10.6. Au départ, une gestion du travail autoritaire

Par rapport aux conditions de travail qui étaient en vigueur à PETROBRAS avant 1960, plusieurs travailleurs mentionnent les très mauvaises conditions de logement, l'insalubrité, l'alimentation inadaptée et de mauvaise qualité, etc. Dans certaines unités, faute d'assiettes, les travailleurs mangeaient dans leurs casques de travail : "L'assiette était le casque. Le casque on l'employait pour boire de l'eau...".

De même, on parle souvent de l'isolement dû aux mauvaises routes et au manque de transports. La plupart de ceux qui n'habitaient ni dans les villes pétrolières du Recôncavo ni dans la ville ouvrière de Mataripe, étaient obligés de rester dans les logements offerts par l'entreprise durant leurs moments de repos ; ils ne pouvaient rentrer chez eux (à Salvador, en général) qu'une fois par mois, en cumulant les congés. Ainsi, une des revendications majeures des syndicats, dans la période d'après 1960, sera que l'entreprise améliore les routes desservant ses unités industrielles et qu'elle mette en place des cars pour assurer le transport des travailleurs entre leurs lieux d'habitation et de travail.

W., lui aussi syndicaliste à partir de 1959, nous raconte une histoire dont il a été témoin en 1954. À cette époque, du fait qu'il était leader étudiant et qu'il avait participé activement à la campagne "Le Pétrole est à Nous", il fut invité à participer à la commission du premier P.D.G. de PETROBRAS, Juracy Magalhães, en visite dans la région de production de pétrole :

‘<< ... Nous sommes arrivés à Candeias, sur le premier puits producteur. (...) pendant que la commission visitait les installations, je me promenais dans les logements. Dans le premier logement, appelé par les ouvriers "le frigo", l'on peut imaginer pourquoi, les camarades avaient des lits, mais sans matelas ni draps, rien. Quand les camarades arrivaient du travail, salis d'huile, ils recouvraient les lits avec des "tapis" ! Quand je suis rentré et que j'ai vu cette situation, je me suis révolté ! Alors, je suis allé vers la commission et j'ai suggéré à Rômulo 270 de faire connaître "toutes" les installations à Mr Juracy. Quand il est arrivé dans le logement, il n'a pas pu résister. Personne n'y résistait. On a même trouvé des camarades qui avaient arrêté le travail le matin et qui dormaient avec leurs habits sales sur leurs corps. Juracy appela le responsable, parce que Juracy était un peu militaire, et lui donna un délai de 15 jours pour changer cette situation.>> 271

C'est cette image de rapports autoritaires (d'où les métaphores sur l'esclavagisme et sur le féodalisme), de conditions de travail dégradées, de l'isolement imposé de la famille et des centres urbains, du manque de respect pour les ouvriers, de rapports trop autoritaires entre agents de maîtrise et personnel d'exécution, des privilèges des ingénieurs, etc. qui restera dans les représentations collectives des travailleurs sur ces premiers temps de l'industrie pétrolière dans l'État de Bahia. <<Nous avons connu une sorte de traitement presque d'esclave.>> dira O. 272 , leader syndical des petroleiros durant la période qui va de 1957 à 1964.

Ce sont ces représentations là qui sont mentionnées comme les principales sources d'insatisfaction des ouvriers avant les années 60. Elles sont même désignées comme étant l'origine de leur action syndicale et organisationnelle.

Ces représentations en matière de gestion et de conditions de travail ne sont pas des représentations fantaisistes. Comme on l'a vu précédemment, même l'entreprise, à travers certains de ses rapports écrits, reconnaît explicitement quelques difficultés au niveau des conditions de travail. De même, certains responsables de PETROBRAS qui ont connu cette période reconnaissent l'existence de rapports tendus entre ingénieurs et ouvriers, ainsi que certaines pratiques discriminatoires.

En effet, ce type de gestion de la force de travail, une gestion très autoritaire, n'était possible que dans un contexte d'absence d'organisations syndicales des ouvriers, d'une part, et d'isolement géographique, d'autre part. Toutefois, elle illustre une certaine vison du travail industriel à cette époque, si ce n'est pas au Brésil tout au moins à Bahia. En réalité, on reproduisait à l'intérieur de PETROBRAS les mêmes critères de gestion de la force de travail que ceux en vigueur dans d'autres secteurs productifs. Ce n'est pas un hasard si, dans le cas spécifique de Bahia, plusieurs ouvriers vont se servir de l'exemple de l'industrie agro-alimentaire de la canne à sucre comme exemple comparatif avec l'industrie pétrolière.

Par ailleurs, plusieurs hauts responsables de PETROBRAS attirent notre attention sur le fait qu'au début, l'administration quotidienne des unités fut très inspirée par les méthodes militaires ; cela parce que la présence des militaires était très forte parmi les cadres dirigeants de l'entreprise.

‘<< ... nous avions une administration d'origine militaire et les militaires ont cette manie de la "verticalisation". (...) Alors, cela est à l'origine de l'administration militaire brésilienne : la volonté d'avoir sa propre intendance. Jusqu'à aujourd'hui, PETROBRAS a des traits de cet atavisme. Presque toutes nos installations (...), sont nées avec des administrateurs militaires et, de ce fait, sont marquées dès leur origine par des solutions militaires.>> (In : Dias et Quaglino, 1993 : 75).’

Ce qui pourrait être à l'origine du modèle de gestion du travail initialement adopté à PETROBRAS. Ce qui expliquerait aussi les constantes références, dans les discours des travailleurs, à l'image de la corporation militaire, pour aborder la période 1954-1960 dans l'entreprise. C'est le cas de cet ouvrier qui nous raconte ses premières impressions, en 1958 :

‘<<Quand je suis arrivé à Candeias, je suis allé au logement où je devais être logé ; j'ai été surpris, car les conditions étaient les pires possibles. Parce qu'au matin, quand on allait vers le logement, celui-ci ressemblait à une caserne ; on recevait... par exemple, quand j'ai été embauché, je me suis présenté et on m'a donné l'ordre de venir au logement ; là-bas on m'a donné une assiette, comme à l'armée, un verre en métal, une fourchette, un couteau et une cuillère. On m'a dit, "ceci est à toi, ne le perds pas", j'ai signé un reçu. On m'a donné aussi deux draps, une couverture et un oreiller. "Ce lit est à toi, le numéro du lit est ...". C'était un système de caserne.>>.’

En tout cas, l'autoritarisme, en tant que pratique gestionnaire, était bien répandu dans l'industrie brésilienne à l'époque. Ramalho(1989) avance même la thèse selon laquelle c'était une stratégie pour discipliner la force de travail aux règles et au "tempo" du travail industriel. D'autres études nous montrent une réalité très proche de celle de PETROBRAS dans les années 50, telle l'étude de Morel(Ronéo) sur les travailleurs de la Compagnie Sidérurgique Nationale (CSN) – un autre "symbole national" – et l'étude de Sorj(1985) sur une usine sidérurgique dans l'État de Minas Gerais, entre les années 30 et 60. Ainsi, les pratiques de gestion et les conditions de travail à PETROBRAS entre 1954 et 1960 s'inscrivaient dans une certaine tradition de l'industrie brésilienne.

Notes
270.

Il s'agit de Rômulo Almeida, ancien conseilleur économique de Getùlio Vargas et à cette époque assesseur de Juracy Magalhaes.

271.

Entretien accordé à l'auteur.

272.

In : Oliveira Jr(1996).