9.3. Des transformations dans la composition de la force du travail

De plus, avec les changements technologiques introduits dans la raffinerie et avec l'expansion des activités d'exploration et de production du pétrole, l'entreprise commence à faire appel à une nouvelle main-d'oeuvre. Si dans les années 40 et au début des années 50, au vu du faible poids des activités pétrolières, il était possible d'assurer un bon déroulement de la production avec une main-d'oeuvre de bas niveau de formation, mais encadrée par des techniciens et ingénieurs étrangers, la situation sera toute autre après la création de PETROBRAS.

Tout d'abord, avec la structuration administrative de l'entreprise, on va donner beaucoup d'importance à la formation des travailleurs du pétrole ; un premier pas sera la création d'un secteur chargé de donner des cours aux travailleurs jugés essentiels et aux ingénieurs de la compagnie, afin de les familiariser avec les spécificités du travail dans l'industrie pétrolière. Vu l'état du marché du travail à Bahia à cette époque, ce choix a signifié une importation de main d'oeuvre qualifiée en provenance d'autres Etats du pays, en particulier pour les ingénieurs 214 . D'après certains témoignages de militants syndicaux de cette période, la différence d'origine régionale entre les ingénieurs (originaires du Sud du pays) et les autres travailleurs (en majorité bahianais ou d'autres Etats du Nord-Est) fut un facteur de tensions dans les années 50 et 60.

Dans les années 50, l'entreprise, avec l'aide de plusieurs universités, crée des cours d'ingénierie du pétrole, ainsi que des formations pour les fonctions les plus spécialisées de son "tableau de fonctions" : opérateurs de raffineries, techniciens de laboratoire, responsables d'opération dans les activités d'extraction du pétrole, etc. Par rapport aux travailleurs du pétrole de Bahia, ces cours débutent à partir de 1956, au moment même où les embauches prennent un grand essor 215 . Pour suivre ces cours, il était nécessaire que les travailleurs aient un niveau de scolarité nettement plus élevé que celui qui était exigé auparavant.

D'après certains documents préservés et les témoignages des responsables de l'entreprise à Bahia, jusqu'au milieu des années 50, la pratique courante d'embauche consistait à absorber la main d'oeuvre existante dans les villes environnantes ; en général, ces travailleurs n'avaient pas d'expérience antérieure du travail industriel et, dans certains cas, ils étaient illettrés. Ce qui s'explique en partie par les caractéristiques du marché du travail régional : un rapport écrit par des responsables de la Raffinerie de Mataripe mentionne le fait qu'il y avait pénurie de main-d'oeuvre qualifiée à Bahia, ce qui les obligeait à envoyer des émissaires dans les États voisins afin de recruter des ouvriers ayant une spécialisation ou ayant un certain niveau scolaire.

De même, cette pratique d'embauche était aussi une conséquence du processus de création de l'organisation administrative de PETROBRAS ; cette entreprise – créée par la loi en 1953, mais qui commence à exister seulement en 1954 –, afin de combler l'absence de structures administratives centrales préalables, a dû donner une grande autonomie à ses représentants régionaux, lesquels avaient le pouvoir de procéder librement aux embauches et aux licenciements, d'après des critères établis au niveau régional.

De cette manière, quoiqu'il soit difficile d'évaluer la proportion de travailleurs illettrés ou analphabètes dans l'industrie pétrolière de Bahia à cette époque, des indices montrent que cette proportion était relativement élevée.

Ainsi, durant les premières années de la décennie 60, aussi bien les syndicats que l'entreprise se sont engagés dans une campagne d'alphabétisation de masse des travailleurs du pétrole (certaines personnes citent le chiffre de 400 travailleurs ayant appris à lire durant cette mobilisation). De même, en 1971, 8 % des employés de PETROBRAS à Bahia étaient considérés comme analphabètes, selon des données citées par Silva (1972). Or, comme dès les années 60 l'entreprise est contrainte par la loi d'effectuer les embauches de travailleurs par le seul biais des concours, il devient évident que les travailleurs ayant un faible niveau de scolarité sont rentrés dans l'entreprise en majorité au cours des années 50.

Ce que nous montre le tableau ci-dessous ; lequel fut composé seulement pour donner une idée approximative du niveau d'instruction des travailleurs embauchés dans la raffinerie de Mataripe durant la décennie 1950.

Niveau d'instruction des travailleurs embauchés par PETROBRAS à Bahia (1954-1960)
NIVEAU D'INSTRUCTION DES TRAVAILLEURS ( %)
ANNÉE ANALPHAbètes cours PRIMAIre ayant suivi le Lycée ou le Collège Instruction non déclarée TOTAL
Jusqu'à 1954 4,3 54,0 6,1 35,6 100
1955 2,7 69,3 8,0 20,0 100
1956 4,4 51,1 6,7 37,8 100
1957 4,3 46,4 27,6 21,7 100
1958 9,2 40,8 25,0 25,0 100
1959 3,1 51,4 30,0 15,4 100
1960 2,5 58,5 15,9 23,1 100
Source : Archives du SINDIPETRO-BAHIA

Ce tableau n'a qu'une valeur indicative pour la politique d'embauche de PETROBRAS durant cette période, car il a été construit à partir des données préservées dans les archives du syndicat du raffinage (SINDIPETRO) 216 . Ainsi, outre le fait que ce tableau se rapporte exclusivement aux travailleurs du raffinage, c'est seulement la partie syndicalisée de ces travailleurs qui est concernée. De même, ces données ont été obtenues vraisemblablement à partir de déclarations des travailleurs (sans besoin de présentation de documents justificatifs) ; ce qui, quand on connaît l'étendue de la discrimination vis-à-vis de l'analphabétisme dans la société brésilienne, doit nous mettre en garde par rapport au risque d'une sous-représentation des personnes analphabètes ; cela, soit en raison d'un refus des travailleurs d'indiquer leur niveau d'instruction, soit du fait de fausses déclarations.

Mais, quoiqu'il en soit, ce tableau peut nous aider à visualiser une tendance à une plus grande qualification de la main d'oeuvre à PETROBRAS à partir de la moitié des années 50. Ainsi, est facilement repérable le fait que la proportion de travailleurs ayant au moins suivi l'enseignement du collège augmente sensiblement, après 1954. Ce qui, dans le cas de la raffinerie, correspond à une période de développement et de renouvellement technologique, ayant pour conséquence immédiate la croissance de la capacité de raffinage, laquelle passe de 10.000 barils/jour en 1955 à 41.500 barils/jour en 1960.

Cette tendance va entraîner des changements importants dans le profil des travailleurs du pétrole de Bahia ; car, en recrutant des travailleurs ayant un niveau d'instruction plus élevé que la moyenne des travailleurs de l'entreprise, on va introduire aussi des travailleurs qui avaient déjà une certaine expérience politique à travers les mouvements étudiants et lycéens, très actifs à l'époque. De même, il s'agissait aussi de travailleurs ayant vécu à Salvador, ou dans d'autres villes importantes, – car c'était là que le marché du travail offrait des travailleurs de ce profil – habitués donc aux commodités de la vie urbaine, ce que ni la ville ouvrière de Mataripe, ni les petites villes pétrolières ne pouvaient offrir. Dans ce contexte, l'emploi à PETROBRAS apparaîtra à certains sous les traits d'une "colonie de réfugiés" :

‘<<J'ai été embauché à la raffinerie en 1959, par la première fois ; je suis rentré et après j'ai demandé ma démission : je n'ai pas supporté la situation à la raffinerie... Je suis parti de chez moi très jeune, c'était mon premier emploi et j'ai trouvé que ce n'était pas un vrai emploi, c'était une colonie de réfugiés, quelque chose comme un camp de concentration, parce que les choses là-bas étaient terribles. J'ai demandé ma démission. (...) Nous avions une vie de chien à PETROBRAS.>> (entretien réalisé par nous, avec un travailleur retraité de PETROBRAS, lequel après avoir demandé sa démission, retournera à l'entreprise en 1960, parce que << ...PETROBRAS payait relativement mieux... >>).’

Après ce que nous venons de mentionner, ce n'est pas un hasard si c'est justement après l'arrivée de ces travailleurs que le processus de construction des syndicats des travailleurs du pétrole va se dynamiser. Non qu'en eux-mêmes, l'origine urbaine et le niveau scolaire soient des facteurs qui amènent toujours à une politisation des travailleurs ; plusieurs chercheurs ont déjà mis en avant les faiblesses des hypothèses faisant le rapprochement entre origine rurale et manque de politisation des travailleurs (voir sur ce point Touraine et Ragazzi, 1961).

Dans le cas particulier des travailleurs du pétrole, ce qui semble avoir été une source potentielle de conflits fut la spécificité d'une situation sociale caractérisée par l'isolement des travailleurs, par les faiblesses des équipements urbains basiques et par le manque d'activités socioculturelles dans les villes pétrolières, qui ne pouvaient satisfaire les aspirations de travailleurs habitués à une autre réalité.

‘<< ... des travailleurs des usines de sucre de canne, quelques-uns de la construction civile, des marins pêcheurs, tous des travailleurs autodidactes, ont été adaptés pour l'opération, pour la maintenance ; mais un personnel de faible scolarité, ayant des aspirations très limitées. La raffinerie vit pendant des années une sorte de paix sociale, car pour celui qui venait de l'usine à sucre, travailler dans la raffinerie de pétrole, avec un contrat de travail, une assistance médicale et quelques autres avantages, c'était un grand progrès. (...) à la fin des années 50 il y a eu le grand développement, de 10.000 bbls la raffinerie passe a 50.000 bbls plus ou moins,(...) Avec l'installation d'unités davantage sophistiquées et d'équipements plus modernes. Il a été ressenti alors la nécessité de recruter des ouvriers en quantité plus importante et avec un niveau scolaire plus élevé ; c'est alors qu'ils sont venus à Salvador recruter parmi les gens de niveau secondaire 217 (...) C'est alors que commence la grande transformation sociologique de Mataripe, parce que nos exigences existentielles et notre capacité d'organisation étaient plus grandes. Il y a eu un choc ! Il y a eu un choc : pendant le cours de préparation 218 commencent les premiers incidents, des protestations ; plusieurs quittent le cours...>> 219 .(Entretien avec M., leader syndical entre 1960 et 1964, et à nouveau entre 1984 et 1990).’

Si les salaires relativement plus élevés, payés par PETROBRAS, étaient capables d'attirer un certain nombre de travailleurs qualifiés, indispensables pour la production, cela n'empêchera pas le développement de revendications ouvrières pour l'amélioration des conditions de travail et de vie des travailleurs du pétrole.

Tous ces éléments allaient favoriser le début des activités syndicales des ouvriers du pétrole de Bahia : l'augmentation du nombre d'ouvriers, concentrés spatialement, aussi bien en termes de lieu de travail que d'habitation, dans des zones relativement isolées ; cela dans une conjoncture marquée par l'instabilité politique et par la présence d'une puissante idéologie nationaliste autour de la question pétrolière. Ce sont quelques-uns des facteurs qui ont facilité la création du syndicat des travailleurs du pétrole de Bahia, à la fin des années 50. Cependant, cela s'est fait d'après des logiques propres à la situation de ces travailleurs. Nous allons y revenir.

Notes
214.

Ainsi, seulement 2 % des ingénieurs recrutés par l'entreprise entre 1956 et 1957 avaient fait leurs études à Bahia ; en revanche, c'était à Bahia que se concentrait le gros des activités pétrolières au Brésil, à cette époque (données in : PETROBRAS, CENAP, Divisão de Ensino, 1957).

215.

D'après l'enquête de Silva (1972), réalisée à partir de 40 % des fichiers de PETROBRAS en 1971, la plupart des travailleurs encore à PETROBRAS en 1971 avaient été embauchés entre 1956 et 1960 (52 %).

216.

Il s'agit des fiches de filiation des travailleurs auprès du syndicat. Ces fiches, jusqu'aux années 60, avaient une rubrique destinée au niveau d'instruction des nouveaux associés. Malheureusement, à partir des années 70, il est devenu courant parmi les syndicalistes de ne plus faire remplir cette rubrique lors des inscriptions des nouveaux adhérents. Cependant, en ce qui concerne le travailleurs syndicalisés au cours des années 50 et au début des années 60, ces fiches sont une base de données très utile.

217.

Correspondant au niveau BAC en France.

218.

C'est une pratique très répandue et il paraît, assez ancienne, à PETROBRAS, de donner une formation aux ouvriers qui vont exercer certaines fonctions techniques dans l'entreprise.

219.

L'on remarquera le jugement peu valorisant que M. porte sur les travailleurs peu instruits et d'origine rurale. Cette manière négative d'envisager la capacité politique des travailleurs peu instruits, peut être considérée comme une caractéristique des leaders syndicaux de PETROBRAS à l'époque ; lesquels partageaient ainsi, sur ce point spécifique, les conceptions dominantes, traditionnelles et conservatrices, du Brésil. Par ailleurs, jusqu'en 1988 les personnes analphabètes n'avaient pas le droit au vote dans le pays. C'est là, peut-être, l'explication de certaines pratiques élitistes que les syndicalistes du pétrole vont mettre en place dans les années 60. On y reviendra.