9.6. De la gestion du travail à PETROBRAS

En plus de ces caractéristiques organisationnelles et économiques, nous pensons important d’ajouter quelques informations relatives à la gestion du travail. Cela se justifie par le fait que, comme nous verrons plus tard, la gestion du travail dans l'entreprise sera mentionnée par la majorité des syndicalistes et des militants syndicaux comme un élément les ayant incité à s’engager dans l'action syndicale à PETROBRAS.

Avant d'avancer dans ce sens, il est nécessaire de situer la gestion du travail à PETROBRAS dans le contexte des entreprises nationales brésiliennes. Ces compagnies sont considérées, par la plupart des chercheurs ayant étudié la question, comme des exemples typiques d'entreprises qui mettent en place des modèles de gestion du travail paternalistes. Ramalho (1989), par exemple, en étudiant la gestion du travail d'une entreprise nationale de construction automobile, entre les décennies 40 et 60, a mis en évidence comment l'idéologie de la sécurité nationale était utilisée comme mode d'imposition de la discipline ; dans la pratique cela signifiait imposer une discipline de travail similaire à la discipline militaire. Ainsi, abandonner son poste de travail était considéré comme une désertion, passible d'emprisonnement, et parfois à l'intérieur même de l'entreprise. De plus, celle-ci interférait jusque dans la sphère de reproduction sociale des employés: par le biais d'une politique sélective de logements mis à disposition des travailleurs, par le contrôle de l'espace urbain sous la responsabilité de l'entreprise et par l'offre de services (assistance médicale, éducation des enfants, etc.) aux travailleurs. Tout ceci amène l'auteur à considérer la gestion du travail de cette entreprise comme très proche du "paternalisme industriel", où les relations de travail sont pensés sur le modèle familial 230 .

Une situation assez semblable nous est décrite par Morel (sans date) à propos des relations existant entre la Compagnie Sidérurgique Nationale (un des grands symboles nationalistes par le passé) et ses employés. On retrouve ici aussi une association entre une idéologie nationaliste et l'offre de “biens de consommation sociale’’ par l'entreprise, comme stratégie de contrôle de l'action collective des travailleurs. Plus près de notre thème, Guimarães (sans date) montrera comment les entreprises pétrochimiques dont le capital était sous le contrôle actionnaire de l'État brésilien avaient mis en place une gestion du travail considérée, par les travailleurs, comme plus humaine que celle mise en oeuvre par les compagnies privées. La concession d'avantages sociaux, la stabilisation de la force de travail, la constitution d'une carrière ouvrière, la politique de formation de la compagnie, etc. étaient interprétées comme caractéristiques d'une certaine gestion étatique de la force de travail.

Nous retrouvons la plupart de ces caractéristiques à PETROBRAS (utilisation du nationalisme comme moyen de contrôle, offre d'assistance médicale, offre de salaires au-dessus du marché, stabilité de l'emploi, politique de formation de la main-d'oeuvre, système de retraite spécial, concession de prêts et de crédits avantageux, etc.). ce qui nous amène à penser que l'entreprise pétrolière fut aussi marquée par le modèle de gestion du travail dont l'État était le promoteur. Nous pouvons donc affirmer que la gestion du personnel de PETROBRAS à Bahia fut dès le départ marquée par le paternalisme, par une volonté d'obtenir l’adhésion du personnel à l’idée du Monopole d'État et des stratégies entrepreneuriales de la compagnie par le biais d'une politique de concession d'avantages sociaux.

Toutefois, ce modèle étatique de gestion du travail ne fut pas à l'abri de changements importants au fil du temps à PETROBRAS. Des changements provoqués par l'évolution de la conjoncture nationale, par l'arrivée, ou le départ, de certains groupes à la tête de l'entreprise, par le type d'action syndicale mené par les travailleurs du pétrole, etc. vont donner un visage propre à la gestion du travail de PETROBRAS.

C'est pour rendre compte de ces transformations que nous proposons une classification des modèles de gestion du travail mis en place par l'entreprise à Bahia. Pour synthétiser, nous pouvons dire que la gestion du travail de PETROBRAS a tourné autour de trois modèles de gestion: un modèle de gestion autoritaire (mis en place dans les années 50 et entre 1964 et les premières années de la décennie 80), un modèle de gestion participative (en vigueur au début des années 60) et un modèle de gestion communicative (adopté à partir de la deuxième moitié des années 80). Ce que ces modèles, construits idéalement, nous aident à voir est le mouvement pendulaire de la gestion du travail à PETROBRAS : alternance entre des périodes de gestion du travail plus libérales et des périodes plus hiérarchisées et autoritaires.

Nous soulignons ici, en outre, le fait que cette classification est basée essentiellement sur la réalité de PETROBRAS à Bahia, et ne peut être transposée à d'autres unités de la compagnie, dans d'autres États, qu'avec beaucoup de précautions. Néanmoins, du fait que ces modèles de gestion du travail ont souffert de l'influence des mêmes conjonctures sociales, ainsi que des mêmes rapports de force au sein de la direction de l'entreprise, nous pouvons penser que l’évolution de la gestion du travail dans les autres unités de PETROBRAS à des points en commun avec celle de l'entreprise à Bahia 231 .

Le modèle autoritaire de gestion du travail commença à être mis en place dans les premiers temps de l'entreprise. A une époque où la politique de gestion du personnel de la compagnie était en train de s’élaborer et où les syndicats n'étaient pas encore devenus des acteurs collectifs représentatifs, les responsables régionaux de PETROBRAS vont mettre en oeuvre une politique fondée sur des mécanismes de contrôle très autoritaires. De la même façon que dans le cas de la compagnie automobile étudiée par Ramalho (1989), on essayera d'habituer les travailleurs au temps du travail industriel ; cela par des mesures coercitives, qui n’excluaient même pas l'emploi de la violence physique contre le personnel.

La principale caractéristique de ce modèle était une grande différentiation de statuts et de pouvoir entre le personnel d'encadrement et le personnel d’exécution. Cela se traduisait par différents avantages pour les premiers, tels des clubs de loisirs privatifs, des places réservées dans le cinéma tenu par la compagnie, des conditions de travail plus favorables, etc. De même, dans les logements et dans la ville ouvrière que la compagnie tenait à la disposition de ses employés, les ingénieurs et techniciens bénéficiaient de conditions nettement plus favorables que celles des autres travailleurs. Ceux-ci étaient même, selon plusieurs témoignages, interdits de circulation dans certains endroits réservés aux ingénieurs et techniciens.

De plus, à cette époque, les règles n'étant pas encore institutionnalisées et explicitées (c'étaient des règles plutôt informelles), les agents de maîtrise jouissaient d'un pouvoir et d'une autonomie extraordinaires par rapport aux périodes ultérieures. Ainsi, par exemple, en l'absence de normes générales d'embauche 232 , était mise en oeuvre une politique de recrutement où le personnel d'encadrement avait pleins pouvoirs pour choisir ou nommer les nouveaux employés de l'entreprise. Ils avaient aussi le pouvoir, par des démarches très simplifiées, de licencier le personnel exécutant, ce qui était perçu par ceux-ci comme un signe du manque de respect des chefs à leur égard. Cela était renforcé par les très mauvaises conditions de travail et de vie de l'époque: l'isolement par rapport aux centres urbains, le manque de biens de consommation collective, la mauvaise qualité de la nourriture offerte par l'entreprise, etc.

Avec la montée en puissance des syndicats des travailleurs du pétrole au début des années 60 – ce qui, jusqu'à un certain point, fut une conséquence des conditions de travail jusqu'alors en vigueur –, ce modèle de gestion sera de plus en plus contesté par les employés de PETROBRAS. C'est également le moment où des groupes politiques voulant établir une base de soutien parmi les travailleurs industriels du pays arrivent au pouvoir, permettant l'établissement de certaines formes d’alliances entre leaders syndicaux des travailleurs du pétrole et direction de PETROBRAS. C'est le début d'une gestion participative.

En vérité, avec ce modèle de gestion, c’était une ébauche de cogestion qui se dessinait. Sa caractéristique principale était la participation des syndicats dans les décisions importantes de la compagnie. Cela était même valable lors de la nomination des P.D.G. de PETROBRAS, le soutien des syndicalistes étant essentiel pour quiconque voulait accéder à la tête de la compagnie pétrolière. Cela permettra une nette amélioration des conditions de travail des ouvriers du pétrole ainsi qu'une limitation du pouvoir discrétionnaire des agents de maîtrise, notamment avec la création de commissions paritaires entre syndicalistes et responsables de l'entreprise pour décider des questions disciplinaires et des avantages qui devaient être accordés aux travailleurs. En contrepartie, les syndicats se verront réduits à un rôle de contrôle des travailleurs, les empêchant de mettre en danger les bases de l'accord entre syndicalistes et dirigeants de la compagnie.

Avec le coup d'État de 1964 et la mise à l'écart des leaders syndicaux populistes de la compagnie pétrolière, le champ sera ouvert à un retour du modèle de gestion du travail autoritaire. La principale différence par rapport à la gestion des années 50 sera l'institutionnalisation et la militarisation des pratiques de gestion. Celles-ci deviendront plus hiérarchiques e défavorables aux travailleurs, avec notamment la mise en cause de certains avantages conquis au cours de la période antérieure. De même, les syndicats seront complètement exclus des prises de décisions réalisées à l'intérieur de l'entreprise, les négociations collectives pour résoudre les questions salariales ayant même été supprimées.

Ce modèle de gestion ne devient possible que par les caractéristiques propres à la conjoncture brésilienne de l’époque, où les Militaires à la tête du pouvoir politique réprimaient violemment toute tentative d'organisation autonome des travailleurs et maintenaient sous strict contrôle les syndicats, lesquels ne pouvaient même pas distribuer des tracts à l'intérieur de la compagnie pétrolière sans l'autorisation de la direction de l'entreprise.

La situation sera toute autre à partir de la moitié des années 80, quand un nouveau modèle de gestion du travail sera mis en oeuvre par l'entreprise: le modèle communicatif. En effet, la fin de la dictature militaire et l'émergence d'un mouvement syndical très actif, y compris à l'intérieur de PETROBRAS, poussera les responsables de la compagnie à essayer de trouver des mécanismes de gestion plus démocratiques. Le but affiché de ces mécanismes sera l'établissement de moyens de communication avec les travailleurs et, en dernier ressort, avec les syndicats. Dans ce sens, on accordera une grande importance à l'amélioration des relations entre le personnel d'encadrement et le personnel d’exécution, notamment par le biais de la multiplication de formation en ressources humaines.

Cela ne signifie cependant pas que l'entreprise commencera à mettre en question la place de la hiérarchie, telle qu'elle a été conçue à PETROBRAS, dans les rapports sociaux au sein de l'entreprise. Mais la direction se rendra compte de la nécessité d'établir de nouvelles stratégies de communication avec ses ouvriers afin de contrer les avancées des syndicats et de pouvoir tisser des liens plus forts entre l'entreprise et ses travailleurs. Une des conséquences de ce changement d'attitude de l'entreprise fut le démantèlement du Service du Personnel, en 1987, et la reconstruction de deux autres services: celui des Relations Industrielles et celui des Ressources humaines. Ce fait atteste, en effet, d’une préoccupation croissante de la compagnie pour la question de la gestion des ressources humaines.

Nous reviendrons sur les pratiques de gestion du travail que la compagnie pétrolière a développé au fil du temps, mais ce rapide aperçu des modèles de gestion de PETROBRAS nous montre combien l'évolution des pratiques syndicales des travailleurs du pétrole de Bahia fut influencée par les politiques de gestion de l'entreprise.

Notes
230.

Pour une discussion sur le paternalisme industriel, voir Barrere-Maueisson (1987) et Debouzy (1988).

231.

Nous étudierons plus en détail les caractéristiques de ces types de gestion du travail plus loin mais, d'ores et déjà, nous soulignons le fait que cette caractérisation de la gestion de l'entreprise est basée surtout sur des témoignages de travailleurs et d'ingénieurs ayant vécu cette période.

232.

C’est seulement au début des années 60 que les concours deviendront obligatoires pour l'embauche à PETROBRAS.