10.4. Des représentations sociales qui créent une identité

Après avoir donné un aperçu historique de ce processus, il faut souligner que l'importance accordée ici à l'étude de cette période, vient du fait qu'elle marque le début non seulement des activités syndicales des travailleurs du pétrole, mais aussi du processus de formation de leur identité sociale. Avec la création des syndicats, c'est en effet un renforcement des solidarités à l'intérieur du groupe qui était mis en avant ; autrement dit, c'est l'identité du groupe qui était en train de se construire.

Une identité n'est pas un simple reflet de certaines caractéristiques extérieures d'un groupe. L'identité renvoie surtout à la manière dont les membres d'un groupe se perçoivent par rapport à d'autres groupes sociaux ; c'est une manière de s'envisager soi-même comme semblable à d'autres individus d'une communauté symbolique et, du même coup, comme différent de ceux qui n'appartiennent pas à cette communauté.

De ce fait, une identité sociale est toujours créée autour de certaines représentations sociales, de certaines idées partagées par les membres d'un groupe. Représentations qui transforment certains traits sociaux en traits différenciateurs, en traits rendant possible l'inter-reconnaissance entre les membres du groupe. C'est ce processus qui commence à s'élaborer parmi les travailleurs du pétrole de Bahia durant la deuxième moitié des années 50.

Une identité qui commence à se tisser autour du "projet" syndical et qui, très vite, se centrera autour de l'appartenance à l'entreprise nationale du pétrole, comme point commun à tous les travailleurs du pétrole. Ce qui explique la multiplication des clubs de loisirs de travailleurs de PETROBRAS à partir de cette date ; à Bahia, par exemple, le Club 2004 (une référence à la loi de création de l'entreprise) est créé en octobre 1960, ouvert à tous les employés de PETROBRAS, indépendamment de leur appartenance syndicale.

Autrement dit, si l'identité sociale des travailleurs du pétrole a été formée avec le processus de création des syndicats, elle l'a largement dépassé, prenant aussi la forme d'une valorisation des spécificités du travail et du "mode de vie" des petroleiros. C'est là, peut-être, la raison pour laquelle cette période restera dans la mémoire de ceux qui l'ont vécue comme une période héroïque, pionnière. Malgré les conditions de travail très défavorables les gens avaient une certaine fierté d'être employés de PETROBRAS. Nous allons y revenir.

De toute façon, le début des années 60 marque le début du changement de statuts des "petroleiros" ; ils commencent à jouir d'une certaine reconnaissance sociale.

‘<< Parce que vraiment l'impact (de la grève de 1960) sur l'économie bahianaise fut très grand. Il y a eu des cas d'ouvriers qui gagnaient 10 et après la grève ils gagnaient 50, il y a eu des cas comme celui-là. Les gens ne savaient même pas quoi faire avec autant d'argent ; d'autant plus qu'à cette époque il n'y avait pas l'inflation qu'on a aujourd'hui (fin des années 80). C'est là qu'ont commencé les rumeurs à propos des "petroleiros" : qu'ils allaient souvent aux bordels, qu'ils faisaient des rideaux avec de l'argent, etc. Il y avait même des gens qui venaient de Candeias à Salvador avec le casque de travail, pour que l'on sache qu'ils étaient employés de PETROBRAS ... Ils (la direction de l'entreprise) ont ouvert une banque à Mataripe, auparavant on recevait le salaire dans une enveloppe. (...) Avec un carnet de chèques l'ouvrier pensait qu'il était quelqu'un d'important : un ouvrier avec un carnet de chèques !>>(Entretien avec un leader syndical des années 60.)’

"Le mythe des petroleiros" de Bahia était créé. Dans l'imaginaire populaire les "petroleiros" étaient de nouveaux riches très attachés à des pratiques ostentatoires. Selon le folklore populaire certains allumaient leurs cigarettes avec des billets ou se fabriquaient des rideaux avec de l'argent. De même, il se disait que les travailleurs de PETROBRAS avaient toujours deux familles différentes, une, formée avec leurs femmes et une autre, avec leurs maîtresses. Innombrables sont les histoires de ce genre. Parmi les personnes interviewées lors de la réalisation de cette recherche, certaines affirment avoir été témoins de certains événements très révélateurs.

‘<< A partir de 1960, quand les salaires de la raffinerie ont été égalisés aux salaires de Cubatão, à São Paulo, il y a eu une forte augmentation des salaires. Plus de 100 % dans certains cas. Naturellement, ils [les travailleurs] n'étaient pas tous préparés pour gérer convenablement ces salaires, cette rémunération. Il y avait plein d'histoires drôles. Une fois, à Cachoeira, on m'a dit : "le personnel de PETROBRAS quand il vient ici, il fait tellement d'extravagance !". Je suis allé dans un bar et là il y avait quatre petroleiros. Ils aimaient se promener avec leurs casques de travail, pour montrer qu'ils étaient petroleiros ; ces casques étaient des symboles. Alors ils se sont assis au tour d'une table et ont demandé quatre bouteilles de Whisky, chacun avec sa bouteille de Whisky ! C'étaient des choses choquantes.>> (Entretien réalisée avec un ingénieur qui a été le P.D.G. de la Raffinerie de Mataripe au début des années 60). ’

Avoir un emploi à PETROBRAS signifiait donc presque comme avoir gagné au loto. Un emploi stable, bien payé, avec de nombreux avantages associés et, de surcroît, dans une entreprise très importante dans l'imaginaire politique de l'époque ; ce qui ne se traduisait pas seulement par des gains matériels, mais aussi par le fait d'être reconnu comme une personne importante, quelqu'un ayant une place dans la société ; en un mot, comme quelqu'un ayant un statut prestigieux.

‘<< Le commerce à cette époque était très faible à Salvador, les prix changeaient à la tête du client. (...) les plus sages [parmi les petroleiros] évitaient de se faire identifier dans les magasins car s'ils disaient qu'ils étaient travailleurs de PETROBRAS, les prix montaient énormément. Mais, certains disaient : "je vais toujours avec le casque à Salvador, parce que les gens m'accueillent avec plus de respect". Ce qui était également vrai. Ils étaient mieux accueillis dans les magasins, mais en compensation ...>> (Entretien réalisé avec un ingénieur ayant occupé le poste de Surintendant à la raffinerie de Mataripe dans les premières années de 60).’

Ces représentations sur les travailleurs du pétrole étaient souvent reprises au niveau de la société bahianaise. Une personne âgée de Bahia nous a dit qu'au début des années 60 il s'était vu refuser une maison à louer, par un propriétaire très méfiant vis-à-vis de ses potentiels locataires, sous l'argument qu'il "n'était pas petroleiro". De même, dans la presse traditionnelle de Bahia des années 60, plusieurs articles feront référence au fait que les travailleurs de PETROBRAS gagnaient beaucoup par rapport à d'autres travailleurs et, même, à d'autres professions considérées comme nobles : les enseignants, les professeurs d'universités ou même certains hauts fonctionnaires du gouvernement de l'État 256 .

Dans le contexte socio-économique de Bahia, à l'époque, les ouvriers du pétrole étaient considérés comme des privilégiés, comme une sorte d'aristocratie ouvrière. Leurs salaires, plus élevés que la moyenne régionale, ainsi que leurs nombreux avantages extra-salariaux, étaient à la fois convoités par les autres travailleurs et déplorés par les classes entrepreneuriales. Tandis que les syndicalistes y voyaient des conquêtes qui devaient s'étendre à l'ensemble des travailleurs, un "modèle pour l'ensemble du mouvement ouvrier", les associations patronales, à l'inverse, les considéraient comme irréalistes par rapport à la situation économique du pays.

Ce processus de valorisation de la figure des travailleurs du pétrole de Bahia s'est manifesté même au niveau linguistique. C'est seulement après le début des années 60 que ces travailleurs seront nommés couramment "petroleiros", plutôt que travailleurs du pétrole comme c'était le cas dans la presse ou dans certains documents du syndicat et de l'entreprise. Ce mot va remplacer également la dénomination attribuée à ces travailleurs sur les lieux du travail : "laboré". Ce mot 257 , chargé d'une connotation très négative – de travailleurs manuels, sans spécialisation professionnelle et sans culture –, sera écarté des discours à partir de cette époque.

Cette représentation de la condition de "petroleiro" perdurera dans l'imaginaire social de Bahia, de façon plus ou moins nuancée jusqu'aux années 90. Ainsi, dans les années 80, nous avons connu plusieurs travailleurs de PETROBRAS, ayant été embauchés dans les années 50, qui attachaient beaucoup d'importance à ces valeurs. Des ouvriers qui essayaient de mener une double vie familiale, par exemple, entretenant deux foyers différents ; ce qui était considéré comme un symbole de prestige social. D'autres voulaient à tout prix changer leurs dents naturelles pour des prothèses en or ; certains l'ont même fait, et à l'époque où nous sommes rentré dans l'entreprise (1982), elle commençait à prendre des mesures pour que ces prothèses ne puissent être faites par le biais du système de santé qu'elle mettait à la disposition de ses employés.

Toutefois, à cette époque, pour l'ensemble de la société bahianaise, les travailleurs de PETROBRAS n'étaient plus considérés comme les plus privilégiés de l'État. Cela, en partie, du fait du développement du travail industriel à Bahia à partir des années 70 ; certains des emplois alors créés deviendront l'idéal d'emploi industriel à Bahia 258 , faisant reculer la visibilité sociale des travailleurs du pétrole.

Par ailleurs, ce thème sera retravaillé dans l'univers même de la chanson populaire ; à la fin des années 80, une des chansons les plus écoutées sur les radios de Salvador fut "Abafabanca", du chanteur Gerônimo, très connu à Bahia. Dans cette chanson on se moque des petroleiros qui, dans les années 60, étaient de nouveaux riches (ils faisaient même des rideaux avec de l'argent et seuls eux possédaient des appareils électroménagers comme un frigo) ; cependant, après les transformations politiques et économiques qui eurent lieu au Brésil à partir du coup d'État de 1964, et surtout, avec la montée de l'inflation, ces travailleurs sont devenus des travailleurs comme les autres 259 .

Cette chanson vient nous montrer non seulement l'importance symbolique du pétrole et de ses ouvriers dans l'imaginaire populaire de Bahia ; mais elle nous parle aussi d'une certaine déchéance des travailleurs du pétrole dans les représentations sociales de cet État.

Autrement dit, être petroleiro dans les années 80 et 90 n'avait pas la même signification que durant la période précédant 1964, où les représentations sur les travailleurs du pétrole les plaçaient dans une position privilégiée dans la société bahianaise de l'époque. Nous reviendrons sur ce point.

Notes
256.

Voir notamment le journal A TARDE du 28/04/62 et du 02/05/62. Voir également les références que Azevedo (1959) fait concernant les plaintes des industriels de Bahia sur les effets de l'arrivée de PETROBRAS sur le marché du travail de l'État.

257.

D'après certains contemporains de cette époque il s'agissait d'une transformation du mot anglais "labor", utilisé par les techniciens américains, venus apprendre les techniques de l'industrie pétrolière aux brésiliens, pour appeler les travailleurs manuels.

258.

Voir à ce propos les textes de Antônio Sérgio Guimarães, Michel Agier et Nádya Castro, réunis in Agier et allii (1995).

259.

Ce résumé de la chanson Abafabanca est très subjectif. S'agissant d'une oeuvre à caractère "littéraire", il nous semble plus pertinent de reproduire l'intégralité du texte dans sa langue originelle : Toda casa brasileira em que havia geladeira/ Pelo ano de 1961/ Naquela casa da ladeira tinha/Pitanga, areia, água-de-cheiro/Só quem tinha geladeira era petroleiro/Só quem tinha iê, iê. Aí o peão virou burguês/Até pensou que fosse rei/Cortinas com dinheiro ele fez/No seu Canzuá. Então veio a revolução/E do petróleo a inflação/E o peão voltou a ser peão. E de herança o que sobrou/A geladeira e a tevê/ E do sorvete do peão/Virei freguês.