syndicats dans les relations professionnelles et dans l'organisation des grèves ne s'est pas traduit par leur participation accrue aux décisions gouvernementales sur le plan économique et salarial ; ils n'ont pas eu d'influence, même concernant les questions touchant la sécurité sociale, l'assurance chômage, etc.

Qui plus est, il n'a jamais été possible, non plus, d'établir un Pacte Social entre gouvernement, travailleurs et patronat pour contrôler l'inflation dans le pays ; cela pour plusieurs raisons : en partie, du fait des réticences de la principale centrale syndicale du pays (CUT) à accepter le contrôle des salaires ; en partie aussi, du fait du refus du gouvernement de négocier certains aspects de ses plans économiques ; et, finalement, du fait du manque de représentativité des organisations patronales 172 .

De ce fait, les syndicats, même ceux liés à la Force Syndicale ou aux CGT – reconnus comme étant plus proches des gouvernements –, ne sont pas parvenus à influencer, outre mesure, les politiques mises en place par l'Etat depuis les années 80. Si sur le plan parlementaire l'influence syndicale a été plus importante (dans une large mesure, du fait qu'un bon nombre de parlementaires étaient aussi des syndicalistes), le fait est que le syndicalisme brésilien n'a pas pu institutionnaliser, dans les années 80, le pouvoir mobilisateur dont il faisait preuve dans l'organisation des grèves.

Cette faiblesse est beaucoup plus complexe que ne peut l'expliquer le seul argument de l'acceptation par les syndicalistes brésiliens des limites de la législation syndicale. Cette complexité peut être synthétisée dans la question suivante : les syndicalistes ont profité des facilités de la législation, certes, mais est-ce que cela signifie une véritable acceptation des limites imposées par l'Etat à l'action syndicale ? De plus, les syndicalistes pouvaient-ils, seuls, changer une caractéristique institutionnelle si ancrée dans la société brésilienne que les lois syndicales ?

Du fait que l'étude de l'action syndicale des travailleurs du pétrole nous offre des pistes assez intéressantes pour mieux comprendre cette problématique, nous y reviendrons.

Quoi qu'il en soit, concernant notre thème d'étude, les divisions au sein des syndicalistes brésiliens vont beaucoup marquer la vie interne des syndicats des petroleiros de Bahia. Toutefois, cette influence de la conjoncture nationale sera atténuée, dans l'industrie pétrolière de Bahia, par la préservation des souvenirs de l'époque populiste.

Notes
167.

Ce qui n'est que relatif. La Constituante a préservé l'unicité syndicale, le besoin des syndicats d'être reconnus par l'Etat pour pouvoir représenter une profession, l'impôt syndical, le rôle 'normatif' de la Justice du Travail (laquelle a gardé le pouvoir d'imposer des accords aux travailleurs et entrepreneurs, dans le cas où ils n'y parviennent pas seuls), etc. Toutefois, d'importantes nouveautés ont été introduites : liberté des syndicats d'établir leurs normes internes – y compris la manière de dépenser leurs ressources financières –, fin du contrôle de l'Etat sur les élections syndicales, reconnaissance de la grève en tant qu'instrument de lutte légitime des travailleurs, réduction du pouvoir de l'Etat sur les interventions dans les syndicats, etc.

168.

D'après la presse et les analystes politiques ; dans ce sens, voir l'ouvrage "Quem é quem na Constituição" publié en 1988 par le DIAP.

169.

Idée mise en avant, dans le cadre des sociologies du travail et des organisations, par Reynaud (1989) et par Friedberg (1993).

170.

Laquelle prévoit la pluralité, l'autonomie et la liberté syndicales.

171.

Faiblesses remarquées pour l'ensemble des syndicats brésiliens, sauf quelques cas particulier : les Syndicats des Travailleurs de la Métallurgie de la région de l'ABC dans l'État de São Paulo, quelques syndicats de travailleurs du pétrole, les syndicats des conducteurs des transports urbains dans quelques villes, etc. (Boito, 1991 : 88).

172.

Sur la faiblesse de l'action organisatrice du patronat brésilien, voir : Schneider (1995) et Abramo (1985).