10.2. Le processus de légitimation des syndicats

Une fois créés les syndicats, les militants vont essayer d'accroître leur légitimité parmi les travailleurs du pétrole. Pour atteindre cet objectif, plusieurs stratégies seront alors mises en pratique, surtout celle d'augmenter le nombre de travailleurs syndiqués et celle d'insérer la résolution des problèmes quotidiens des travailleurs dans le champ de l'action syndicale. Cela, non sans résistances de la part de l'entreprise et d'une partie des syndicalistes.

Ainsi, dès l'année 1957, année de création du STIEP, les comptes rendus des assemblées syndicales font référence à des débats très agités relatifs à l'inertie du syndicat vis-à-vis de la résolution de certains problèmes des travailleurs, notamment ceux liés à la question salariale et aux conditions de travail. D'après ces comptes rendus, rédigés par des responsables syndicaux, il semble qu'une partie de la direction syndicale n'envisageait pas de mener une action plus revendicative vis-à-vis de l'entreprise ; ce qui était vivement contesté par les militants plus à gauche. Ainsi, si le président du syndicat faisait souvent référence à son souci d'éviter des mesures répressives de la part de l'entreprise et du gouvernement – mentionnant le fait que le syndicat avait eu besoin de l'entreprise jusque pour préparer la cérémonie d'intronisation de la direction syndicale –, ses opposants mettaient en avant les conditions de travail et de vie difficiles des travailleurs du pétrole, ainsi que leur déception, face à l'incapacité du syndicat de résoudre ces problèmes.

Ces mêmes militants, se souvenant de cette période, seront très critiques vis-à-vis de la direction syndicale. Pour certains, il y avait même une convergence d'intérêts entre cette direction et les représentants de l'entreprise à Bahia, le syndicat étant plus un moyen de contrôle des travailleurs qu'autre chose.

Plus que des querelles entre groupes syndicaux rivaux, ces comptes rendus témoignent d'un certain manque de légitimité du syndicat comme instrument de résolution des problèmes quotidiens des travailleurs. Les discussions qui ont été rapportées ne font aucune référence à la résolution pratique de ces problèmes, la question des augmentations de salaires occupant le devant de la scène. Il s'agissait de savoir si le syndicat devait entamer une action en justice pour obliger l'entreprise à concéder des augmentations plus importantes que celles qu'elle proposait, ou si, à l'inverse, il fallait essayer de négocier avec l'entreprise jusqu'au bout. Dans ces limites, des actions collectives menées par les syndicats n'étaient pas envisagées ; soit par crainte des représailles – comme c'était le cas pour la direction du syndicat –, soit par crainte que les travailleurs ne suivent de tels mouvements.

Quoi qu'il en soit, dans cette période initiale, le syndicat a joué un rôle indirect dans les décisions de l'entreprise. Lors des négociations salariales de 1959, par exemple, PETROBRAS concède deux augmentations salariales aux travailleurs du pétrole de Bahia. Augmentations inférieures aux revendications des travailleurs, mais en tout cas s'écartant de la règle d'une seule augmentation salariale annuelle. Ce qui peut être interprété comme une volonté de l'entreprise d'éviter que le mécontentement des travailleurs – souvent mentionné dans les comptes rendus des assemblées du STIEP et dans les témoignages des travailleurs ayant vécu cette période – ne débouche sur des mouvements collectifs institutionnalisés.

Cela, d'autant plus que plusieurs mouvements spontanés de travailleurs commençaient à voir le jour à cette période. On ne dispose que de sources orales sur ces mouvements 243 , mais d'après la majorité des survivants de cette période, ils étaient relativement fréquents. C'étaient des mouvements spontanés, ou organisés sans la participation du syndicat, revendiquant des améliorations de l'ambiance de travail : soit des conditions de travail, soit des rapports en vigueur entre les agents de l'encadrement et les ouvriers.

Ainsi, certains ouvriers mentionnent des manifestations de mécontentement dans la raffinerie par rapport aux conditions de logement dans la "ville ouvrière" et par rapport à certaines interdictions que les travailleurs étaient censés respecter : de ne pas se promener dans certaines rues de la "ville" de Mataripe, par exemple. De même, dans l'exploration et la production de pétrole, on mentionne de très dures conditions de travail et des rapports difficiles avec les agents d'encadrement comme étant à la source de quelques mobilisations de salariés : ce fut le cas, d'après un témoignage, de l'organisation des travailleurs pour demander le transfert d'un médecin qui avait refusé de recevoir un ouvrier accidenté à cause de la mauvaise présentation de celui-ci, ses habits étant sales.

C'est dans ce contexte qu'en 1960 accèdent à la tête des syndicats du pétrole deux groupes de syndicalistes plus engagés dans l'organisation des travailleurs que ne l'était la direction précédente du STIEP.

En ce qui concerne ce syndicat, le nouveau président était issu du mouvement étudiant et des mouvements sociaux ; il avait même fait partie de la campagne "Le pétrole est à nous", où il avait pu établir des liens avec les politiciens varguistes et nationalistes. Ce qui, d'après lui, l'avait protégé contre un licenciement ; la volonté de l'entreprise étant de le licencier pour l'empêcher de participer aux élections syndicales. De plus, selon ses propres aveux, lors de sa campagne électorale, il a pu compter avec l'aide de syndicalistes et de militants syndicaux communistes pour réussir à obtenir le contrôle du syndicat.

Avec lui, la proximité des leaders syndicaux avec certains politiciens populistes et nationalistes devient un élément important d'auto-légitimation ; non seulement, par la présence de ces politiciens lors des assemblées ou lors de la cérémonie d'intronisation de la direction syndicale, mais aussi par l'utilisation, au niveau du discours, de la proximité entre syndicalistes et politiciens comme argument du bien fondé de la politique menée par la direction syndicale.

Ainsi, lorsqu'il est questionné par un associé du syndicat sur les mesures prises pour obliger l'entreprise à revenir sur sa décision de licencier le président et le Secrétaire du SINDIPETRO, en juin 1960, il fera mention de "contacts avec des autorités de Brasilia" 244 . Cela deviendra un des points les plus significatifs de l'action syndicale des travailleurs du pétrole durant les années qui vont suivre.

Le cas du syndicat du raffinage (SINDIPETRO) est tout aussi remarquable. L'élection de la direction du nouveau syndicat, créé en novembre 1959, a lieu en mai 1960 sans conflit, car un seul groupe se présentera ; essentiellement le même groupe qui avait fondé l'Association, plus quelques nouveaux militants. Les responsables de ce syndicat vont essayer de se démarquer du type d'action syndicale en vigueur au STIEP au cours des années antérieures. Selon les témoignages de certains personnages clefs de la création du SINDIPETRO, les travailleurs du raffinage souhaitaient vivement changer l'image des syndicats. Ce qui était considéré comme une réaction au modèle conservateur d'action syndicale mis en pratique jusqu'en 1960 dans le STIEP.

‘<<Le personnel de la raffinerie reprochait l'action médiocre du syndicat de l'extraction, lequel a toujours été très important mais aussi très dispersé. Comme les contacts étaient plus faciles dans la raffinerie, les ouvriers y étaient plus combatifs. On disait alors qu'on n'arrivait pas à résoudre nos problèmes parce que le syndicat de l'extraction était trop conformiste.>>(Entretien avec Mário Lima 245 )’

Avant l'intronisation de la direction du SINDIPETRO, l'entreprise licencie le président et le premier secrétaire. Cet événement aura une grande répercussion dans les milieux politiques de Bahia, où même le Gouverneur et le Conseil Régional vont adresser des messages au président de PETROBRAS, intercédant en faveur des leaders licenciés. Ces licenciements, qui allaient à l'encontre de la législation syndicale en vigueur (où tous ceux qui avaient participé aux élections syndicales bénéficiaient d'une immunité contre le licenciement pendant un an, sauf en cas de faute grave), paraissent démontrer le désir de l'entreprise de stopper la croissance de l'action revendicative des syndicats.

En règle générale, de tels faits auraient nécessité d'attendre une décision de la Justice du Travail pour pouvoir envisager une issue favorable aux travailleurs. Cependant, la répercussion du licenciement de deux syndicalistes étant très importante dans les milieux politiques de Bahia, l'entreprise a dû revenir en arrière. Ainsi, outre le fait que la presse bahianaise donna une couverture importante à l'attitude initiale de PETROBRAS, la présence du gouverneur de l'État, du maire de Salvador et de plusieurs hommes politiques de Bahia à la cérémonie d'intronisation de la direction du SINDIPETRO, y compris des représentants encore licenciés, donna une visibilité publique plus importante à l'épisode.

Le problème sera résolu avec la venue à Bahia du président de la République, Juscelino Kubitschek, pour inaugurer un oléoduc. Les pressions des politiciens bahianais ont dû influencer la décision du gouvernement pour obliger les responsables de PETROBRAS à revenir sur leur décision. Très symboliquement, lors de la visite de Kubitschek à la raffinerie de Mataripe, c'est un des leaders syndicaux qui avait été licencié qui fut choisi pour saluer la venue du président de la République.

Selon plusieurs témoignages, ces événements représenteront un gain de légitimité très important pour les syndicats, dans la mesure où ils deviendront des interlocuteurs valables face à une gestion considérée de plus en plus comme autoritaire.

De plus, cela atteste non seulement d'une montée en puissance des syndicats des travailleurs du pétrole dans le panorama de Bahia, mais aussi du niveau d'imbrication entre les syndicalistes et les politiciens populistes au Brésil à cette époque. Au cours d'une année électorale (des élections présidentielles et législatives) il n'était pas de bon ton de négliger les demandes des leaders syndicaux d'une classe professionnelle qui avait déjà un poids numérique (les ouvriers du pétrole bahianais étaient environ 13.000) et économique important pour l'État de Bahia.

Très probablement, si l'on considère la légendaire lenteur de la Justice du Travail brésilienne, ce sont plutôt les pressions politiques sur la direction de l'entreprise qui l'ont amenée à changer sa décision en si peu de temps. PETROBRAS était en train de devenir une entreprise à vocation politique ; cela, dans la mesure où les rapports de forces entre les groupes politiques dominants dans la vie nationale s'y jouaient également. Or, dans un contexte politique de développement des syndicats de travailleurs urbains dans la vie publique, la décision de licencier des dirigeants syndicaux à PETROBRAS ne pouvait que heurter les intérêts de groupes présents au gouvernement.

Cependant, le plus important dans cet épisode n'est pas la place que les enjeux politiques gagnent peu à peu à l'intérieur de l'entreprise pétrolière. Le plus important ici, est la légitimité que la voie syndicale acquiert comme vecteur de changement. Participer à une action syndicale, comme d'ailleurs à toutes les formes d'action collective, signifie d'abord que l'on considère cette forme d'action comme plus légitime et davantage garante de succès que d'autres formes d'action. Autrement dit, l'action syndicale devenait, dans les représentations des travailleurs du pétrole, une modalité d'action légitimée par l'expérience passée.

‘<<Nous avions l'immunité syndicale. Toute la direction syndicale a l'immunité syndicale pendant le période de son mandat. On ne peut pas licencier un de ses membres, sauf pour faute grave, et même ainsi il faut le justifier. Alors, ils (les responsables de l'entreprise) étaient coincés. Nous avions des avocats avec nous. Ils ont dû, après 20 ou 30 jours, nous réadmettre. Cela a été un très grand renfort pour le syndicat. Après cela tout le monde disait, le syndicat est là, c'est notre syndicat. Mon retour à l'entreprise, ainsi que celui de Mário Lima, ont été d'une grande utilité pour le syndicat.>> 246 .’

Quoi qu'il en soit, le retour des deux syndicalistes à l'entreprise donna beaucoup de légitimité au syndicat du raffinage. Ce qui est visible par la croissance du nombre de travailleurs syndiqués : jusqu'en 1958, seulement 405 travailleurs de la raffinerie étaient syndiqués, nombre auquel il faut rajouter 270 travailleurs qui ont été syndiqués en 1959 ; en 1960 rien moins que 1.485 travailleurs de Mataripe se sont syndiqués.

De même, cela entraînera un changement dans la perception du pouvoir de l'entreprise par rapport aux relations de travail :

‘<<ça change les mentalités...(...). ... nous avons été les deux premiers ouvriers de PETROBRAS à être licenciés et à revenir après. Parce qu'auparavant, c'était une décision irrévocable, tout le monde avait peur d'être licencié. Nous avons réintégré, ce qui a mis fin au mythe selon lequel les licenciements à PETROBRAS étaient sans retour.>> (Témoignage de Mário Lima).’

Durant cette période, on peut noter que les syndicats des travailleurs du pétrole commencent à gagner une légitimité nouvelle vis-à-vis des travailleurs et de l'entreprise. Jusqu'à un certain point, cette légitimité était davantage due à la politisation croissante des syndicats dans le pays, qu'à un réel pouvoir des syndicalistes de mobiliser les travailleurs. Néanmoins, la visibilité publique ainsi obtenue agissait dans le sens d'une augmentation de la participation des travailleurs à la vie des syndicats ; lesquels allaient devenir des symboles importants de l'identité des travailleurs du pétrole dans les années qui allaient suivre.

Quoi qu'il en soit, c'est lors de la grève de novembre 1960 pour l'égalisation salariale des travailleurs du pétrole de Bahia avec les travailleurs de PETROBRAS dans d'autres États du pays, que ces syndicats réussiront à devenir de véritables acteurs collectifs.

Notes
243.

Un de ces mouvements nous est rapporté par Oliveira Jr. (1996). D'après cet auteur, le journal O MOMENTO du 26/02/57 publia un article sur les revendications d'augmentations salariales de 200 travailleurs du secteur de la charpenterie de la raffinerie de Mataripe.

244.

In : livre de comptes rendus des assemblées du STIEP-Ba.

245.

Leader syndical et fondateur du SINDIPETRO-raffinage. Il était le leader "petroleiro" le plus connu avant 1964, il a même été élu député fédéral en 1962. Après le coup d'État de 1964, il a été emprisonné et licencié de PETROBRAS. Il revient à l'entreprise en 1983 dans la foulée de l'ouverture démocratique qui s'esquissait. Il sera à nouveau élu président du SINDIPETRO-raffinage entre 1984 et 1990.

246.

Entretien avec le premier président du SINDIPETRO, in Oliveira Jr(1994 ; 69).