Partie III. De l'action

8. Le mouvement syndical des petroleiros : quelques remarques introductrices

Qu'il nous soit permis de commencer ce chapitre par l'évocation d'une scène qui nous a beaucoup influencé lors de l'écriture de cette thèse et qui, certainement, a laissé ses empreintes sur la manière dont nous aborderons, par la suite, le syndicalisme des ouvriers du pétrole bahianais.

La scène se passe en 1987, à Bahia, lors d'une élection pour la direction du syndicat des travailleurs de l'exploration et de la production du pétrole. Près d'un bureau de vote, deux candidats, chacun représentant une des listes en concurrence pour la direction du syndicat, échangent des mots avec âpreté ; ils établissent, ainsi, un débat informel et improvisé.

Cette discussion, très vive, était centrée sur les projets syndicaux et sur les qualités et défauts des uns et des autres. En vérité, plus que de vouloir convaincre l'adversaire, il s'agissait pour chacun de débattre publiquement de ses idées face à son électorat potentiel : les travailleurs qui s'apprêtaient à voter ; lesquels suivaient cet échange avec un mélange d'intérêt et d'amusement. Un véritable débat politique, donc, où chacune des parties surenchérissait sur les arguments de l'adversaire.

Dans ce débat, le plus jeune des candidats, marqué à gauche, essayait de faire passer son message sur la nécessité de transformer les syndicats en un instrument de lutte et de promouvoir l'organisation autonome des ouvriers, etc. Il fallait donc mettre un terme à l'apathie qui caractérisait les syndicats des ouvriers du pétrole de Bahia depuis des décennies, où les leaders syndicaux étaient davantage occupés à conserver leur pouvoir qu'à faire avancer les luttes des ouvriers.

L'autre, un leader syndical qui jouait sa réélection, tenait un tout autre discours : il faisait valoir que pour un syndicaliste, il était important de ne pas avoir de liens avec les partis politiques (dans une référence explicite au fait que son opposant était membre d'un parti de gauche). Il ajoutait encore, comme qualités indispensables à la conduite d'une organisation syndicale, l'expérience et la pondération ; justement des qualités qui, selon lui, manquaient à la nouvelle génération de militants. Pour lui ils étaient trop jeunes, trop inexpérimentés, ils ne connaissaient rien à la vie et à la politique ; ce n'était pas de leur faute, mais du fait de leur jeunesse. Ils n'avaient pas connu la période glorieuse des syndicats des "petroleiros", ni les années difficiles de la répression politique et de la dictature. De plus, n'avaient-ils pas déclenché une grève dans le syndicat du raffinage, quelques années auparavant, avec, pour seul résultat pratique, le licenciement de presque 200 travailleurs ?

Les travailleurs qui se massaient autour de ce curieux débat (où aucun des opposants n'écoutait ce que l'autre argumentait), ne sont pas intervenus ; pas plus qu'ils n'ont montré leurs préférences sur le moment. Toujours est-il qu'une fois les bulletins de vote recensés, la liste de l'ancien leader syndical fut déclarée victorieuse avec une large majorité des voix.

Le souvenir de cet événement (et d'autres semblables) nous a beaucoup marqué. Nous pourrions même affirmer que toute la compréhension que nous avons pu développer sur le thème de cette recherche, en découle plus ou moins directement.

C'est à partir de ces souvenirs que nous avons commencé, notamment, à penser les querelles syndicales chez les ouvriers du pétrole comme une affaire de temps et de mémoire ; comme un conflit de temps et de mémoire, pour être plus exact. Là est la raison qui nous amène à donner tant d'importance au passé et aux formes de reconstruction du passé dans cette étude.