10.7. De la fierté du travail à PETROBRAS

Mais, si dans les représentations sociales des petroleiros les années 50 sont les années d'une gestion autoritaire, c'est aussi la période des pionniers, de la construction d'une entreprise essentielle pour le développement du pays. Ainsi, dès le début des activités de PETROBRAS, ces travailleurs étaient partagés entre le sentiment d'être victimes de certaines pratiques arbitraires et la fierté de participer à une industrie importante pour le développement de Bahia et du pays.

L'implantation d'une raffinerie d'une capacité de raffinage de 2.500 baril/jour de pétrole va, dans un premier temps, donner une nouvelle visibilité à l'industrie pétrolière de Bahia ; d'autant plus que cela se faisait dans le cadre d'un État essentiellement agricole comme l'était Bahia dans les années 50 273 . Par la suite, le développement de la production de brut et de la capacité de raffinage de Mataripe allait entraîner une certaine modernisation technologique des activités liées au pétrole. Dans ce sens, va se développer tout un discours de valorisation du travail dans une industrie moderne, une industrie nouvelle à Bahia et au Brésil.

Ainsi, pour Mr Paes Barreto, le premier patron de la Raffinerie de Mataripe, la mise en fonctionnement de cette raffinerie par des techniciens brésiliens a prouvé <<...la capacité de nos techniciens et ouvriers qui réussirent à concrétiser cette magnifique réalisation à une époque où les ressources étaient peu abondantes et difficiles>> 274 .

De même, la plupart des témoignages recueillis parmi les ouvriers et ingénieurs de PETROBRAS font une référence constante au rôle joué par l'industrie du pétrole dans le développement bahianais ; faisant ainsi écho aux discours qui, à la même époque, se développaient parmi les économistes, les historiens et les élites politiques de cet État.

C'est le cas de M., leader syndical du SINDIPETRO entre 1960-1964. Pour montrer l'importance de PETROBRAS, il nous dressera le tableau suivant de l'économie bahianaise :

‘<< ... L'industrie avait une présence très timide. Qu'est-ce qu'on avait comme industrie à Bahia ? Les usines de canne-à-sucre, une ou deux usines de tissus à Salvador et à Valença (ville aux alentours de Salvador) et les industries plus traditionnelles, usines de pâtes, de savon, etc. C'est-à-dire, il n'y avait aucune industrie de base, pas de sidérurgie ... il n'y avait rien.>>.’

Ainsi, l'arrivée de l'industrie pétrolière sera perçue comme une transformation du paysage industriel de Bahia et du Brésil. Travailler dans cette entreprise, malgré les conditions difficiles, était donc considéré comme une manifestation de l'esprit pionnier :

‘<<C'était une vie difficile ; tellement que beaucoup de gens signaient les contrats, allait travailler et ne restaient pas ; ils ne supportaient pas. Parmi les 90 compagnons qui ont été embauchés avec moi, seuls 12 sont restés dans l'entreprise. Il y a eu une époque où des articles publicitaires apparaissaient dans les journaux, en disant "SOYEZ PLUS BRÉSILIENS, VENEZ TRAVAILLER A PETROBRAS. Cela parce que personne ne voulait rester, c'était une époque difficile, comme toute époque pionnière, c'était une époque très difficile.>> (Entretien avec un ouvrier embauché à 1957).’

Dès lors, on va mettre l'accent sur l'esprit d'aventure des travailleurs qui ont su s'adapter aux inconvénients du travail à PETROBRAS :

‘<<...ceux qui sont allés travailler à PETROBRAS, à cette époque, avaient un esprit d'aventure, un esprit désintéressé ; ils avaient la volonté de participer à une chose nouvelle, de contribuer... d'autant plus que cela nous fut inculqué par l'entreprise et par la campagne le "pétrole est à nous" que nous avons suivie en tant qu'adolescents et qui nous a influencés quelque part ...>> (Entretien réalisé avec militant syndical, embauché en 1958).’

Pour d'autres, la résistance des travailleurs de cette période venait du fait que "le patriotisme de cette époque était différent de celui d'aujourd'hui". On cite des exemples d'ouvriers qui étaient tellement enthousiasmés par la dimension nationaliste de PETROBRAS, qu'ils travaillaient parfois bien au-delà de leurs horaires de service ; cela sans gagner d'heures supplémentaires. On cite aussi des cas d'ouvriers qui se mettaient à pleurer lorsque des accidents importants (des incendies, par exemple) mettaient en danger les installations de PETROBRAS. D'après certains témoignages, ces travailleurs avaient le sentiment que l'entreprise leur appartenait, qu'ils étaient copropriétaires de PETROBRAS 275 .

Ces discours se développaient d'autant plus qu'il y avait un enjeu technologique important ; Paes Barreto, premier patron de la Raffinerie de Mataripe, dira des premiers temps de l'implantation de l'industrie du raffinage à Bahia :

‘<< Cette bataille, au temps où il n'y avait au Brésil ni technologies, ni entreprises nationales d'ingénierie et de montage industriel, était une charge si difficile que seuls ceux qui s'y sont consacrés patriotiquement, (...), peuvent bien comprendre son importance.’ ‘J'ai toujours voulu écrire cette prouesse épique, pour mettre en évidence le travail appliqué et compétent d'un groupe de techniciens brésiliens qui ont tout abandonné : la famille et le confort, se sont internés à Mataripe pour ériger un monument instaurant une nouvelle étape pour le Brésil : la maîtrise de la technique du raffinage>> 276

Cette citation exprime très bien le nationalisme exalté qui enveloppait l'industrie pétrolière à l'époque. Tous les éléments sont présents, de l'importance et des enjeux pour le pays jusqu'au caractère "épique" de l'entreprise. Cependant, un autre point présent dans ce discours mérite notre attention : la légitimation des conditions dégradées de travail par la "grandeur" de la tâche à accomplir, par le "patriotisme" et par le sentiment de participer au développement de la nation.

Il faut bien considérer que Paes Barreto était un dirigeant de l'entreprise ; de ce fait son discours souligne des points qui constituaient le discours légitimant de PETROBRAS. D'ailleurs, on remarquera qu'il ne souligne que les sacrifices et la valeur des techniciens, ce qui dans le jargon de PETROBRAS renvoie surtout aux ingénieurs. Mais, ce discours avait des retentissements chez les ouvriers, ce qui a dû marquer la construction du syndicat que certains élaboraient alors.

On dispose de plusieurs éléments qui nous montrent que cette vision était fortement encouragée par la direction de l'entreprise, dont les objectifs étaient de contrer les discours syndicaux de remise en cause de la gestion du travail, ainsi que d'augmenter l'implication professionnelle des travailleurs. Mais, paradoxalement, cette vision était aussi portée par les discours syndicaux, qui ont toujours souligné leur soutien à la politique nationaliste du pétrole. Cela d'autant plus que les syndicalistes eux-mêmes manifestaient leur adhésion à la vision de l'entreprise comme "symbole de l'émancipation nationale". Plusieurs d'entre eux avaient même participé à la campagne "Le Pétrole est à Nous" avant la création de PETROBRAS.

Ainsi, en dépit des oppositions entre syndicalistes et responsables de PETROBRAS, un élément rapprochait leurs discours : la défense de l'entreprise et de l'option nationaliste pour le pétrole.

Là est peut-être l'origine des difficultés des militants à convaincre les travailleurs de la nécessité de créer un syndicat. Parlant de cette époque O. dira :

‘<< Dans cette phase de fondation, il y avait dans la base ouvrière une crainte, une peur de s'associer car le manque d'information était général. On a dû faire des séances d'information lors des assemblées sur les lieux de production...>>. ’

Dans ce même entretien il tentera de donner une explication pour ces faits :

‘<<Dans les assemblées, malgré la campagne de clarification sur les syndicats, un nombre très réduit de personnes participait (...) ils alléguaient souvent ne pas vouloir lutter contre le gouvernement. De plus, 80 % des compagnons de Mataripe et 90 % des compagnons des secteurs de production et d'extraction n'avaient pas suivi le "cours primaire" 277 . (...) Plusieurs facteurs ont rendu difficile notre percée, les plus importants ont été : a) le problème financier ; b) le problème culturel et c) le problème de locomotion, car les voies d'accès aux lieux de production étaient précaires>> 278 .’

Sans vouloir négliger les aspects cités par O. pour expliquer la faible participation des travailleurs aux efforts de création d'un syndicat, on peut se demander jusqu'à quel point la vision nationaliste de l'entreprise n'influençait pas, elle aussi, dans ce sens. "Ne pas vouloir lutter contre le gouvernement" peut signifier, outre l'attachement et le respect vis-à-vis des autorités, caractéristique de la mentalité de l'époque, ne pas vouloir porter atteinte à la politique nationaliste du gouvernement ; politique matérialisée surtout par la création de PETROBRAS.

Le tour de force des syndicalistes en 1960 fut de montrer que leur soutien à la politique nationaliste n'impliquait pas d'abandonner leurs revendications (ce qui ne faisait pas l'unanimité parmi les syndicalistes de Bahia durant la grève du raffinage : rappelons que les syndicalistes du STIEP trouvaient la décision de la grève trop préjudiciable à l'entreprise). Raison pour laquelle ils allaient pouvoir développer des actions revendicatives tout en réaffirmant leur engagement dans la défense de PETROBRAS. C'est le sens de l'article de présentation du premier numéro du journal du SINDIPETRO, en janvier 1961, peu de temps après la grève de novembre 1960 :

‘<<Il fallait qu'un moyen d'information du SINDIPETRO existe pour exprimer le sentiment des grandes assemblées (1.500 à 2.000 travailleurs) constamment réalisées à Candeias. Ce moyen d'information existe déjà et circule pour la première fois. Cela seulement et exclusivement en fonction des intérêts de la collectivité ouvrière de Mataripe.’ ‘Il ne sera pas, de cela peuvent être certains les ennemis de PETROBRAS, utilisé contre l'entreprise, car les aspirations de la politique du monopole de l'État, dont la loi 2.004 279 est l'expression, se confondent avec les intérêts des travailleurs du pétrole.’ ‘Toutefois, nous ne cesserons pas, pour autant, de lutter pour tout ce qui, de droit, doit satisfaire de plus en plus nos nécessités.>>(in : SINDIPETRO JOURNAL, n° 1, janvier 1963).’

Ces années de formation par les travailleurs des organisations syndicales, dans l'industrie pétrolière à Bahia, sont très importantes dans la construction identitaire de ces ouvriers. Une identité qui, comme nous l'avons vu, oscille entre l'exaltation nationaliste des activités pétrolières, l'honneur de participer à l'aventure du développement national, la fierté d'appartenir à une entreprise essentielle pour le pays, et la prise de conscience d'être soumis à des conditions de travail difficiles : soit par les pratiques autoritaires de la direction, soit par les caractéristiques intrinsèques du travail dans cette industrie.

Être "petroleiro" signifiera surtout être un ouvrier particulier. Représenté comme un ouvrier qui affronte courageusement un environnement pénible et dangereux, cela pour la réussite économique du pays, mais qui, en même temps, n'a pas peur de lutter pour ses droits. C'est de ce discours que naîtra la légitimité des leaders syndicaux face à leur base. Dans une représentation essentiellement masculine du travail industriel, on acceptera volontiers que le travail à PETROBRAS soit lourd, dangereux, éprouvant, fatigant, tuant, "un travail pour de vrais hommes", mais qu'en contrepartie on se batte pour l'obtention d'avantages économiques et sociaux ; on va se battre aussi pour une gestion du travail plus humaine, moins autoritaire ; on va se battre enfin pour une reconnaissance du droit à la dignité. Au cours des années 60, toute la force du syndicalisme dans l'industrie du pétrole viendra de ce discours que les leaders des deux syndicats vont réussir à promouvoir dans un contexte social où le syndicalisme devenait un enjeu politique d'importance.

Notes
273.

Pour plus de détails sur l'évolution de l'économie bahianaise, voir chapitre de cette thèse sur le nationalisme et le régionalisme à Bahia.

274.

In : préface de Costa(1994).

275.

Il n'est pas facile de juger de l'étendue de tels sentiments parmi les travailleurs de PETROBRAS dans la période étudiée ici. Néanmoins, plusieurs témoignages soulignent l'étendue du nationalisme parmi ces travailleurs. Par ailleurs, un leader syndical lié au STIEP durant les années 1966-1968, nous fait part d'un échange qu'il a eu avec le chef du Service du Personnel de PETROBRAS à l'époque. Dans cette conversation, le représentant de l'entreprise disait qu'il fallait changer la mentalité des travailleurs de PETROBRAS, lesquels pensaient que l'entreprise leur appartenait ; il fallait, selon lui, que les petroleiros sachent que "PETROBRAS était un patrimoine du Brésil et pas seulement de ses employés". Ce fait montre non seulement le changement de politique légitimante de l'entreprise (on y reviendra), mais aussi que le nationalisme était bien ancré dans les moeurs des travailleurs du pétrole à l'époque. Ce qui nous fait penser que les souvenirs des travailleurs interviewés sur le nationalisme des années 50 expriment un sentiment partagé à cette époque.

276.

In : Préface de Costa(1994).

277.

Désignation des quatre premières années d'école au Brésil.

278.

Cité par Oliveira Jr(1996).

279.

Référence à la loi de création de PETROBRAS.