10. Les Temps Héroïques ou la formation de l'identité petroleira (1954-1960)

10.1. La création des syndicats des travailleurs du pétrole de Bahia

Le fait qui marque effectivement le début de l'histoire du mouvement syndical des ouvriers du pétrole fut la création de l'Association Professionnelle des Travailleurs de l'Industrie du Pétrole dans l'État de Bahia en octobre 1954. Pratiquement un an après la signature de la loi de création de PETROBRAS et cinq mois après le début effectif des activités de l'entreprise, les travailleurs du pétrole de Bahia ouvrent la voie pour la création de leur syndicat. Comme nous le savons, à l'époque, avant que le Ministère du Travail puisse donner l'autorisation à une profession de créer son propre syndicat, étaient nécessaires la création, et l'inscription auprès du Ministère du Travail, d'une association représentant au moins 30 % de la base. Qu'elle ait pu se consolider si rapidement après l'installation officielle de PETROBRAS, est signe non seulement de l'importance symbolique et institutionnelle de la création de l'entreprise nationale du pétrole, mais aussi qu'une certaine activité organisatrice s'élaborait déjà parmi les travailleurs du pétrole de Bahia, avant cette date.

D'après plusieurs témoignages de personnes ayant participé à ces événements, les signatures nécessaires pour faire enregistrer cette Association ont été obtenues en dehors des assemblées organisées dans ce but, comme cela est prévu par la législation syndicale brésilienne. Ces assemblées étaient en général peu fréquentées, obligeant les militants engagés dans la création d'un syndicat à aller cueillir les signatures nécessaires sur les lieux de travail, ou dans les résidences des travailleurs. Toujours d'après les témoignages des militants de cette époque, la principale raison à cela était la peur des travailleurs par rapport aux représailles de l'entreprise.

Ainsi, le recueil des signatures en dehors des assemblées était réalisé en catimini, loin de la surveillance des chefs, comme une chose interdite. En raison du manque de sources écrites 233 sur cette période, il est difficile d'évaluer jusqu'où cette absence des travailleurs aux premières réunions était motivée par la crainte réelle des sanctions, ou tout simplement par l'absence de légitimité du phénomène syndical parmi les travailleurs, à cette époque 234 .

En tout cas, pour combler leur manque de légitimité face à la base, il fallait, aux premiers militants, vaincre les réticences des ouvriers à "lutter contre le gouvernement" ; c'est-à-dire la crainte de s'opposer à l'entreprise et aux représentants légitimes du gouvernement dans l'entreprise, les ingénieurs. Ils ont donc fait appel à des "autorités" extérieures à PETROBRAS. C'est ainsi qu'ils ont contacté le président de la Fédération des Travailleurs de l'Industrie de l'État de Bahia, Mr Luiz Sergio Barbosa, 235 dont la présence aux réunions et assemblées de renseignements syndicaux était jugée très importante.

Toujours est-il qu'il a fallu presque trois ans pour que les militants puissent obtenir la reconnaissance de l'Association, car celle-ci ne fut reconnue par le Ministère qu'en mai 1957. Une fois reconnue l'Association, le chemin sera plus court pour la transformation de celle-ci en syndicat, ce qui survient en novembre 1957.

Très symbolique – et significatif de l'importance que les travailleurs du pétrole commençaient à avoir dans le contexte bahianais – fut le fait que les billets d'avion pour qu'une commission de trois travailleurs puisse aller à Rio de Janeiro, lors du passage de l'Association en Syndicat, furent offerts par un sénateur du Parti Travailliste Brésilien. Cela, allié à la participation du président de la Fédération des Travailleurs de l'Industrie de Bahia aux principales réunions des travailleurs, parait montrer que le processus de création du syndicat des travailleurs du pétrole n'a pas cessé d'attirer l'attention de groupes syndicaux et politiques intéressés à augmenter leur influence parmi les travailleurs du pétrole.

Très indicatif de cela, fut aussi la présence de plusieurs politiciens et représentants des pouvoirs publics à la cérémonie d'intronisation de la première direction du syndicat des travailleurs du pétrole en mars 1958 ; y étaient présents, outre les représentants de l'entreprise à Bahia, le gouverneur de l'État de Bahia, le P.D.G. de PETROBRAS, ainsi que plusieurs députés fédéraux. La présence de représentants de l'entreprise (même le P.D.G. est venu de Rio de Janeiro pour la cérémonie), indique qu'il y avait une certaine proximité entre les premiers syndicalistes et certains secteurs des hauts dirigeants de la compagnie ; selon la déclaration du président du syndicat aux travailleurs, lors d'une assemblée en avril 1958 – dont nous avons pu consulter le résumé – toutes les dépenses de la cérémonie furent payées par PETROBRAS elle-même 236 . Ce qui n'allait pas cesser d'alimenter les critiques parmi les travailleurs du pétrole, dans le futur.

L'important à souligner ici est que le processus de création des syndicats des travailleurs du pétrole a été suivi de très près par d'autres acteurs sur l'échiquier politique bahianais. Outre les dirigeants de l'entreprise, intéressés au maintien d'un certain contrôle sur les syndicats, des politiciens plus ou moins liés aux groupes populistes et d'autres syndicalistes, suivirent de près la dynamique qui donna naissance aux syndicats des "petroleiros". Autrement dit, l'action organisatrice des employés de PETROBRAS fut favorisée par la conjoncture socio-politique du pays.

Toutefois, la création du syndicat ne s'est pas passée comme le voulaient les travailleurs. Dès le départ, le but affiché de ceux-ci était de construire un syndicat représentatif de tous les employés de PETROBRAS, c'est-à-dire aussi bien de ceux assignés aux activités d'exploration et de production du pétrole, que de ceux de la raffinerie de Mataripe. Ainsi, dans toutes les directions de l'Association Professionnelle, il y avait des représentants de ces deux secteurs de l'industrie pétrolière. Cependant, lors de la procédure de reconnaissance du syndicat, les techniciens du Ministère du travail responsables de ces démarches ont refusé cette demande de représentation élargie. Prétextant que les activités développées par les travailleurs de l'exploration et de la production se rangeaient dans la classification d'activité industrielle extractive, tandis que le raffinage du pétrole était une activité industrielle chimique 237 , la représentativité du nouveau syndicat 238 ne fut accordée qu'aux travailleurs de l'exploration et de la production du pétrole, plus nombreux à cette époque. A titre provisoire, les travailleurs du raffinage pouvaient s'affilier au SINDIPETRO-extraction, mais à plus long terme, il leur fallait créer leur propre syndicat.

Immédiatement, les syndicalistes du SINDIPETRO-extraction 239 ont fait appel de cette décision, demandant une réévaluation du problème. En même temps, dans la composition de la liste majoritaire qui allait prendre la direction du syndicat nouvellement créé, les postes clés furent partagés entre des militants issus des deux secteurs de PETROBRAS (raffinage et extraction).

Mais, en raison de l'attente et pour prévenir le cas où cette demande serait refusée, les ouvriers du raffinage ont poursuivi le processus de formation de leur propre syndicat. Après l'impact de la décision du Ministère du Travail ne concédant le droit de représentation par le premier syndicat qu'aux ouvriers de l'extraction, toutes les énergies des militants se sont concentrées sur l'organisation d'une Association Professionnelle. Pour l'obtention d'une charte syndicale, cette phase était indispensable. Avec le concours du même Luiz Sérgio Barbosa, président de la Fédération des Travailleurs dans l'Industrie de Bahia, l'Association Professionnelle des Travailleurs du Raffinage du Pétrole de l'État de Bahia est créée en juin 1959. Selon Oliveira Jr (1996), l'entreprise essayera d'enrayer ce processus, se refusant à effectuer le prélèvement des mensualités des associés en faveur de cette association. Ce qui n'empêchera pas que cette association soit transformée en syndicat 240 en novembre de la même année.

Le sens à donner à la division des travailleurs du pétrole en deux syndicats est controversé et jusqu'à aujourd'hui il existe plusieurs versions. Pour les uns, certaines forces politiques ont interféré sur la décision du Ministère du Travail, afin d'éviter qu'un seul syndicat ne puisse représenter une profession qui devenait très importante au niveau économique et symbolique dans la société bahianaise. D'après cette manière de voir les choses, c'était donc un acte typique de la bureaucratie du Ministère du Travail, laquelle employait tous les expédients pour empêcher la libre organisation des professions les plus puissantes.

Pour d'autres, c'est d'abord les divergences entre les militants de la raffinerie et ceux de l'extraction qui serait à l'origine de cette décision ministérielle. Selon cette version, les militants du raffinage ont utilisé leurs contacts politiques pour faire pression sur la commission chargée d'évaluer la demande des travailleurs du pétrole dans le but d'éviter la création d'un seul syndicat. Cela, parce qu'ils craignaient d'être sous-représentés par rapport aux travailleurs de l'extraction, à cette époque déjà plus nombreux que ceux du raffinage.

Bien sûr, nous rentrons là sur un terrain trop incertain, trop entouré de zones d'ombre, où les accusations personnelles des uns et des autres voudraient suffir comme preuves définitives 241 . Ces différentes versions expriment, en vérité, des querelles entre les principaux groupes politiques en activité dans le mouvement syndical des travailleurs du pétrole de Bahia durant les années 50 et 60. Les uns et les autres voulant donner la responsabilité de la division de la base aux adversaires.

Toutefois, en dehors des stratégies de ces groupes, toute la polémique autour de cette question vient démontrer combien ce partage en deux syndicats différents d'un groupe de travailleurs qui avait construit une solidarité interne autour de l'appartenance de ses membres à une même entreprise, et non par rapport au secteur d'activité de la branche, a été vécu comme une défaite par les travailleurs. Ce qui explique la popularité, jusqu'aux années 90, des demandes d'unification des deux syndicats auprès des employés de PETROBRAS 242 .

Quoi qu'il en soit, l'existence de deux syndicats différents pour représenter non seulement une même base socioprofessionnelle, mais aussi les travailleurs d'une même entreprise, allait constituer une des spécificités des travailleurs du pétrole de Bahia, par rapport au système dominant au Brésil.

Ces événements seront lourds de conséquences pour l'avenir du mouvement syndical de ces travailleurs. Dans les discours, l'unité d'action sera toujours un idéal à atteindre, même si dans la pratique, des différends politiques et idéologiques entre les leaders syndicaux vont souvent opposer ces deux syndicats.

Pourtant, cela n'empêchera pas que, aux yeux de la base syndicale et aux yeux de la société bahianaise, les "petroleiros" ne constituent qu'un seule groupe professionnel, avec deux syndicats, différents certes, mais, néanmoins, un même groupe de travailleurs. En ce sens, le sentiment d'appartenance à une même entreprise l'emportait sur l'identité syndicale liée à chaque syndicat.

Notes
233.

Seuls les comptes rendus des réunions de l'Association des travailleurs du pétrole ont été préservés ; ces comptes rendus, quoiqu'ils nous donnent à voir la marche des procédures légales pour obtenir la reconnaissance du Ministère du travail et les querelles de pouvoir parmi les dirigeants, contiennent peu de données sur la participation de l'ensemble de la corporation dans le processus de formation du syndicat ; même le nombre de signatures par réunion n'est pas significatif, car afin de se procurer une légitimité légale, essentielle pour voir approuvée la demande de reconnaissance par le Ministère, les militants faisaient signer le livre de signatures à des travailleurs qui n'étaient pas présents à la réunion.

234.

Il est évident que la thèse selon laquelle les travailleurs avaient peur des réactions de l'entreprise – thèse privilégiée à l'unanimité par les témoignages recueillis auprès des militants de cette époque –, était aussi un moyen d'exalter l'action de ces militants. Cela étant, ce n'est pas contradictoire avec d'autres souvenirs que beaucoup de travailleurs (et pas seulement les militants) gardent de cette période, en l'occurrence les souvenirs d'une forme de gestion trop autoritaire.

235.

Selon certains militants de l'époque, Mr Barbosa était lié au Parti Travailliste Brésilien(PTB). Par ailleurs, le soutien de politiciens ou de personnes liées à des partis politiques, surtout le PTB et le Parti Communiste Brésilien (PCB), aux efforts de création d'une organisation syndicale parmi les ouvriers du pétrole, paraît indiquer que ce processus n'était pas si indépendant et spontané que les divers témoignages recueillis veulent nous le faire croire.

236.

Dans le résumé de cette assemblée on affirme que l'entreprise a payé notamment le repas, offert à 1.000 personnes lors de la cérémonie.

237.

Classifications établies d'après la Consolidation des Lois Travaillistes (CLT) ; le but de ces classifications était d'empêcher que des bases socioprofessionnelles différentes ne soient représentées par un même syndicat, et ce dans l'esprit de la législation syndicale brésilienne.

238.

Dénommé "Syndicat des Travailleurs de l'Industrie du Pétrole à Bahia", plus connu sous le nom de SINDIPETRO-extraction ou, après les années 60, STIEP.

239.

Ainsi appelé en opposition à l'autre syndicat des travailleurs du pétrole de Bahia, celui des travailleurs de la raffinerie, qui apparaîtra en 1959 et qui prendra le nom de SINDIPETRO-raffinage. Le SINDIPETRO-extraction changera de nom dans les années 60, il s'appellera alors STIEP. Ici, on fera référence seulement à cette dernière dénomination, afin d'éviter des confusions sur le nom des syndicats.

240.

Il s'agit du "Syndicat des Travailleurs de l'Industrie du Raffinage de Bahia", plus connu sous le nom de SINDIPETRO ou SINDIPETRO-raffinage.

241.

Ces versions ne commencent à gagner un statut public que dans les années 80, lorsque des syndicalistes de cette période retournent aux syndicats. Par contre, dans les documents syndicaux des années 50 et 60 préservés, il n'y a pas de contestation du fait que la décision du Ministère du Travail était due à une interprétation tendancieuse de la bureaucratie ministérielle.

242.

En effet, les deux syndicats des travailleurs de PETROBRAS à Bahia seront unifiés en 1996.