10.3. La grève de 1960.

Le but affiché de cette grève fut de mettre fin aux disparités régionales des salaires à PETROBRAS. En effet, la politique de gestion de la main-d'oeuvre de l'entreprise, à cette époque, était de payer des salaires régionalisés, proches des salaires pratiqués sur les marchés du travail régionaux ; ce n'était pas là une spécificité de PETROBRAS, car le salaire minimum était aussi régionalisé : dans les grands centres urbains du Sud-Est, où le coût de la vie était censé être plus élevé, le salaire minimum était fixé au-dessus de celui des autres régions du pays.

La spécificité de PETROBRAS venait du fait que, en raison de l'éparpillement de ses activités, elle employait des travailleurs dans plusieurs États du Brésil (fait peu commun à l'époque). Ainsi, dans une même entreprise, deux travailleurs aux fonctions identiques pouvaient avoir des salaires différents du fait qu'ils avaient été embauchés dans des États différents. A Bahia, où se concentrait le gros des activités d'exploration et de production du pétrole et où la première raffinerie de PETROBRAS a été installée, cette situation a commencé à être vécue comme insupportable; surtout après la mise en route d'autres raffineries dans le Sud-Est du pays, où les travailleurs étaient mieux payés.

Malgré le fait qu'on ne dispose pas de données sur les salaires pratiqués par PETROBRAS à cette époque, plusieurs documents syndicaux et documents de l'entreprise font référence à la différence de niveau salarial entre les travailleurs de PETROBRAS de Cubatão (raffinerie dans l'État de São Paulo) et de Bahia.

Ainsi, dans un rapport secret envoyé par les responsables de la raffinerie de Mataripe 247 à la direction de l'entreprise à Rio de Janeiro, les responsables de Mataripe reconnaissent que l'entreprise avait des difficultés à stabiliser une main-d'oeuvre avec un niveau scolaire plus élevé à cause des bas salaires et des mauvaises conditions de travail. Dans ce même document, on affirme que les différences de salaires et d'avantages entre les travailleurs de Bahia et ceux de São Paulo (dont un grand nombre était venu à Bahia pour les travaux d'agrandissement de Mataripe), étaient une des principales sources de mécontentement parmi les ouvriers du raffinage.

Qui plus est, selon certains travailleurs, ce fut justement le contact avec les employés de PETROBRAS d'autres régions qui a sensibilisé les travailleurs de Bahia aux disparités de salaires et de conditions de travail à l'intérieur de PETROBRAS. On y reviendra.

Il semblerait que cela fut aussi favorisé par les contacts que les syndicalistes du pétrole de Bahia commencent à entretenir avec les leaders syndicaux des travailleurs du pétrole d'autres États. Ainsi, en août 1960, lors de la réalisation du IIIème Congrès National Syndical, à Rio de Janeiro, les syndicalistes du pétrole de tout le pays créent un groupe de travail pour discuter des problèmes communs. Ce qui, d'après les témoignages des syndicalistes bahianais, aurait favorisé l'obtention d'une liste complète des salaires pratiqués par l'entreprise dans la raffinerie de Cubatão. De plus, ces syndicalistes issus d'autres États étaient à Bahia durant la grève de novembre 1960, ayant même participé aux négociations avec l'entreprise.

Ce souci des syndicalistes d'autre régions d'être présents dans le mouvement syndical des travailleurs du pétrole de Bahia, s'explique par le poids que ces travailleurs avaient dans l'industrie pétrolière du pays. Outre le fait que l'État de Bahia était à cette époque le seul État producteur de brut et que la raffinerie de Mataripe était la deuxième raffinerie du pays (ce qui expliquait le fait que Bahia était l'État ayant le plus de travailleurs du pétrole), il y avait aussi une autre question ; il s'agit du régionalisme des travailleurs de Bahia, lesquels tendaient à considérer la question du pétrole dans le pays comme une affaire purement bahianaise. D'après certains témoignages, cela aurait amené les syndicalistes liés au PCB à envoyer, plus tard, des militants à Bahia, pour contrer le régionalisme des travailleurs du pétrole.

Quoi qu'il en soit, dès le 6 octobre 1960 les travailleurs des deux syndicats du pétrole de Bahia réalisent une assemblée dans le centre-ville de Candeias pour décider de la meilleure solution pour obliger l'entreprise à mettre fin à la politique de régionalisation des salaires, par le biais d'une augmentation des salaires des travailleurs de Bahia. Au cours de cette assemblée, qui a compté avec la participation de 1.500 travailleurs, le Directeur du secteur des opérations de PETROBRAS, venu spécialement de Rio pour parler avec les syndicalistes, obtient des travailleurs un moratoire 10 jours pour que l'entreprise puisse faire une proposition.

Cependant, lors des négociations qui suivirent, l'entreprise offrira seulement 20 % d'augmentation au titre de l'égalisation des salaires entre les travailleurs de Bahia et ceux de la raffinerie de Cubatão, contre une proposition des syndicalistes d'égaliser les salaires à Mataripe jusqu'à 80 % des salaires en vigueur à Cubatão 248 . La proposition de la compagnie sera refusée par les travailleurs du raffinage, lesquels entrent en grève le 1er novembre 1960.

Après trois jours de grève, durant lesquels plusieurs réunions rassemblent 2.000 travailleurs 249 à Candeias, l'entreprise concède une égalisation jusqu'à 80 % des salaires des employés de São Paulo, et s'engage à porter cette égalisation à 100 % dans un délai d'un an. En outre, les jours non travaillés seraient payés et l'entreprise s'engageait à ne pas punir les travailleurs ayant participé à la grève.

Cette grève n'a concerné que les travailleurs du raffinage, car les syndicalistes de l'extraction du pétrole avaient jugé une grève à PETROBRAS trop difficile à justifier ; ainsi, d'après le compte rendu d'une assemblée réalisée à cette époque, le président du STIEP se défendant des attaques de certains militants – à propos de l'absence de travailleurs liés au STIEP durant la grève des travailleurs du raffinage –, dira expressément :

‘<<PETROBRAS est une compagnie nationale, où il n'y a pas de patron, tous sont des employés ; il n'existe qu'une hiérarchie de fonctions...>> (in livre des compte rendus d'assemblées du STIEP, p. 4). ’

On voit par là, le rôle que l'idéologie nationaliste jouait dans les stratégies de contrôle des mouvements des travailleurs. D'ailleurs, durant la grève, l'entreprise fera également appel à la caractéristique essentielle de l'industrie pétrolière, afin de convaincre les travailleurs de retourner au travail. Ainsi, dans un communiqué distribué à la presse, les responsables de PETROBRAS vont souligner le caractère illégal de la grève et l'attitude antipatriotique des travailleurs :

‘<< GRÈVE ILLÉGALE’ ‘(...) La direction de la Raffinerie Landulpho Alves est très engagée dans l'oubli de ce lamentable et injustifiable incident qui est, en dernière analyse, une insubordination et une indiscipline grave, ainsi qu'antipatriotique ; la compagnie espère, donc, que les travailleurs en grève ont conscience de la responsabilité de la situation qu'ils sont en train de créer et qu'ils vont revenir au travail immédiatement, en solidarité avec ceux qui continuent à travailler normalement, dans une démonstration éloquente de personnalité et d'indépendance. Cela pour le bien des intérêts sacrés du pays, de leurs propres intérêts et des intérêts de leurs familles.>> (in A TARDE, 1/11/60, p. 3).’

La tactique initiale de l'entreprise était de faire appel au sentiment patriotique des travailleurs, ce qui signifiait leur rappeler leur place dans la hiérarchie de l'entreprise et de la société. Ce qui explique l'appel qu'elle a lancé à l'armée pour empêcher les piquets de grève 250 . De même, la direction de PETROBRAS essayera à tout prix de maintenir la raffinerie en activité, grâce aux ingénieurs, aux travailleurs les plus anciens et à quelques techniciens de l'armée, de la Marine et de l'armée de l'Air. On pariait sur les effets de la présence des militaires dans la raffinerie pour affaiblir la détermination des syndicalistes et la participation des travailleurs.

Lors des négociations, tandis que les représentants locaux de la compagnie essayaient de rappeler aux travailleurs le caractère antipatriotique de la grève et les menaçaient de licenciement, la direction de l'entreprise, dont le siège est à Rio , au vu des enjeux économiques 251 se décida à envoyer un de ses directeurs à Salvador pour mener les pourparlers, lesquels se transformeront en véritables assemblées. Dans ces réunions, le représentant de l'entreprise essayera d'établir une communication directe avec les travailleurs, sans passer par l'intermédiaire du syndicat, afin de briser la résistance aux propositions de la compagnie.

Cependant, si l'on en croit les témoignages recueillis et les résultats obtenus, cette stratégie n'a pas été bien payante, car la grève ne s'est terminée qu'après l'acceptation par l'entreprise de procéder à l'égalisation des salaires et de ne pas envisager de sanctions vis-à-vis des grévistes. Au vu de la participation de la grande majorité des travailleurs (d'après les responsables syndicaux de l'époque et aussi d'après des articles parus dans les journaux), les dirigeants de la compagnie ont fini par céder ; d'autant plus que planait toujours le risque que les travailleurs de la production de pétrole ne viennent participer au mouvement.

En vérité, ce qui a dû convaincre les responsables de PETROBRAS d'adopter une attitude conciliante vis-à-vis des syndicats, ce fut la difficulté de justifier l'adoption de gestions du travail différentes, selon le simple critère de la régionalisation. D'autant plus que cette différentiation provoquait des problèmes de stabilisation de la main-d'oeuvre dans les unités de PETROBRAS à Bahia. Selon les dires d'un responsable de la raffinerie de Mataripe entre la fin des années 50 et le début des années 60 :

‘<<La personne rentrait à PETROBRAS, l'entreprise lui donnait des cours, investissait dans sa formation... Alors l'entreprise a commencé à constater que quand son employé était entraîné, percevant un salaire trop bas, il recevait une proposition d'une industrie de São Paulo, il laissait tomber la PETROBRAS et partait ; PETROBRAS perdait son investissement dans la formation de sa main-d'oeuvre. C'est que l'industrie pétrolière était un champ qui ne pouvait être régulé, du point de vue de la valeur de la main-d'oeuvre (salaire, etc.) par le contexte dans lequel elle était insérée. Bahia, dans ce cas. A Bahia, le salaire était très bas à cette époque. PETROBRAS, afin de ne pas perdre son investissement, devait se réguler en fonction de la région la plus industrialisée du pays : l'État de São Paulo.>> (Entretien réalisé en 1989) 252 .’

Tout cela rendait difficile la position de PETROBRAS durant le conflit. Pour certains, était arrivée l'heure d'un changement de tactique de l'entreprise : les syndicats ayant déjà atteint un niveau d'organisation et de légitimité élevé, il valait mieux pour l'entreprise ne pas donner de nouvelles raisons à la radicalisation de l'action revendicative des travailleurs. Ainsi, dans le rapport confidentiel, cité antérieurement, préparé après la grève 253 , les responsables de la raffinerie de Mataripe feront les conseils suivants à la direction de l'entreprise :

‘<< Il serait prudent que l'entreprise anticipe les demandes des travailleurs dans les cas justes, leur offrant avant qu'ils ne revendiquent.’ ‘Car nos ouvriers connaissent les conditions d'autres unités de l'entreprise ; de ce fait, ils établissent des comparaisons et revendiquent une égalité de conditions et de droits.>>(in rapport RLAM, 013/60, p. 45.).’

Autrement dit, les revendications des travailleurs du raffinage étaient considérées comme des revendications légitimes par une partie des responsables de l'entreprise, ce qui a dû constituer un facteur favorisant le peu de résistance de l'entreprise aux revendications des travailleurs.

Quoi qu'il en soit, cette grève représenta un puissant coup d'envoi pour la légitimité des syndicats du pétrole de Bahia. Cela même dans le cas du STIEP, car l'entreprise – soucieuse d'éviter de nouveaux points de friction avec ses salariés –, appliquera aussi les termes de l'accord passé avec le SINDIPETRO aux travailleurs des secteurs de la production et de l'exploration du pétrole ; ce qui fut interprété comme une preuve du bien fondé de la direction syndicale de vouloir privilégier la négociation avec l'entreprise 254 .

Avec l'amélioration des salaires et des conditions de travail, obtenue par cette grève, les travailleurs du pétrole commencent à se forger une nouvelle image dans la société bahianaise. Il est difficile d'évaluer l'impact des augmentations obtenues en novembre 1960 sur le pouvoir d'achat des travailleurs du pétrole de Bahia. Cependant, certaines données statistiques nous montrent qu'il fut loin d'être négligeable.

Ainsi, les dépenses du personnel de la raffinerie de Mataripe augmenteront de presque 100 % entre octobre et novembre 1960, car elles passent de 21,4 millions de cruzeiros à 41,4 millions 255 . De même, d'après les données avancées par Gabrielli (1975 : 89), le total de dépenses salariales de PETROBRAS à Bahia, en prix constants de 1967, passe de 18,2 millions de cruzeiros en 1960 à 26,5 millions en 1961. Cela signifie qu'entre 1960 et 1961 les salaires payés par PETROBRAS ont connu une croissance réelle de 46 % ; chiffre indicatif, car les égalisations de salaires ont eu lieu en novembre 1960.

De toute façon, il est possible d'affirmer que l'égalisation des salaires des travailleurs de PETROBRAS à Bahia avec ceux des travailleurs de la raffinerie de Cubatão élève les salaires des premiers à des niveaux bien au-dessus de la moyenne régionale de Bahia. Ainsi, d'après des données citées par Oliveira (1987 : 63), 64,1 % des les travailleurs de PETROBRAS dans l'État de Bahia recevaient des salaires entre 6.001 et 10.000 cruzeiros en décembre 1960, ce que seulement 0,9 % de la population économiquement active de l'État gagnait. Cela allait provoquer d'importants changements symboliques par rapport à ce groupe de travailleurs. On y reviendra.

En ce qui concerne l'amélioration des conditions de travail à PETROBRAS, plusieurs documents de l'époque montrent qu'après 1960, il existe un plus grand souci de l'entreprise de résoudre les problèmes liés à cette question.

Ainsi, dans le premier numéro du journal d'information du SINDIPETRO, paru en janvier 1961, on annonça que l'entreprise allait mettre en place des cars pour assurer gratuitement le transport des travailleurs de la raffinerie de Mataripe jusqu'à la ville de Candeias. De surcroît, à cette même époque plusieurs articles dans la presse bahianaise font état des efforts de l'entreprise pour améliorer les conditions de travail sur les lieux de production.

Tout cela représentait de grands changements, renforçant la confiance des travailleurs dans les syndicalistes. De ce fait, le pouvoir mobilisateur dont ces syndicats feront preuve par la suite, ne sera pas surprenant.

De cette manière, la grève de novembre 1960 des travailleurs du raffinage de Bahia est un événement fondateur, un événement marquant qui laissera ses empreintes sur la mémoire collective du groupe. Cette grève signifie la confirmation des syndicats du pétrole comme acteurs collectifs légitimes et crédibles ; cela, aussi bien vis-à-vis de l'entreprise que des travailleurs de PETROBRAS et de l'opinion publique de Bahia. Ces syndicats allaient devenir par la suite les deux plus importants et plus mobilisateurs syndicats de l'État, se plaçant à l'avant-garde du syndicalisme populiste des années 1961-1964.

Notes
247.

Rapport N° 0013/60 du 19/04/61, peu de temps après la grève de novembre 1960. Ce rapport est disponible à la Bibliothèque de cette raffinerie.

248.

D'après certains articles parus dans la presse bahianaise, la différence de salaires entre les travailleurs de Cubatão et ceux de Mataripe était de presque 100 % (voir A TARDE 1/11/60, p.3), mais dans certains cas cette différence atteignait 200 % (voir A TARDE du 4/11/60, p. 2).

249.

D'après le journal du SINDIPETRO-BA, créé en janvier 1961 et dédié exclusivement à l'analyse de la grève de novembre 1960 et à la nouvelle visibilité des travailleurs du raffinage du pétrole dans la réalité syndicale de Bahia.

250.

D'après le témoignage de certains syndicalistes, ils sont allés, avant le début de la grève, parler avec le Général en Chef de l'armée, à Salvador, afin de le convaincre du caractère pacifique et apolitique du mouvement gréviste, lequel ne revendiquait que l'amélioration des conditions de travail. Encore selon ces mêmes témoignages, cela aurait résulté d'une position de neutralité de l'armée lors de la grève : les soldats envoyés pour défendre les installations de la raffinerie de Mataripe n'auraient pas fait appel à la violence pour empêcher les travailleurs d'arrêter le travail. Cela est considéré comme un fait important et qui explique en partie le succès du mouvement.

251.

Dans la presse on parlera du danger pour l'entreprise d'être obligée d'arrêter ses puits producteurs de pétrole en vertu de sa petite capacité de stockage et de l'arrêt complet des activités de la raffinerie. D'ailleurs, les grands quotidiens de Salvador vont donner un espace assez important à cette grève, en soulignant toujours le caractère discriminatoire de la politique salariale par rapport aux Bahianais, alors que Bahia était le seul État producteur de pétrole du pays. Ce qui explique le ton favorable à la grève, même dans les journaux conservateurs. On fera même des références à la possibilité de transfert du siège de PETROBRAS à Bahia.

252.

Il est difficile d'évaluer les secteurs de travailleurs qui étaient concernés par cette possibilité. Il est très probable que, au vu des caractéristiques très particulières du travail dans l'industrie pétrolière, seule une petite partie des travailleurs spécialisés et des ingénieurs avait cette possibilité de trouver un emploi dans l'industrie de São Paulo. Par rapport aux salaires de PETROBRAS, une étude réalisée par le service du Personnel de l'entreprise en 1957 démontre que la moitié des ingénieurs ayant été contactés pour réaliser une formation dans le domaine pétrolier ont refusé ; ceux-là considérant les salaires proposés trop bas. (PETROBRAS, CENAP, 1957).

253.

Rapport RLAM 013/60.

254.

Ainsi, lors d'une assemblée du STIEP, fin novembre 1960, plusieurs travailleurs prennent la parole pour se déclarer satisfaits du déroulement des négociations et des nouveaux salaires à PETROBRAS.

255.

Données in : Rapport RLAM, n° 013/60.