7.7. Le syndicalisme brésilien dans les années 90

A la fin des années 80, la CUT avait réussi à s'imposer comme la centrale la plus importante du pays ; à tel point que même les centrales syndicales rivales durent déterminer leurs stratégies d'action en référence à la CUT et à son modèle conflictuel.

Ce développement de la CUT peut être expliqué de plusieurs façons : d'une part, dans un milieu patronal où les principes de gestion autoritaire étaient dominants, les discours prônant l'organisation des travailleurs par la base avaient un écho certain ; d'autre part, le déséquilibre économique du pays et la mise en place de politiques défavorables aux travailleurs, conféraient aux discours basés sur la lutte de classes beaucoup plus de légitimité que ceux qui proposaient une collaboration entre les classes sociales.

Ainsi, pour de larges franges de travailleurs brésiliens, les discours tenus par les militants et dirigeants de la CUT étaient plus pertinents que ceux des autres centrales.

Dans les années 90, avec la fin du processus de transition démocratique 173 , les syndicalistes brésiliens seront amenés à changer leurs discours. Face à des gouvernements légitimés par le vote populaire, l'argument tant de fois avancé dans les années 80, de l'illégitimité des gouvernements, perdra beaucoup de son pouvoir mobilisateur. Cela reste vrai même pour la période qui suit la destitution du président Collor de Mello 174 , car les principales forces politiques du pays – y compris le PT et les autres partis de gauche – participeront aux pourparlers visant à donner à Itamar Franco, le vice-président de Collor, les conditions pour gouverner.

Ce discours sur le manque de légitimité des gouvernements deviendra encore moins pertinent après 1995, lors de l'accession au pouvoir de Fernando Henrique Cardoso ; en effet, celui-ci remporte les élections présidentielles d'octobre 1994, avec une large majorité des voix, dès le premier tour des élections.

En dehors de ces changements politiques, les transformations sur le plan économique vont confronter les syndicalistes brésiliens à une situation différente de celle des années 80. L'ouverture économique du pays, initiée par Collor de Mello, entraîne un important processus de restructuration et de modernisation technologique dans l'industrie. Ce qui entraîne une diminution du nombre d'ouvriers dans les secteurs industriels les plus dynamiques et, par conséquent, une diminution du nombre de travailleurs associés aux syndicats. Selon des données citées par des syndicalistes du Syndicat des Travailleurs de l'Industrie Métallurgique de l'ABC, à São Paulo, dans la période comprise entre 1990 et 1994, il y eut la suppression d'environ 58.000 postes de travail dans l'industrie automobile de la région, faisant chuter le nombre d'associés du syndicat d'environ 200.000 à 145.000 en 1995 175 .

De même, des données du Ministère du Travail, publiées par le journal A FOLHA DE SÃO PAULO le 15 septembre 1996, montrent qu'il y eut entre 1990 et 1996 la suppression de 2.060.000 emplois du marché du travail formel brésilien. Cette réduction toucha essentiellement l'industrie, car la participation de ce secteur au marché du travail passa de 15,2 % en 1990 à 12,3 % en juin 1996 ; à l'inverse de ce qui se passa dans le secteur tertiaire (17,9 % de l'emploi total en 1990 contre 19,1 % en 1996). Sur la même période, le taux de chômage (selon l'IBGE 176 ) passa de 4,64 % à 5,87 %.

Tout cela dans une conjoncture économique où les taux d'inflation commencent à baisser à partir de 1994, grâce surtout à la garantie de la parité de la monnaie nationale (le Real) avec le dollar, assurée par le Plan Real. Ainsi, si au début de la décennie, les taux d'inflation restaient sans contrôle, à partir de 1994, ces taux baisseront rapidement, ce qui sera un des éléments de la relance économique du Brésil.

Inflation et croissance économique au Brésil (1990-1995)
ANNÉE INFLATION ( %) CROISSANCE PIB ( %)
1990 1.585,20 – 4,6
1991 475,20 0,34
1992 1.149,05 0,82
1993 2.489,11 4,26
1994 929,32 5,94
1995 21,98 4,19
Source : IBGE in FOLHA DE SÃO PAULO, 31/10/96.

Sur le plan syndical, ces années seront aussi marquées par une diminution du nombre de grèves dans le pays. D'après une recherche du IBGE 177 , la moyenne mensuelle de grèves fut de 52 grèves/mois en 1992 et de 61 grèves/mois en 1993, ce qui, comparé aux années antérieures, atteste le déclin, comme forme d'action collective légitime, des grèves : en 1989 la moyenne fut de 183 grèves/mois, de 163 grèves/mois en 1990 et de 90 grèves/mois en 1991.

Cette tendance à la diminution du nombre de grèves déclenchées par les travailleurs allait s'infléchir dans les années 95 et 96, mais jamais pour atteindre les niveaux de la fin des années 80 : selon une recherche réalisée par l'IPEA 178 , le nombre de grèves entre janvier et juillet 1995 fut de 690 ( en moyenne 98 grèves/mois), auxquelles participèrent 1,9 millions de travailleurs (ce qui fait une moyenne de 2.828 travailleurs par grève) ; entre janvier et juillet 1996 le nombre de grèves était plus élevé (766 grèves et une moyenne de 109 grèves/mois), mais le nombre de travailleurs ayant participé à ces grèves baisse à 1,7 million (une moyenne de 2.327 travailleurs/grève). Ce qui peut être interprété comme un reflet du changement de stratégie des syndicalistes ; à la place des grandes mobilisations des ils donneront la priorité aux grèves d'entreprises isolées (en général dans les entreprises où l'organisation syndicale était plus forte), afin de briser la résistance et l'unité du patronat, en donnant des exemples de grèves victorieuses.

Ces transformations politiques et économiques constituent la toile de fond des changements de tactique du syndicalisme brésilien dans les années 90. Au niveau des centrales syndicales, la CUT passe par une période de crise entre 1990 et 1992, en raison de la volonté du gouvernement Collor de Mello d'affaiblir la pénétration de la centrale chez les fonctionnaires et employés des entreprises nationales ; cela en raison du soutien public de la CUT au candidat battu par Collor lors des élections de 1989, qui n'était autre que l'ex-syndicaliste LULA, issu de la CUT. Ce conflit entre la CUT et le gouvernement Collor sera plus visible lors des négociations collectives touchant les travailleurs des entreprises nationales ; celles sur lesquelles le gouvernement avait le contrôle, pouvant ainsi imposer des mesures de restrictions budgétaires et une politique de licenciement à large échelle.

Toutefois, après la destitution de Collor, la centrale redeviendra très active parmi les travailleurs dépendant de l'Etat ou des entreprises nationales. C'est l'époque où la CUT réaffirmera sa suprématie dans le mouvement syndical brésilien (en 1995 elle avait 2.249 syndicats associés, représentant 18 millions de travailleurs, parmi les plus organisés du pays).

Par rapport aux autres centrales, il y eut une perte de vitesse relative des CGT et des autres centrales plus petites. C'est pour combler ce vide que le président du syndicat des travailleurs métallurgistes de la ville de São Paulo, Luis Eduardo Medeiros, créera en 1991, la FORçA SINDICAL (la Force Syndicale) qui allait devenir rapidement la deuxième centrale du pays, en tenant un discours de "syndicalisme de résultats". Cependant, suite à des dénonciations selon lesquelles la centrale avait été financée par le patronat ­– lequel prétendait ainsi créer une alternative syndicale à la CUT – de nouveaux dirigeants essayeront de changer l'image de la centrale, jugée trop proche du patronat, en adoptant un discours plus critique par rapport au patronat et au gouvernement.

Toutefois, la grande nouveauté de la décennie fut la modification du discours et de la pratique de certaines tendances syndicales à l'intérieur de la CUT. En effet, cette centrale avait réussi à s'imposer comme la centrale syndicale la plus représentative des salariés brésiliens à la fin des années 80, avec un discours basé sur le conflit de classes et sur l'action autonome des travailleurs. Ce discours signifiait le refus plus ou moins explicite de réaliser des compromis avec le patronat ou avec l'Etat : on poussait les mobilisations ouvrières aux limites de ce que permettaient les rapports de force, ne signant des accords qu'après le déclenchement du conflit. Cependant, confrontée à une difficulté accrue pour convaincre les travailleurs de participer aux mouvements grévistes, et à une conjoncture économique et politique défavorable à l'engagement syndical, la CUT va développer une action et un discours moins belliqueux, plus soucieux de l'établissement d'un dialogue avec le patronat et, à certains égards, avec les gouvernements 179 .

De même, les militants et dirigeants de la CUT élargiront leur champ de propositions ; les restructurations des entreprises obligeant les syndicats à prendre en compte les questions liées à l'introduction des technologies robotisées. Ainsi, lors du Vème congrès de cette organisation, les questions relatives aux changements technologiques et à l'emploi furent mises aux centres des débats. Dans les entretiens donnés à la presse par les responsables de la centrale, ces questions sont toujours récurrentes. Là aussi, les syndicalistes seront amenés à se rapprocher des patrons, car ils durent reconnaître la nécessité d'augmenter la productivité des industries brésiliennes par le biais de la modernisation technologique ; cependant, ils s'opposeront à la manière dont ces nouvelles technologies furent introduites, générant le licenciement d'une partie des travailleurs.

En ce sens, les syndicalistes de la CUT proposeront des mesures de protection de l'emploi 180 telles que la flexibilisation des horaires de travail – selon des modalités négociées entre syndicats et patronat – et la baisse des impôts, afin d'alléger les charges des industries. Un fait caractéristique de cette transformation de la CUT fut sa participation, en 1995, à une manifestation publique organisée pour demander au gouvernement des aides pour l'industrie métallurgique de São Paulo. Cette manifestation, organisée par le patronat et d'autres centrales syndicales, fut pensée comme un moyen de signifier l'insatisfaction contre la progression du chômage dans le pays, suite à la politique d'ouverture économique mise en oeuvre par le gouvernement.

On le voit, nous sommes bien loin, ici, des discours d'opposition systématique au patronat et à l'Etat que la CUT développait dans les années 80. Ce que des déclarations de dirigeants de la centrale (publiées dans A FOLHA DE SÃO PAULO du 10/04/95) soulignent explicitement : << La CUT est en train de changer ; il y a cinq ans nous n'aurions pas discuté avec les entreprises de questions telles que la qualité et la compétitivité.>> ; ou encore, << ... auparavant la CUT se légitimait par le biais de la mobilisation et de l'agitation. Aujourd'hui elle veut évaluer ses résultats par sa capacité à influencer "l'agenda" de l'Etat.>>.

Mais ces changements sont aussi une réponse au changement d'attitude des entrepreneurs vis-à-vis des syndicats. Dans une étude réalisée au début des années 80, Abramo (1985) montre que pour une bonne partie des entrepreneurs brésiliens, à cette époque, les contacts avec les syndicalistes étaient difficiles, car ils les associaient à des éléments perturbateurs de l'ordre productif.

Cependant, l'adoption de pratiques gestionnaires moins autoritaires par le patronat et le développement de l'importance, dans les organigrammes des entreprises, des ressources humaines, vont changer ce tableau. Ce que des militants syndicaux liés à la CUT exprimeront ainsi : << Quand les patrons étaient radicaux, les syndicats aussi étaient obligés de l'être. Les luttes des syndicats devenaient davantage publiques à cause de la police, des prohibitions de grève et de la dictature.>> ; << Aujourd'hui il n'y a plus de sens à la violence des travailleurs, de même que les patrons n'appellent plus la police pour agresser les ouvriers.>>.

Il faudrait évoquer aussi le traumatisme provoqué, à l'intérieur de la CUT, et de la gauche d'une façon générale, par les deux défaites de leur candidat (LULA) aux élections présidentielles de 1989 et 1994. Plusieurs responsables politiques et intellectuels liés à la gauche commencent alors à se demander si l'image trop radicale du PT et des syndicalistes de la CUT n'est pas à l'origine de ces défaites. Un des signes de ces évaluations fut les discours, tenus par des responsables du parti, contre l'action des tendances gauchistes radicales, voulant dissocier le PT et la CUT de ces groupes.

C'est dans cette dynamique qu'on doit appréhender l'émergence de ce que certains appellent le "syndicalisme citoyen" défendu par le président de la CUT, et par les syndicalistes de la région du ABC à São Paulo. Adoptant une stratégie plus ouverte à la négociation avec le patronat et le gouvernement, ces groupes tiendront des discours beaucoup plus universalistes qu'auparavant, abordant des thèmes peu fréquents pour le syndicalisme brésilien : tels la question de la citoyenneté des couches populaires les plus exclues, le racisme dans la société brésilienne, la démocratie, la faim, etc.

En ce sens, deux changements s'opèrent en même temps : au niveau du discours et de la pratique. Au niveau de la pratique, des accords importants seront passés avec les entrepreneurs et l'Etat afin de garantir le maintien du niveau de l'emploi dans certaines industries 181 ; en même temps, la CUT devient un des partenaires du gouvernement dans les négociations sur la réforme des questions sociales touchant les travailleurs, telle la réforme du régime de retraites.

De surcroît, quoique les grèves continuent d'être l'instrument principal de pression des syndicats, de nouvelles modalités d'action, plus médiatiques, commencent à être utilisées : grèves de la faim de syndicalistes, réunions publiques avec d'autres mouvements sociaux et représentants du pouvoir local pour protester contre le chômage, participation des syndicalistes à des mouvements contre la violence urbaine, manifestations de femmes de travailleurs en grève devant les portes des entreprises, etc. Des actions qui, par leur pouvoir médiatique, font parler des syndicats et des revendications des travailleurs dans la presse, élargissant le débat sur les changements liés au travail à d'autres secteurs de la société civile, en dehors des seuls syndicats et des patrons. Ce sont des actions en majorité défensives, de résistance à la suppression des postes de travail dans la grande industrie, mais qui mettent la question de la montée du chômage au centre des débats publics dans le pays.

Dans le même temps, au niveau des discours, on essayera de faire passer l'image d'un syndicalisme plus compréhensif, davantage soucieux que par le passé de trouver des accords avec les entrepreneurs. Ce que le président du Syndicat des Travailleurs Métallurgistes de l'ABC, exprimera par les mots suivants :

‘<<Le syndicat continue puissant, mais il a abandonné le discours rancunier d'auparavant. Nous voulons discuter des nouvelles formules de gestion et construire avec les entreprises l'essor économique de la région.>> (in : A FOLHA DE SÃO PAULO, 1/10/95).’

De même, le nouveau président de la CUT essayera de clarifier les oppositions entre le syndicalisme brésilien des années 90 et celui de la période de démocratisation du pays, en terme de volonté nouvelle des syndicalistes de participer aux décisions relatives aux problèmes nationaux :

‘<<Le nouveau syndicalisme ne s'isole pas et présente toujours ses suggestions, voulant ainsi influencer les solutions apportées aux problèmes nationaux. A la fin de la décennie 70 c'était différent, le travail était un travail de mobilisation et de résistance contre la dictature>> (in : A FOLHA DE SÃO PAULO, 22/10/95).’

En dehors des aspects plus médiatiques et davantage tournés vers la société civile de cette stratégie, ce qui peut définir la tactique de cette nouvelle génération de dirigeants de la CUT est la volonté d'intervenir dans les prises de décisions étatiques et entrepreneuriales touchant les travailleurs. Cela présuppose, au vu des rapports de force dans la société et des caractéristiques de la démocratie brésilienne, une prédisposition des syndicalistes à faire des compromis, à faire des concessions. Dans un effort de négociation, avec l'Etat et les entrepreneurs, inconnu dans le syndicalisme brésilien, du moins depuis les années 1960-1964, ces syndicalistes iront jusqu'à signer des accords visant le maintien du niveau de l'emploi en échange de l'augmentation de la productivité et de la flexibilisation des horaires dans l'industrie automobile, ce qui était inimaginable il y a dix ans seulement.

Mais, si la direction de la CUT et les tendances majoritaires se sont engagées dans le renouvellement de l'image de la centrale, plusieurs groupes restent méfiants. Redoutant de s'éloigner des idéaux socialistes qui étaient à la base de la création et de l'identité de la centrale, les tendances les plus à gauche de la CUT vont essayer de résister à ces changements.

Cela fait qu'on peut identifier à l'intérieur de la CUT deux grandes tendances. D'un côté, chez les travailleurs des grandes entreprises industrielles privées de la région du ABC à São Paulo, plus touchées par les effets de la restructuration de la production industrielle, les syndicalistes sont plus sensibles au besoin d'établir le dialogue avec le patronat et l'Etat. Les grèves sont moins fréquentes et moins longues, en même temps que sont privilégiées les grèves par entreprises (celles où la mobilisation était plus forte) et non plus les grèves par groupe professionnel, type de grève trop difficile à réaliser dans une conjoncture de chômage croissant et de diminution du nombre des militants syndicaux.

En même temps, d'autres formes d'actions collectives sont mises en oeuvre, essayant de désenclaver les syndicats, de les faire sortir d'une logique où les seuls problèmes liés au travail sont pris en compte, et de leur faire gagner un poids social nouveau dans la société. Les réunions publiques organisées par les syndicalistes contre le chômage à partir de 1994 sont un bon exemple de cette nouvelle tendance ; de même que la grève générale de juin 1996, conçue pour mobiliser la population sur le problème du chômage.

En revanche, il n'en va pas de même dans les entreprises nationales (l'entreprise pétrolière, ainsi que celles de l'énergie électrique, des télécommunications, de l'exploitation minière, etc.). Poussés par une opposition plus ferme aux politiques libérales – dont les privatisations constituent un des piliers –, les travailleurs de ces entreprises sont plus sensibles aux discours tenus par les tendances syndicales plus à gauche sur l'échiquier idéologique de la CUT. Ce qui explique la radicalisation des conflits dans le secteur public de l'économie brésilienne à partir de la fin des années 80.

Ainsi, les grandes grèves de masse des années 90 seront des grèves déclenchées par des travailleurs du secteur public (des fonctionnaires ou employés des entreprises nationales). Cela est vrai surtout en ce qui concerne les travailleurs de l'entreprise du pétrole, des entreprises d'électricité et du secteur bancaire public. La particularité de ces grèves est qu'elles furent presque toujours des grèves nationales (ce qui s'explique par le fait que les activités tenues par l'Etat sont éparpillées sur le territoire brésilien) et qu'elles ont touché des secteurs essentiels de l'économie du pays. Raisons qui expliquent, non seulement la médiatisation de ces grèves, mais aussi leur impact sur l'économie du pays.

En ce sens, la grève des ouvriers du pétrole de mai-juin 1995 est paradigmatique. Pendant 31 jours, les travailleurs de PETROBRAS (la compagnie nationale du pétrole) ont réalisé une grève qui a menacé de paralyser complètement le pays. Les chaînes de télévision et tous les journaux montraient quotidiennement les immenses queues devant les stations service et les points de vente de bouteilles de gaz. Les industriels, pour leur part, en soulignaient sans cesse les risques pour l'économie du pays, ainsi que les représentants du gouvernement qui accusaient les travailleurs de PETROBRAS de tenir en otage tout le pays, faisant passer leurs intérêts corporatistes avant les intérêts de la nation.

Du côté des travailleurs, le but affiché de cette grève était d'obliger l'entreprise à honorer un accord salarial passé à la fin de l'année 1994 et non appliqué par l'entreprise. Cependant, les syndicalistes voulaient aussi décourager le gouvernement et le Congrès de faire passer la loi mettant fin au monopole d'État sur les activités pétrolières et, ainsi, infliger une défaite au gouvernement dans ses projets de libéraliser complètement l'économie brésilienne.

La suite de cette grève démontre clairement les limites de l'action syndicale basée exclusivement sur le conflit dans la conjoncture brésilienne des années 90. Malgré l'impressionnant pouvoir d'organisation interne démontré par les syndicats – ils ont réussi à arrêter la production des raffineries et la production de brut dans tout le pays –, la grève s'achève avec une évidente défaite pour les travailleurs. Non seulement aucune de leurs revendications ne fut satisfaite mais, de plus, ce mouvement fut une des raisons alléguées par plusieurs députés pour voter la fin du monopole d'Etat sur le pétrole.

Autrement dit, les travailleurs du pétrole, bien que très organisés au niveau interne, n'ont pas réussi à faire passer une bonne image de leur mouvement auprès de la société civile 182 ; au contraire, cette grève laissa l'image d'un mouvement inutile, expression corporatiste d'un groupe de travailleurs privilégiés qui ne craignaient pas de mettre en difficulté l'ensemble de la population pour la défense de leurs privilèges 183 .

Cette mauvaise image du mouvement fut son point faible, ce qui légitima l'attitude du gouvernement pour ne pas céder aux revendications des travailleurs ; ce qui justifia aussi, devant l'opinion publique, la décision du gouvernement de faire appel à l'armée pour obliger les travailleurs à reprendre le travail. C'est aussi le manque de soutien de la population à leur mouvement qui obligea les syndicalistes du pétrole à reconnaître l'impossibilité de poursuivre le mouvement après 31 jours de grève.

Cette grève a mis en évidence la dimension médiatique, dans le Brésil des années 90, des grèves touchant des secteurs essentiels pour la population : elle montre l'importance de l'information et des médias dans la formation de l'opinion publique ainsi que la nécessité pour le mouvement syndical de chercher l'appui d'autres secteurs de la société civile dans ses conflits avec le patronat et, surtout avec l'Etat. La fin de la grève représente donc une défaite importante, non seulement pour les ouvriers du pétrole, mais aussi pour les différentes tendances représentées à l'intérieur de la CUT ; tendances toujours partisanes d'une radicalisation des conflits liés au travail, comme moyen de faire avancer la conscience de classe des travailleurs.

Nous voudrions attirer l'attention, ici, sur le fait que la grève des ouvriers du pétrole de 1995 démontre aussi les limites du syndicalisme révolutionnaire dans une démocratie. Les petroleiros ont été battus, non pas à l'intérieur de l'entreprise du pétrole où, jusqu'à la fin du mouvement, la participation des travailleurs au mouvement est restée élevée. Ils ont été battus au niveau de la société civile brésilienne, au niveau des représentations sociales sur la légitimité de la grève et des demandes des travailleurs. Ce qui explique que même le président du Parti des Travailleurs, Lula, a dû prendre ses distances avec la grève des travailleurs du pétrole :

‘<<Moi aussi, je défends le droit de grève pour les travailleurs des activités économiques essentielles. Mais, les grèves ne peuvent pas être les mêmes.’ ‘Si j'arrête une industrie métallurgique ou une imprimerie, je ne touche pas à un secteur essentiel ou qui ait des liens directs avec les êtres humains. Une grève dans une école, par exemple, touche à l'être humain... (pour les grèves dans les secteurs essentiels) il faut qu'on pense une manière de faire la grève afin d'user politiquement le gouvernement sans causer de préjudices à la population, notre base de soutien.>> (in : A FOLHA DE SÃO PAULO, 06/08/95).’

Ainsi, pour les groupes hégémoniques à l'intérieur de la CUT, le syndicalisme brésilien, pour survivre, devra faire preuve, dans les années qui viennent, d'une grande capacité d'organisation des travailleurs sur les lieux de travail, mais aussi d'une capacité à faire passer une bonne image de ses revendications auprès de la société civile. Non comme de simples revendications corporatistes, mais comme des revendications d'élargissement de la citoyenneté dans le pays.

Ces questions seront d'une grande importance dans les débats internes de la gauche syndicale de l'industrie du pétrole de Bahia. Et dans la mesure où cette gauche parviendra à prendre le contrôle des syndicats des petroleiros, au cours des années 90, ces questions générales auront un poids important dans les querelles syndicales qui auront lieu.

Notes
173.

Qui ne s'acheva qu'avec la réalisation, à la fin de l'année 1989, des premières élections présidentielles au suffrage direct depuis l'année 1960.

174.

En 1992, suite à des dénonciations de corruption dans les hauts échelons du gouvernement, d'importantes manifestations populaires, demandant la destitution du président de la République, ont lieu dans le pays. Cela oblige le Congrès National à voter la destitution de Collor de Mello. Comme prévu dans ce cas par la Constitution du pays, le vice-président de la République, Itamar Franco, accède à la Présidence jusqu'à la fin du mandat en 1994.

175.

Entretien du président de la CUT au journal A FOLHA DE SÃO PAULO le 12/12/96 et du président du syndicat de l'ABC dans le même journal le 15/07/96.

176.

L'Institut Brésilien de Géographie et Statistiques.

177.

Publiée dans le journal A FOLHA DE SÃO PAULO du 16/03/94.

178.

Dont les résultats furent publiés dans le journal A FOLHA DE SÃO PAULO du 9/10/96.

179.

Cela devient plus net à partir de 1991, lors du Vème congrès de la centrale et, surtout, à partir de 1994 avec l'élection à la tête de la CUT du président du Syndicat des Travailleurs Métallurgistes du ABC, "Vicentinho", connu pour son soutien aux accords entre l'Etat, le patronat et les syndicats de travailleurs dans l'industrie automobile ; accords qui ont permis le redressement économique et une stabilisation de l'emploi dans cette industrie. Pour plus de détails sur ces accords, voir Diniz (1995).

180.

La défense du niveau de l'emploi dans le pays sera envisagée comme le "plus grand défi de la CUT" par les syndicalistes de cette période.

181.

Sur le plus important de ces accords, celui des Chambres Sectorielles de l'Industrie Automobile, voir Diniz (1985).

182.

Selon une enquête d'opinion réalisée par l'Institut DATAFOLHA et publiée le 24/05/95 dans le journal A FOLHA DE SÃO PAULO la majorité de la population de la ville de São Paulo (60 %) était franchement opposée à la grève, tandis que seulement 21 % des enquêtés donnaient leur soutien à toutes les revendications des travailleurs.

183.

Du moins c'est l'image du mouvement que passa l'ensemble de la presse brésilienne ; l'emprise de cette presse, surtout la télévision, sur la formation de l'opinion au Brésil, étant telle qu'elle est, il n'est pas très étonnant que la majorité de la population ait été opposée au mouvement des petroleiros en 1995.