9.2. Les premiers temps : les transformations de l'industrie pétrolière

Au vu de l'état des archives de l'entreprise, il n'est pas possible de tracer l'évolution précise du nombre de travailleurs du pétrole à Bahia avant 1960 ; toutefois, d'après quelques informations publiées dans la presse, ce nombre passe de 342 travailleurs en 1945 à 400 (pour la seule activité de raffinage) en 1950 ; à 2.048 en 1953 ; à 6.853 en 1958 (toutes activités pétrolières confondues, ainsi repartis : 2.991 travailleurs dans les activités d'exploration et d'exploitation ; 153 dans le stockage de dérivés, 1.327 dans le raffinage et 2.382 dans les activités d'agrandissement de la raffinerie de Mataripe.) et environ 13.000 travailleurs en 1960 203 .

De même, la croissance de la production des gisements bahianais et de la capacité de raffinage de la raffinerie de Mataripe 204 , favorise un plus grand regroupement des ouvriers du pétrole sur un même lieu de travail et – étant donné le manque de routes aisément praticables ou de moyens de transports rapides entre les zones pétrolières et la ville de Salvador – sur un même lieu d'habitation ; en général des petites villes, aux alentours de Salvador 205 , où se trouvaient les gisements pétroliers.

Ces villes 206 , situées à entre 30 et 40 Km de Salvador 207 , étaient au coeur d'une zone d'agriculture traditionnelle, dont la canne à sucre et le tabac étaient les principaux produits. C'étaient des villes de petite taille (entre dix et vingt mille habitants en 1940 208 ) disposant de peu d'équipements urbains tels que l'eau courante, l'électricité ou un système d'égouts 209 . L'arrivée de l'industrie pétrolière va bouleverser sensiblement cette situation. Tout d'abord en provoquant une migration vers ces villes : d'après l'enquête réalisée par la géographe Silva (1972), plus de la moitié des personnes (50,51 %) qui ont migré vers ces villes, après les années 40, l'ont fait attirées par la possibilité de trouver un emploi dans l'industrie pétrolière ou dans des services liés à cette industrie. Ce qui est à l'origine d'une croissance de 82 % de la population de l'ensemble de ces villes entre 1940 et 1970, d'après des données de l'IBGE.

Cela aura d'autres conséquences, comme l'augmentation du coût de la vie dans ces villes, le transfert de la main-d'oeuvre la plus spécialisée (surtout celle de l'agroindustrie du sucre) vers les activités pétrolières 210 , le manque de logements et – en raison de la prédominance masculine des emplois industriels dans l'industrie pétrolière – le développement de la prostitution 211 . Ces "problèmes sociaux liés à l'exploitation de l'industrie du pétrole" – pour employer l'expression d'Azevedo (1958) – furent largement utilisés par les élites de Bahia pour demander au gouvernement fédéral une participation accrue aux profits économiques de l'industrie, on l'a vu précédemment.

En outre, non seulement le nombre de travailleurs augmente, mais ces derniers commencent à être plus concentrés géographiquement, car les activités de raffinage et, dans une moindre mesure, de production, se font avec un nombre plus important de travailleurs concentrés dans un même endroit, alors que les activités d'exploration et de prospection du pétrole (le gros des activités pétrolières dans les années 40 à Bahia) sont par nature très dispersées. La concentration des employés de l'industrie pétrolière sur les lieux de travail était aussi assurée par les caractéristiques technologiques et d'organisation du travail de cette industrie.

Le travail productif de l'industrie pétrolière (dans l'exploration, dans la production et dans le raffinage) est réalisé autour de petites équipes de travailleurs, lesquelles travaillent "par poste" ; cependant, au fur et à mesure qu'augmentent la production et le nombre de travailleurs, les tâches administratives et financières augmentent aussi, développant le nombre d'employés liés à l'administration. Or, ces activités administratives, dans le cas de l'industrie pétrolière à Bahia, étaient réalisées dans des bureaux situés au coeur même des zones de production. De la sorte, il y avait un lien direct entre les travailleurs de la production et ceux de l'administration, facilitant ainsi les contacts entre eux.

Cette concentration des travailleurs se faisait donc, aussi bien sur les lieux de travail que dans l'espace hors-production, sur les lieux d'habitation. Dans le cas du raffinage, les dirigeants ont même fait construire une "ville ouvrière" à côté des installations industrielles, en raison, paraît-il, des très mauvaises conditions d'accès. Du fait que le temps de transport entre les lieux de travail et la ville de Salvador était considérable à l'époque (on parle de trois à quatre heures en temps normal et de plus de 6 heures par temps de pluie), la tendance fut que les travailleurs du pétrole fixent leurs résidences dans les villes voisines des lieux de production. Cela est surtout vrai en ce qui concerne les travailleurs du raffinage : l'entreprise, en choisissant de construire la raffinerie de Mataripe à proximité des zones productrices du pétrole, a dû construire une ville ouvrière à côté des installations industrielles 212 .

Au départ, cette ville n'avait pour fonction que d'abriter les techniciens et ingénieurs les plus indispensables au maintien de la normalité productive de la raffinerie ; mais au fur et à mesure que celle-ci augmentera la capacité productive et le nombre d'employés, la ville ouvrière sera agrandie pour accueillir d'autres travailleurs.

Ainsi, la "ville ouvrière" de Mataripe qui commence à exister en 1950 avec environ 12 maisons – destinées aux ingénieurs et techniciens mariés – atteindra 160 maisons à la fin des années 50 ; de plus, on construira des logements collectifs pour accueillir les travailleurs spécialisés non mariés : ces logements, à la fin de la décennie de 50, disposaient de plus de 400 lits.

En ce qui concerne les ouvriers du raffinage, il faut enfin mentionner le fait qu'un bon nombre de travailleurs non-spécialisés, n'ayant pas droit de loger dans la ville ouvrière, ont fait l'option de construire leurs maisons (d'après plusieurs témoignages, dans des conditions très difficiles) aux alentours de la ville ouvrière construite par la compagnie. Bien que non autorisé, au préalable, par l'entreprise pétrolière, cela fut néanmoins toléré par elle ; elle va même réaliser quelques travaux d'assainissement des locaux où se trouvaient ces habitations. D'après des données citées par Erdens (1973), encore au début des années 70, cet ensemble abritait 301 habitations.

Cette volonté d'habiter à côté des lieux de travail s'explique par les difficultés de transports entre la raffinerie et les villes les plus proches ; mais aussi par la flambée des coûts des loyers dans les villes pétrolières, où habitait la majorité des travailleurs à cette époque 213 . Par ailleurs, la question de l'habitation constituera un des axes majeurs des revendications et de l'action organisatrice des syndicats au début des années 60.

Cela n'était pas très différent en ce qui concerne les travailleurs des activités d'exploration et de production du pétrole : la compagnie tenait à leur disposition des logements collectifs dans les principales villes pétrolières ; en même temps, elle les incitait à fixer leur résidence dans ces villes.

Cette concentration ouvrière sur un même lieu de travail et sur un même lieu d'habitation sera un des principaux éléments dans la création d'une certaine solidarité au sein des travailleurs du pétrole de Bahia, et donc, dans la création de leurs syndicats. Cela parce que les contacts et les échanges entre les travailleurs se trouvaient facilités, rendant le travail de persuasion, de la part des militants syndicaux, plus aisé ; du fait que cette concentration s'observait dans un espace relativement isolé (la ville ouvrière, mais aussi les petites villes pétrolières du Recôncavo), où la vie économique et sociale se développait autour des activités pétrolières, la tendance était de créer une certaine solidarité entre les travailleurs de PETROBRAS et de s'y enfermer.

Autrement dit, les transformations survenues dans l'industrie pétrolière de Bahia ont eu pour conséquence la mise en contact des travailleurs du pétrole entre eux. Cela, dans un même espace, mais aussi dans un même temps social, sur un même rythme d'organisation de la vie courante.

Notes
203.

Données in : Oliveira Jr.(1994 : 90) pour l'année de 1945 et celle de 1953 ; le journal A TARDE du 20/01/59 pour les données de 1958 et l'édition du même journal du 13/06/61 pour l'année 1960.

204.

La production de pétrole à Bahia passe de 300 barils/jour en 1949 à 2.000 barils/jour en 1952 et à 27.000 barils/jour en 1957. De même, la raffinerie de Mataripe commence ses activités avec une capacité de raffinage de 2.500 barils/jour, augmentée jusqu'à 5.000 barils/jour en 1953, à 10.000 barils/jour en 1955 et à 41.500 barils/jour en 1960. Cette augmentation de la capacité productive se fait parallèlement à l'introduction de nouvelles techniques de raffinage, notamment le cracking catalytique.

205.

Dans une région appelée le "Recôncavo ".

206.

Il s'agit des villes de Candeias, Pojuca, Catú, São Francisco do Conde, Mata de São João , Camaçari et São Sebastião do Passé.

207.

Voir carte dans les annexes.

208.

D'après les données publiées par l'IBGE (Institut Brésilien de Géographie et Statistiques).

209.

Encore en 1970, la ville de Candeias, qui fut pendant longtemps la commune où se produisait la plupart du pétrole de Bahia, ne possédait pas de système d'égouts et seule 1,1 % de sa population avait accès à l'eau canalisée ; de même, seulement 39 % de la population disposait de l'énergie électrique chez elle.

210.

Ce qui va aggraver la crise chronique de cette industrie à Bahia.

211.

D'après Silva (1972), pour la seule ville de Candeias, en 1960, il y avait 2.000 prostituées ; cela sur une population de 12.500 habitants. Dans le Folklore créé autour des travailleurs du pétrole à cette époque, la fréquentation des maisons de prostitution sera un des thèmes récurrents. Par ailleurs, plusieurs témoignages d'acteurs ayant vécu cette période, insisteront sur le fait que pour les jeunes travailleurs de PETROBRAS, en général célibataires, le recours aux prostituées était un des rares "loisirs". Cela est très significatif non seulement des conceptions dominantes à l'époque en matière de sexualité, mais aussi des profonds bouleversements sociaux que l'arrivée de l'industrie du pétrole dans les villes pétrolières a signifiés.

212.

Màrio Lima, leader syndical dans les années 60 et 80, exprimera ainsi son opinion à propos de ce choix : <<... et comme là-bas il n'y avait pas les conditions de vie ou de transport, ils ont choisi de "faire" une ville résidentielle. Ce qui était une autre erreur, car ils auraient pu améliorer les conditions socio-économiques de Candeias (la ville la plus proche de la raffinerie) et y placer les ouvriers. Mais non, avec la vision équivoque de l'époque, ils ont fait la ville presque au dessus de la raffinerie.>> (entretien concédé à l'auteur.). Ce même argument, manque de routes praticables, apparaît aussi dans des publications de l'entreprise du début des années 60 et dans des entretiens d'ingénieurs qui sont rentrés à PETROBRAS dans les années 50.

213.

Ce ne sera qu'avec l'amélioration des routes reliant les zones productrices de pétrole et la raffinerie de Mataripe à Salvador, dans les premières années de la décennie 60, que les travailleurs du pétrole vont transférer leurs lieux de résidence à cette ville. Mais, au début des années 70, environ 60 % des travailleurs de PETROBRAS habitaient encore dans les villes pétrolières autres que Salvador ; voir à ce propos Silva (1972) et Erdens (1973).