8.3. Sur le découpage du temps

Il n’en va pas de même pour les découpages temporels. Une des possibilités pratiques que nous offre l’étude du passé est de pouvoir périodiciser ce passé ; c’est-à-dire de pouvoir rassembler les événements qui sont proches les uns des autres dans le temps et dans le sens que nous lui assignons. Ainsi nous pouvons dissocier les événements semblables des dissemblables, les événements significativement proches de ceux qui ne le sont pas.

Mais ici les choses se posent tout autrement que pour le traitement les "événements marquants".

Car, s’il existe chez les acteurs une mémoire des faits vécus, il n’en va pas de même - pas toujours du moins - pour les découpages temporels, découpages qui sont, avant tout, des ‘découpages arbitraires du passé’. Ils n’ont de valeur qu’analytique et leur sens n’existe que pour celui qui les a construits, selon des objectifs qui lui appartiennent. Même si ces périodisations arrivent à s’imposer et à gagner un statut social, à être acceptées socialement comme des périodisations valables, elles ne correspondent pas à de véritables coupures dans le temps ; elles demeurent des constructions analytiques qui peuvent nous aider à comprendre la réalité mais qui , pour autant, ne se confondent pas avec la réalité.

En ce sens, il n’est pas erroné d’affirmer que d’autres découpages auraient été possibles et, peut-être même souhaitables, si autres avaient été les buts explicatifs de cette recherche ; on ne peut pas prétendre, en tant que chercheur, vouloir proposer un seul et unique découpage possible. Le "bon" découpage n’existe pas en soi, il est toujours bon vis-à-vis de certaines fins, de certaines conditions et, surtout, des choix du ‘découpeur’.

Comme nous le verrons par la suite, nous avons choisi de ‘découper’ et de ‘périodiciser’ l’histoire des ouvriers du pétrole de Bahia en sept périodes.

Une première période sera celle comprise entre 1954 et 1960. Cette période sera marquée par le processus de construction d'une identité sociale des "petroleiros" et par les actions visant à la création des syndicats de ces travailleurs à Bahia. Elle restera gravée dans les représentations de ceux qui la vécurent, comme une période héroïque, où face à d'importantes difficultés et de grandes souffrances, les travailleurs ont su se battre et s'organiser autour des syndicats.

Une deuxième période (1960-1964) sera caractérisée par la montée du pouvoir syndical, suite à la grève de 1960 des travailleurs du pétrole de Bahia. Dans une conjoncture sociale et politique très mouvementée, les syndicalistes du pétrole ont su institutionnaliser leur pouvoir à l'intérieur de la compagnie pétrolière ; ce qui, dans les souvenirs des travailleurs dans les années 80, était vu comme un signe de pouvoir et de prestige pour tout le groupe. Ainsi, cette période était vue comme l'âge d'or du syndicalisme des "petroleiros".

Le coup d'État de 1964 et les tentatives des travailleurs pour réorganiser l'action syndicale, marquent la troisième période de notre découpage (1964-1968). Dans les représentations sociales, cette période était vue comme une époque "noire", caractérisée par la répression policière et par les pertes de plusieurs avantages sociaux. C'est aussi le moment où quelques rescapés de l'action répressive des militaires de 1964 essayeront de réorganiser les syndicats, manoeuvre qui "avortera" avec la fermeture définitive du régime en 1968.

La quatrième période de notre schéma interprétatif (1968-1978) débute avec le durcissement du régime militaire en 1968 qui, à PETROBRAS, entraîna la mise à l'écart des syndicalistes les plus résistants. C'est la période de règne de la "paix romana", où le contrôle gouvernemental sur les syndicats favorise le développement d'une action syndicale tournée exclusivement vers l'offre de services sociaux aux ouvriers du pétrole.

Avec le retour sur la scène du syndicalisme brésilien vers la fin des années 70, la conjoncture devient plus propice à l'émergence de tendances syndicales moins conciliantes chez les travailleurs du pétrole. Ainsi, dès 1978 on retrouve des signes de ce qui caractérisera la quatrième période de l'histoire syndicale des "petroleiros" de Bahia : un discours axé sur le conflit et sur la nécessité de l'organisation ouvrière. Cette période (1980-1983) finira par une grève durement réprimée par le gouvernement en 1983. Elle donnera lieu à des interprétations fort différentes chez les travailleurs du pétrole de Bahia ; ce sont ces interprétations qui seront au centre des querelles syndicales de ces travailleurs dans les années suivantes.

Après une courte période d'intervention gouvernementale dans le syndicat du raffinage du pétrole à Bahia, des élections syndicales ont lieu en 1984. Le résultat de ces élections marque le début de la cinquième phase historique du syndicalisme des "petroleiros", comprenant la période allant de 1984 à 1990.

Avec le retour en force d'un groupe d'anciens leaders syndicaux des années 60 à la tête des syndicats des "petroleiros" de Bahia, cette période sera marquée par la volonté affichée de ces dirigeants de relancer les modèles d'action syndicale qui avaient fait la gloire et le prestige du syndicalisme des ouvriers du pétrole avant 1964. C'était en quelque sorte un retour aux modèles du passé afin d'obtenir des résultats syndicaux positifs dans le futur. Cela dans une conjoncture nationale de retour à la démocratie, de crise économique grave, d'inflation importante et de luttes sociales intenses. A la fin des années 80 nous assisterons au retour des mouvements syndicaux mobilisateurs chez les "petroleiros", ce qui favorisera les stratégies des tenants de discours syndicaux centrés sur la nécessité du conflit.

L'élection en 1990, dans les deux syndicats des travailleurs du pétrole de Bahia, de listes tenant des discours proches de ceux tenus entre 1980 et 1983, marquera le retour du syndicalisme de conflit chez les travailleurs du pétrole et une nouvelle phase de leur histoire.

Ce sera une époque caractérisée par des grèves nationales des "petroleiros" très médiatisées, en raison des difficultés qu'elles provoquèrent pour l'approvisionnement du pays en dérivés du pétrole. Au niveau de la conjoncture, cette époque sera marquée par l'arrivée à la tête du gouvernement de groupes politiques prêchant une ouverture libérale de l'économie brésilienne, plaçant clairement à l'ordre du jour l'idée de la fin du monopole d'État sur le pétrole et la privatisation de PETROBRAS.

C'est exactement contre ce projet que les ouvriers du pétrole organisent leur plus longue grève en mai 1995 ; ce qui constituait le plus puissant instrument de pression de ces travailleurs, se retournera contre eux : la menace d'arrêter complètement les activités économiques du pays rendra la population plus favorable à l'idée de mettre fin au monopole du pétrole. Ce que fera le gouvernement par un vote de l'Assemblée Nationale dès juin 1995. Cet événement marquera la fin d'une période chez les travailleurs du pétrole. Il marquera aussi la fin de l'utilisation de l'entreprise nationale du pétrole comme symbole nationaliste dans le pays.

Ainsi, de façon très synthétique, il nous semble être possible de "périodiciser" l'histoire syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia en sept périodes :

  1. 1954 à 1960, période de formation d'une identité sociale "petroleira" ;
  2. 1960 à 1964, "l'âge d'or" du mouvement syndical "petroleiro" ;
  3. 1964 à 1968, la tentative de résistance au coup d'État ;
  4. 1968 à 1978, période de bureaucratisation des syndicats ;
  5. 1978 à 1983, la mise en pratique d'une action syndicale conflictuelle ;
  6. 1984 à 1990, le retour à des actions syndicales passées ;
  7. 1990 à 1995, les atouts et les faiblesses de l'action syndicale conflictuelle.

Ces découpages temporels, nous le répétons, ne correspondent pas à des coupures strictement délimitées dans les faits, mais ce sont des coupures analytiques qui nous permettent de mieux comprendre comment la pratique syndicale de ces ouvriers a évolué dans le temps.

Ici, nous avons choisi d’utiliser comme critère de découpage l’entrecroisement entre les événements marquants et les changements de conjoncture politique au Brésil. Nous avons voulu, ainsi faisant, prendre en considération aussi bien les interprétations socialement partagées des acteurs que les changements macro-structurels de la société brésilienne, en particulier de sa variante bahianaise.

Nous avons donc élaboré une double échelle. D’une part, nous avons privilégié, dans un premier temps, les événements que les acteurs distinguent eux-mêmes comme étant importants, les faits marquants. Étant donné, d’autre part, que les événements locaux, concernant plus directement le groupe social étudié, entretiennent des liens plus ou moins directs avec la situation générale de la société brésilienne, il nous a semblé nécessaire de prendre en considération les changements politiques survenus au Brésil à la même période.

En fait, la principale raison de notre choix fut l'importance particulière que nous accordons aux rapports existants entre les conjonctures (des contextes sociaux amplifiés) et les situations particulières (des contextes réduits). Et nous verrons plus loin combien ces relations sont intimes dans le cas de l’industrie pétrolière au Brésil ; PETROBRAS étant une entreprise où le ‘politique’ a toujours joué un rôle non négligeable.

Une autre raison de ce choix est aussi qu’il nous permet de rester à distance, aussi bien d’une vision trop ‘subjectiviste’ de la réalité (cas où nous aurions accordé la ‘prééminence’ aux interprétations des acteurs), que d’une vision mécaniciste des phénomènes sociaux (cas où nous aurions choisi seulement les conjonctures comme uniques critères explicatifs).

C ’est dans l’entrecroisement de ces deux tendances, de la relation conflictuelle et dialectique entre ce que les gens pensent et ce qui se passe dans des contextes plus étendus, que nous avons choisi de porter notre regard. C’est dans cet espace de l’entre-deux (pour parodier Jean Claude Passeron, 1991) que nous avons choisi de nous placer pour mieux comprendre et saisir l’histoire des ‘‘petroleiros’’ de Bahia.

Autrement dit, c'est de la tension entre ce que l'on peut affirmer sur le passé avec un certain dégré de certitude, et ce que l'on raconte sur ce passé (entre l'histoire et le mythe, pour aller vite), que naîtra le souffle qui traversera les chapitres qui suivent.