10.8. Des Influences de la Conjoncture

Ce processus de construction identitaire se fait dans un contexte socio-politique très particulier à Bahia, mais également au Brésil. Il a lieu dans une conjoncture marquée par l'ascension du nationalisme et des mouvements populaires, dont la campagne "Le Pétrole Est à Nous", suivie de la création de PETROBRAS en 1953, sont les indices les plus visibles.

Cela va s'intensifier encore davantage avec le suicide du président Vargas en 1954. Le nationalisme devenait ainsi, surtout autour de la question du pétrole, un lieu de passage obligé pour tous les acteurs politiques soucieux de s'attirer la sympathie des masses populaires urbaines. Cela était notamment vrai pour les politiciens liés au schéma politique varguiste, lesquels allaient renforcer leurs liens avec les représentants des travailleurs urbains et inciter à la création de syndicats parmi les bases professionnelles où ce mécanisme était encore inexistant.

De même, les années 50 marquent le début d'une conjoncture d'ouverture politique dans le pays. Sur le plan syndical, cela se traduira par un renouveau des mobilisations ouvrières, avec la réalisation d'importantes grèves (celle dite des 300.000 en 1953 et celle dite des 700.000 en 1957 resteront les plus connues) et par la diffusion du phénomène syndical à l'ensemble du territoire brésilien.

Ainsi, le processus de création des syndicats des travailleurs du pétrole et leur transformation en acteurs collectifs légitimes, ont été marqués, jusqu'à un certain point, par des changements macro-sociaux qui se produisaient dans l'ensemble de la société brésilienne.

Une des façons dont la conjoncture du pays influencera la question syndicale à l'intérieur de PETROBRAS sera par les entrecroisements d'intérêts entre les syndicalistes et les acteurs du champ politique. Ainsi, durant le stade pré-syndical de nombreuses divergences apparaîtront parmi les ouvriers du pétrole. Tout d'abord, à l'intérieur même de l'association, des discordes internes apparaissent. Au cours de la période d'attente pour la reconnaissance de l'association, on va reprocher au premier président la lenteur de la procédure de reconnaissance par le Ministère du Travail et le manque de dynamisme dans le travail de persuasion des employés de l'entreprise, ce qui provoquera sa destitution en juillet 1956 et l'élection d'un nouveau Responsable. Il semble, pourtant, que la discorde comportait aussi un aspect idéologique. Dans le compte rendu d'une des assemblées de cette époque, le président révoqué fait référence à l'action d'éléments ralliés aux "idées communistes". De leur côté, certains militants laissent entendre dans leurs entretiens que le premier Responsable de l'entité était manipulé par la direction de l'entreprise, laquelle ne voyait pas d'un bon oeil la construction d'un syndicat . 280

D'autre part, cette association n'était pas la seule à revendiquer la représentation des ouvriers du pétrole de Bahia. Vers la fin de l'année 1956 est créée l'Association Littéraire et Sportive des Spécialistes du Pétrole. Selon W., qui fut à l'initiative de la création de cette entité, son objectif était d'intégrer les agents de maîtrise qui travaillaient dans les activités d'exploration et de production de pétrole, les " spécialistes 281 ", car il y avait une certaine tension entre eux et les autres travailleurs. Par ailleurs, dans un autre entretien, il souligne son refus de participer à l'Association Professionnelle en raison de "grandes divergences" qui existaient entre son groupe et celui du premier président.

Ce qui nous semble vraisemblable, c'est que dès cette période de formation syndicale, des forces politiques extérieures au syndicalisme des ouvriers du pétrole se disputaient l'hégémonie à l'intérieur du mouvement qui allait devenir le mouvement syndical des "petroleiros".

On a déjà mentionné le fait que Mr Luiz Sérgio Barbosa, dont le soutien fut important pour la création de l'Association Professionnelle, était lié au PTB. De même, c'est un sénateur de ce parti qui a donné trois billets d'avion lorsqu'une commission de travailleurs a dû se rendre à Rio (la capitale fédérale de l'époque) pour accélérer la transformation de cette association en syndicat.

D'un autre côté, le même W. affirme avoir compté avec l'aide de leaders syndicaux liés au PCB :

‘<< ... pour la création de l'Association des Spécialistes du Pétrole je me suis servi d'eux : un jour, j'allais avec un à la zone de production, un autre jour j'y allais avec un autre. Ils étaient tous du PCB et à cette époque le PCB marchait réellement. Ils avaient leur personnel dans toute la région du Recôncavo. Je les amenais avec moi parce que par leur biais j'entrais en contact avec les employés de l'entreprise.>>’

Sans compter les aides de politiciens ou de syndicalistes d'autres bases professionnelles dans le processus de construction des syndicats, l'action des militants, liés souvent à des partis de gauche, a été très active au cours de cette période ; du moins pour la cooptation d'autres militants ou de responsables syndicaux.

‘<< À cette époque, le PCB essayait de nous coopter. Ils ont essayé avec moi, mais je les trouvais trop carrés, j'ai donc refusé. Mais, je connaissais les communistes de l'époque du mouvement étudiant.>> 282 . ’

Relativement à la présence de militants communistes à cette époque à PETROBRAS, W. réaffirme ses liens, sinon directs du moins indirects, avec le Parti Communiste, lorsqu'il nous explique les raisons pour lesquelles il a décidé de participer aux élections syndicales du STIEP en l959 :

‘<<J'avais un candidat pour ces élections, parce que je savais que S. le premier président du syndicat n'était pas très combatif. Ce candidat était quelqu'un de très bien, très intelligent, il connaissait tout. Il était du PCB. Alors, peu avant les élections, le patron de la Région de Production de Bahia, qui avait intérêt à la réélection de S. pour que les choses ne changent pas, (...) a licencié mon candidat, à cause de son appartenance à un parti politique illégal à l'époque.>>. ’

Par ailleurs, selon lui, c'est en raison du licenciement de ce militant du Parti Communiste Brésilien qu'il acceptera d'être candidat aux élections syndicales ; mais non sans avoir sollicité au préalable la protection du Ministre de la Guerre, lié au courant nationaliste de l'armée, face à la menace de licenciement qui pesait sur lui.

‘<<...j'ai envoyé un télégramme au vieux Maréchal Teixeira Lott, je le connaissais déjà de la campagne "Le Pétrole est à Nous", racontant que j'étais sur le point d'être licencié. Alors, le jour même, il est allé parler avec le président de PETROBRAS, Janari Nunes. J'ai su après par Mr. Nunes que Lott lui avait dit de ne pas me licencier car j'étais un des leurs. Même le vice président de la République a été au courant de ce problème. C'est pour cette raison que je n'ai pas été licencié.>> 283 .’

Une fois encore, nous sommes confrontés à la délicate question de la vérification des informations qui nous sont confiées. S'agit-il d'une histoire vraie ou simplement de la tentative d'un ancien leader syndical de laisser croire qu'il a eu beaucoup plus d'importance par le passé qu'il n'en avait ? A vrai dire, cela ne nous semble pas constituer un véritable problème. Selon le point de vue théorique adopté ici, plus important que de reconstituer les faits avec une certitude historique maximale, est de "reconstruire" les événements tels qu'ils apparaissent dans l'imaginaire des gens qui ont vécu cette période. Il ne faut pas oublier que, en l'absence de sources écrites relatant l'histoire du syndicat des petroleiros, ce sont ceux-là qui transmettront aux nouvelles générations de "petroleiros", les souvenirs de cette époque ; ce sont eux qui seront les véritables dépositaires de la mémoire collective du groupe.

Par rapport à l'événement relaté par W., toujours est-il qu'il ne sera pas licencié ; il se présentera aux élections syndicales de 1959, l'emportera sur l'ancien responsable et prendra le pouvoir en mars 1960. Il deviendra, par la suite, une des grandes références du mouvement syndical des petroleiros de Bahia jusqu'en 1964. Il deviendra, notamment, le président du STIEP entre 1960 et 1964, quand le coup d'État l'écarte du syndicat et de l'entreprise. Dans les années 80, de retour à l'entreprise en raison d'une amnistie, il redeviendra syndicaliste.

Tout cela vient démontrer que la croissance des enjeux liés au pétrole dans le discours nationaliste, surtout après le suicide de Vargas, a dû éveiller l'intérêt, pour cette industrie, des groupes politiques qui se disputaient alors l'hégémonie dans le syndicalisme brésilien. Cela était d'autant plus tentant qu'une partie des travailleurs qui oeuvraient pour la création d'un syndicat avait participé à la campagne "Le Pétrole est à Nous" coude à coude avec les militants des partis de gauche. On peut même se demander jusqu'à quel point n'a pas été mise en place une stratégie de ces forces politiques pour faire rentrer leurs militants à PETROBRAS.

De toute manière, malgré leurs discours, les "pionniers" du syndicalisme "petroleiro" étaient bien divisés sur les voies politiques à suivre. Ce que W. avouera non sans manichéisme :

‘<< Il y avait deux groupes politiques. Le mien, d'idéologie socialiste et celui de Simpliciano (le premier président du syndicat), apolitique, mais plutôt proche de l'intégralisme. 284 >>.’

Il ne faut pas oublier le fait qu'il était partie prenante dans la querelle et qu'il cherche ainsi, peut-être, à reconstruire le passé pour s'auto-légitimer. Malgré cela, son discours paraît montrer que des querelles idéologiques, par ailleurs très présentes dans la société brésilienne de l'époque, ont marqué la politique syndicale des "petroleiros" dès ces premiers temps.

Par ailleurs, cette visibilité politique que les travailleurs de PETROBRAS gagnaient, a dû influencer l'accélération de la procédure de transformation de l'Association Professionnelle en Syndicat. À partir de la reconnaissance de cette association en avril 1957, en attente depuis 2 ans, il n'a fallu que 7 mois pour qu'elle devienne légalement un syndicat, plus précisément le 26 novembre 1957. Cependant, comme on l'a vu précédemment, les techniciens du Ministère du Travail estimant que l'industrie pétrolière comprenait deux secteurs d'activité distincts, l'un lié à la prospection et à la production de pétrole (activité d'extraction) et l'autre au raffinage (activité de transformation chimique), ne concédèrent la charte syndicale (élément essentiel pour pouvoir représenter les travailleurs dans les négociations collectives) qu'aux ouvriers de l'extraction. Ce qui est une conséquence du contrôle étatique sur les organisations syndicales du pays.

On a vu aussi l'importance de l'intervention des politiciens de Bahia auprès de la direction de PETROBRAS et auprès du président de la République lors des licenciements de deux responsables du SINDIPETRO en juin 1960. Le gain de légitimité pour le syndicat, provoqué par le retour des syndicalistes à l'entreprise, nous montre bien que la montée en puissance des syndicats du pétrole durant cette période n'aurait pas été possible sans les vents favorables de la conjoncture politique brésilienne.

Notes
280.

Selon W., président du STIEP entre 1960 et 1964, dans un entretien publié dans un bulletin commémoratif des 35 ans du syndicat des "petroleiros", << Le patron de la Région de Production, Geonìsio Barroso de Carvalho, disait aux travailleurs que le syndicat n'était pas nécessaire, parce que à PETROBRAS il n'y avait pas de patrons, on était tous égaux>> in Bulletin STIEP-BA, 26/11/92.

281.

Dénomination des agents de maîtrise dans les activités d'exploration et de production du pétrole.

282.

Entretien de Mario Lima.

283.

Idem.

284.

Idéologie à connotations fascistes, assez répandue dans les années 30 dans certains milieux de la société brésilienne.