9.4. Des conflits de générations

Toutes ces transformations de l'industrie pétrolière à Bahia – stabilisation et diminution de la production de l'État, laquelle perd de l'importance vis-à-vis de la production nationale, et vieillissement des petroleiros – provoqueront des changements dans la composition de la force de travail de PETROBRAS.

Dans la mesure où la production bahianaise piétinait, il était à prévoir une diminution des embauches réalisées par PETROBRAS dans l'État, et même, un certain recul du nombre de travailleurs employés par l'entreprise. Cela se produisit, mais pas à la vitesse à laquelle on aurait pu l'imaginer. Ainsi, si en 1971 il y avait 13.000 petroleiros à Bahia, ce nombre était de 12.609 en 1976, et au milieu des années 80 (1987), il y avait 10.502 employés de PETROBRAS dans l'État.

Concernant les embauches, ce processus fut partiellement neutralisé par le besoin de remplacement des travailleurs retraités. Dans la mesure où un nombre important de travailleurs arrivait à l'âge de la retraite, l'entreprise avait besoin d'embaucher d'autres travailleurs pour assurer le renouvellement de sa force de travail. Cela, d'autant plus qu'après les chocs du pétrole des années 70, il était devenu économiquement viable de maintenir en activité même les plus anciens gisements pétroliers de Bahia, ainsi que d'augmenter et de moderniser la production de la raffinerie de Mataripe 224 .

Ces embauches vont se réaliser sur un marché du travail très différent de celui des années 50 et 60. Avec l'arrivée à Bahia d'autres industries à partir de la fin des années 60 et, surtout, avec l'implantation dans l'État du Pôle Pétrochimique de Camaçari, au cours des années 70, le gouvernement fait d'importants investissements dans l'éducation, visant ainsi à adapter et à améliorer la formation professionnelle de la main d'oeuvre bahianaise. C'est dans ce cadre que le nombre d'Écoles Techniques (équivalents des Lycées Techniques en France) et de lycées augmente, augmentant l'offre de lycéens et de techniciens sur le marché du travail de Bahia. Ce que le tableau ci-dessous nous aide à voir.

Enseignement secondaire à Bahia (1970-1974)
ANNÉE Inscriptions dans les Lycées Nombre de diplômés en Lycées Inscriptions dans les Écoles Techniques Nombre de diplômés en Écoles Techniques
1970 51.905 11.171 1.341 171
1971 59.440 13.885 1.648 369
1972 65.804 14.394 2.431 326
1973 72.813 ND 1.913 ND
1974 85.300 ND 2.944 ND
Source : SENAI, 1976 : 112 et 113.
ND : donnée non disponible

Par ailleurs, d'après les estimations réalisées dans le rapport du SENAI (1976 : 115), l'offre de nouveaux techniciens sur le marché du travail de Bahia devait s'élever à 5.830, entre 1974 et 1980 (en moyenne, 833 nouveaux techniciens par an). Au cours de cette même période, le nombre de lycéens ayant obtenu leurs diplômes devait être de 185.539, avec une moyenne de 26.500 lycéens par an.

Cela permettra à l'entreprise du pétrole d'accroître ses exigences en matière de formation professionnelle. D'après de hauts fonctionnaires de PETROBRAS, l'entreprise commence, à cette époque, à exiger de tous les candidats à un emploi, d'avoir terminé le Lycée, et donne la priorité aux candidats issus des Écoles Techniques. Si l'on se souvient que dans les années 50 des travailleurs non alphabétisés sont rentrés dans l'entreprise, on peut prendre la mesure des changements introduits dans la politique d'embauche de PETROBRAS.

Cela permettra l'accès à l'entreprise d'un groupe de travailleurs ayant une expérience différente de celle des travailleurs plus âgés de PETROBRAS. Tout d'abord, un groupe de travailleurs ayant un parcours scolaire différent (les lycées et les Écoles Techniques), venant d'un marché du travail où PETROBRAS ne constituait plus la seule opportunité d'emploi industriel relativement bien payé 225 .

Niveau salarial dans l'industrie pétrolière et pétrochimique au Brésil en 1976 ( %)
Secteur d'Activités ÉCHELLE de RÉMUNÉRATION (nOMBRE de salaires MINImUMS)
  Moins d'un 1–2 2–3 3–5 5–10 10–25 25 ou plus
EXTRACTION PÉTROLIÈRE 0,53 1,68 5,42 14,76 36,31 34,13 5,18
Raffinage du PÉTROLE 0 6,02 6,68 20,34 48,04 17,58 1,32
PÉTROCHIMIE DE BASE 1,57 0,57 17,10 24,75 26,38 28,02 1,42
PÉTROCHIMIE INTERMÉDIAIRE 0,18 15,62 19,83 21,48 26,86 14,12 1,91
PRODUITS PLASTIQUES 0 7,23 23,59 30,22 21,67 13,57 3,72
ENGRAIS NITROGENÉS 0 24,93 16,63 22,52 22,04 9,52 4,37
DÉTERGENTS 0,41 41,77 6,40 27,59 14,48 9,15 0
ÉLASTIQUES 0 1,52 16,67 28,79 9,89 43,18 0
AUTRES 0 1,52 16,67 28,79 9,89 43,18 0
Source : SENAI, 1977 : 65.

Ce que le tableau ci-dessus nous montre, c'est que l'industrie pétrolière demeurait l'industrie qui payait le mieux parmi les industries du secteur pétrole/pétrochimie ; mais les écarts étaient beaucoup moins importants que ceux existant entre l'industrie pétrolière et les secteurs traditionnels de l'économie de Bahia où, au début des années 70, plus de la moitié de la population employée gagnait moins de deux salaires minimums (Singer, 1980).

Cela signifie que, dans le contexte économique des années 70, à Bahia, les jeunes diplômés des Écoles Techniques et des Lycées avaient une possibilité de choix entre PETROBRAS et d'autres compagnies (celles-ci vont augmenter les salaires de certaines professions, parfois, à un niveau plus élevé que ceux de PETROBRAS) ; modifiant ainsi la façon dont l'emploi, dans l'entreprise pétrolière, était envisagé par ses employés les plus jeunes.

‘<<En 1974, on n'acceptait plus le salaire qu'on gagnait en tant que technicien... Des promotions seulement tous les 18 ou 12 mois, selon l'évaluation ... (...) on ne pouvait pas envisager la possibilité de devenir contremaître... Il y avait 4 ou 6 contremaîtres et 2 maîtres dans la raffinerie. Les maîtres étaient des travailleurs qui avaient 10, 15 ou 19 années d'ancienneté de plus que nous ; on ne voyait pas d'opportunités de monter dans l'échelle professionnelle. (...)’ ‘A cette époque, le marché du travail était bon : c'était l'époque de l'installation du Pole Pétrochimique, ..., d'autres entreprises sont arrivées, des entreprises en phase d'installation, elles avaient beaucoup besoin de la main d'oeuvre spécialisée. Dans le secteur de l'instrumentation, alors, c'était la "coqueluche" de l'époque, tout le monde voulait un instrumentiste avec de l'expérience à PETROBRAS. Les entrepreneurs étaient prêts à payer de salaires plus élevés. (...) Alors, moi, plus trois techniciens d'instrumentation de PETROBRAS, on a passé un concours pour rentrer dans "l'entreprise X" qui était en train de s'installer à Feira de Santana 226 , sans connaître le salaire qui était offert ; on a demandé le double de ce qu'on gagnait à PETROBRAS, alors l'ingénieur chef a accepté. Parce qu'on avait de l'expérience.>>(Entretien avec un travailleur de PETROBRAS, rentré dans l'entreprise en 1970).’

Dans les représentations des jeunes, PETROBRAS était une entreprise comme les autres ; dans laquelle on décidait de rester ou de partir, selon les opportunités du marché du travail. Par ailleurs, le travailleur qui nous a donné le témoignage ci-dessus, décidera finalement de rester à PETROBRAS, car les possibilités de monter dans l'échelle professionnelle commençaient à se débloquer et parce que PETROBRAS offrait d'autres avantages (la sécurité de l'emploi, les congés annuels payés double, etc.) que le seul salaire. La décision de rester à PETROBRAS était purement instrumentale, sans aucune référence au nationalisme.

‘<< ... j'allais à l'entreprise X et là-bas je n'aurais pas droit aux vacances payées double ; là-bas ils allaient me payer seulement ce que la loi établit, ..., alors j'ai décidé de rester.>>’

Cette nouvelle donnée du marché du travail de Bahia va pousser l'entreprise à améliorer le salaire des fonctions techniques les plus importantes. Ainsi, des responsables de l'entreprise nous diront que certaines fonctions spécialisées (notamment dans les domaines de la chimie et de l'instrumentation industrielle) seront réformées à cette époque pour éviter la fuite de la main d'oeuvre vers d'autres industries.

Du point de vue des travailleurs plus âgés, cette mentalité des plus jeunes caractérisait un "manque de nationalisme" et d'amour pour le Brésil.

‘<<Le patriotisme de l'époque (avant 1964) était différent de celui d'aujourd'hui.>> (entretien avec un leader syndical de la période 1962-1964)’

Cette manière de concevoir l'entreprise sous un angle purement financier, sans prendre en compte la question du monopole d'État et l'importance de PETROBRAS pour le développement du pays, était jugée d'une manière très négative. Ce qui deviendra une source de conflits entre "jeunes" et "anciens" à PETROBRAS.

‘<<Ce personnel plus jeune, c'est mon opinion, n'avait pas de compromis important avec le monopole. Ce qu'était le Monopole, ce que cela signifiait de privatiser PETROBRAS. (...) Le personnel plus ancien se plaignait du personnel plus jeune à cause de ça...>> (Entretien avec un travailleur embauché en 1970).’

Cette manière différente de concevoir l'entreprise et le monopole d'État sera interprétée par certains travailleurs embauchés dans les années 50 et 60 comme une conséquence directe de la dictature.

‘<<... la vision du travailleur de PETROBRAS était complètement différente de celle d'aujourd'hui. Il avait le sentiment que l'entreprise lui appartenait, c'était une entreprise du peuple brésilien, qui devait être défendue. Il y avait une grande conscience pour la défense de PETROBRAS. Aujourd'hui, cette conscience n'existe plus. Le travailleur d'aujourd'hui, à cause de la dictature, a perdu cette vision de ce qu'est le monopole d'État sur le pétrole. (...)’ ‘Il y a des gens qui pensent, en vérité la grande majorité, que si l'entreprise était privatisée, les salaires seraient meilleurs.>> (Entretien avec un leader syndical des années 60).’

Ces conflits autour du nationalisme deviendront importants au cours des années 80, autour de la question syndicale. Cependant, d'une façon latente ils étaient déjà perceptibles dès les années 70.

Mais c'est au niveau professionnel qu'on peut mieux comprendre les divergences entre "jeunes" et "anciens" dans les années 70. D'après plusieurs témoignages, cela venait surtout du fait qu'il y avait une forte disparité entre niveau de formation et responsabilités dans l'entreprise : les travailleurs les plus jeunes étaient plus diplômés, mais c'était les travailleurs plus âgés qui occupaient les postes de maîtrise.

‘<<Un opérateur I peut avoir un diplôme universitaire et l'opérateur II non, alors il y a une friction culturelle.>> (Entretien d'un travailleur embauché dans les années 70).’

Ce manque de correspondance entre niveau de formation des travailleurs et responsabilités dans l'entreprise provoquait des suspicions de la part des travailleurs les plus âgés et les moins diplômés.

‘<<Avec l'arrivée de notre groupe, le niveau technique s'est beaucoup amélioré dans le secteur. Cela a provoqué des remous. Le personnel n'acceptait pas : il y avait longtemps qu'il ne rentrait plus de gens nouveaux à PETROBRAS et d'un coup, arrivent 14 personnes dans le secteur de l'instrumentation. Alors, les types se sont sentis menacés, ils nous appelaient les "stagiaires pédants". (...) Ils nous regardaient d'un sale oeil.>> (Entretien d'un travailleurs embauché en 1970).’

Du côté des jeunes, cela était vécu comme une injustice ; être soumis à des travailleurs n'ayant pas le même niveau de formation était considéré comme une aberration propre à une entreprise comme PETROBRAS, où la majorité des travailleurs avait beaucoup d'ancienneté.

‘<<...il y avait des gens qui contrôlaient des unités entières et qui savaient à peine signer leur nom. Il y avait des gens travaillant dans la "maison de force", le coeur d'une raffinerie, et qui, aussi, savaient à peine signer leur nom. (...) il y avait de types sans grande instruction et qui étaient chefs, superviseurs, étaient ceci, étaient cela. C'est en 70 qu'il y a eu beaucoup d'embauches... (...), mais les personnes embauchées avaient un niveau plus élevé... On voyait des opérateurs de niveau bac, en train de faire l'Université, et son chef qui pouvait à peine signer son nom.>> (Entretien avec un travailleur embauché en 1970.)’

Il est bien évident qu'il ne paraît pas très crédible que, dans une unité industrielle si complexe qu'une raffinerie, des personnes n'étant pas capables de lire ou d'écrire autre chose que leurs noms aient pu accéder à des postes de responsabilité. Toutefois, comme on l'a vu précédemment, le niveau d'instruction des travailleurs embauchés dans les années 50 n'était pas très élevé, l'analphabétisme était même présent, quoique faible. Le témoignage ci-dessus traduit – outre la caractéristique culturelle de la société brésilienne à valoriser beaucoup les diplômes par rapport à la pratique – le sentiment de certains jeunes sur-diplômés qui étaient rentrés à PETROBRAS à des postes où l'ancienneté et la pratique étaient les conditions sine qua non du développement professionnel.

Selon d'autres témoignages, en revanche, la cause réelle des conflits entre jeunes et anciens fut le fait que PETROBRAS voulut écarter les travailleurs stables des postes de responsabilité, car ils étaient moins malléables aux ordres et aux exigences des "chefs". Ainsi, les jeunes travailleurs monteront rapidement dans l'échelle des fonctions de la compagnie, au dépens des travailleurs les plus âgés. Outre le niveau de formation plus élevé des travailleurs plus jeunes, ce qui leur permettait de suivre des formations avec moins de difficultés 227 , la politique de l'entreprise d'évincement des travailleurs stables a dû peser dans la réussite des "jeunes".

Tout cela laissait latent un conflit de générations à l'intérieur de l'entreprise. Comme on l'a vu, ce conflit n'avait pas seulement pour objet les promotions, mais aussi la symbolique de l'entreprise. Dans la mesure où appartenir à une génération ne relève pas simplement d'une question d'âge, les différences de génération à PETROBRAS s'exprimaient autant, voire davantage, au niveau des valeurs entre "anciens" et "jeunes", qu'au niveau de l'ancienneté.

Ainsi, au niveau du discours, ce que les travailleurs plus âgés reprochaient à la jeune génération c'était son manque de nationalisme. Pour eux, le nationalisme du passé "était différent", plus ferme, plus pur et désintéressé que celui des travailleurs qui rentreront à partir des années 70.

C'est sur la base de ce discours qu'un véritable conflit de générations va prendre forme dans les années suivantes, au niveau des querelles syndicales. Conflit de générations sur le plan symbolique et syndical mais qui, comme on l'a vu, prenait aussi sa source dans le quotidien du travail.

Notes
224.

Ainsi, la raffinerie de Mataripe augmente sa production de 80.000 barils/jour en 1970 à 130.000 bbl/jour en 1980. Par rapport à la production de brut, malgré le fait qu'elle continue de baisser, des techniques nouvelles et plus chères de récupération du pétrole seront introduites pour ralentir le processus de chute de la production.

225.

La branche pétrole/pétrochimie était une des branches proposant les salaires les plus élevés dans le pays. D'après l'étude SENAI (1977 : 64), 65 % des travailleurs de cette branche recevaient plus de cinq salaires minimums.

226.

Ville aux alentours de Salvador de Bahia.

227.

La politique de qualification de la main d'oeuvre, à PETROBRAS, l'amenait à réaliser des "cours de formations" (pour les nouveaux embauchés) et des "cours de spécialisation" très fréquemment. Ainsi, l'entreprise avait donné des cours de formation à 25.580 travailleurs entre la fin des années 50 et 1977. Dans la même période, les cours de spécialisation ont eu 79.209 participants (PETROBRAS, octobre/novembre/décembre 1978, pp. 38).