10.9. Du Juste et de l'Injuste

Ces influences de la conjoncture ont été particulièrement visibles par rapport aux changements de mentalités qui auront lieu parmi les travailleurs du pétrole de Bahia. Car, dans la première période de l'histoire de ces ouvriers, n'était pas seulement en jeu la construction de leur identité sociale et syndicale ; il y avait aussi un enjeu symbolique majeur : il s'agissait, pour légitimer les revendications, de déterminer lesquelles étaient justes et quelles conditions de travail pouvaient être considérées comme injustes. C'était également la naissance d'une certaine idée de la justice – de ce qui relève du juste et de l'injuste, du permis et de l'interdit – qui était en jeu.

Ces deux processus ne peuvent être dissociés, non seulement parce qu'ils ont été contemporains, mais surtout parce qu'ils sont très imbriqués, l'un ayant agi sur l'autre et inversement. Ainsi, la création des syndicats et la formation d'une identité sociale autour de ce projet ont été favorisées par des changements symboliques importants chez les travailleurs du pétrole ; de même que la transformation des "petroleiros" en acteurs collectifs a induit d'importantes modifications dans la manière de percevoir les rapports sociaux chez les travailleurs de PETROBRAS.

De plus, si une identité est surtout une identité qui se construit par rapport aux autres, c'est-à-dire, on se définit en tant que différents des autres, partager une identité c'est déjà avoir une certaine idée de la justice ; car la place qu'on se donne dans un certain ordre social est aussi une manière d'envisager nos droits et nos devoirs. C'est bien le cas des "petroleiros", où l'identité syndicale s'est accompagnée d'une transformation de la manière d'envisager ce qui était légitime : légitime de demander, légitime de prétendre, ce pourquoi il était légitime de se battre, etc.

‘<<Il y avait une rue dans la ville ouvrière qu'on appelait la "rue des gringos" ; seuls les Américains et les Français habitaient dans cette rue. Nous, les Brésiliens, nous étions interdits de passer par cette rue... (...) Nous nous sommes réunis un jour, déjà avec l'idée de créer une association et un syndicat, et nous avons réalisé un long cortège. Nous avons cassé les panneaux d'interdiction qui existaient, nous avons envahi les rues, en méprisant les ordres. Et ça a marché. Malgré les menaces de punition, mais nous étions unis ; il y a eu des mises à pied, mais l'interdiction a pris fin.>> (Entretien avec un ouvrier embauché en 1957).’

Il est important de remarquer ici qu'au départ, l'idée de justice chez les petroleiros de Bahia venait du dehors. Autrement dit, c'est de la comparaison entre ce qu'ils subissaient à PETROBRAS et ce que d'autres racontaient vivre ailleurs que les ouvriers du pétrole commenceront à se mobiliser pour exiger l'amélioration de leurs conditions. Plus concrètement, c'est à partir de l'arrivée d'un groupe de travailleurs ayant des expériences organisatrices et politiques antérieures et, également, à partir des échanges avec des ouvriers de PETROBRAS dans d'autres régions du Brésil, que la révolte contre la régionalisation des salaires et les conditions de travail commence à prendre forme.

Cela apparaît clairement dans les discours des personnes interviewées. Pour certains, l'arrivée de travailleurs en provenance des États plus industrialisés du sud du pays à la raffinerie de Mataripe, lors des travaux d'expansion, a beaucoup contribué aux changements dans les perspectives de revendications. Le fait qu'ailleurs les conditions de travail étaient moins dures qu'à Bahia, a contribué à la prise de conscience du sentiment d'être exploité:

‘<< ... J'ai beaucoup voyagé avec des compagnons qui venaient de Cubatão 285 sur un camion aménagé pour faire le transport des travailleurs. Ils nous disaient souvent que nous étions traités comme des animaux ici à Mataripe, que là-bas (à Cubatão), ils avaient des cars pour se déplacer, ... Ces choses, dites dans les groupes, commencèrent à créer un climat d'insatisfaction>> 286 . ’

A travers les paroles de ces militants, se manifeste quelque chose qui nous paraît essentiel pour comprendre la montée en puissance des syndicats dans ces années-là : le changement des mentalités. La situation sociale à laquelle les petroleiros étaient soumis, à la fin des années 50, devient pour ces travailleurs une situation profondément injuste, une situation illégitime. Il prennent conscience qu'ils ont, eux aussi, des droits, et qu'il est légitime qu'ils s'organisent et qu'ils se battent pour les obtenir. Ils prennent conscience qu'ils sont des citoyens à part entière et que les syndicats peuvent être des instruments efficaces pour l'affirmer. C'est un moment de réveil, de découverte, d'étonnement et ... de révolte.

Il ne faut pas oublier non plus les bouleversements symboliques provoqués par la montée en puissance du populisme et du nationalisme durant cette période. L'influence du populisme et du nationalisme à cette époque venait, en partie, du fait qu'ils symbolisaient un changement de conception de la justice dans la société : le juste étant le respect des lois travaillistes, une certaine participation des syndicats à la vie politique, une meilleure considération des travailleurs au niveau des discours, etc. Par le biais de ces phénomènes politiques, c'était une certaine citoyenneté des travailleurs urbains qui était en train de prendre forme.

Cela a dû avoir des retentissements à l'intérieur de PETROBRAS, aussi bien dans les pratiques des travailleurs que dans les modalités de gestion du travail mises en pratique par l'entreprise, ce qui expliquerait, en partie, les changements survenus en 1960.

Cette période de formation des syndicats nous paraît donc essentielle pour comprendre comment s'est forgée la construction identitaire de ces ouvriers et quelles significations elle a prises. Plusieurs témoins parleront de cette période comme d'une époque héroïque, où la création des syndicats, les luttes et les conquêtes obtenues sont devenues possibles en raison du "courage" de quelques pionniers, motivés par l'idéal nationaliste ; lesquels ne se sont pas laissés intimider par les menaces qui leur étaient adressées par l'entreprise. On peut identifier là un subtil mélange d'histoire et de mythe, de vécu et de fabulation ; quoiqu'il en soit, et en ce qui concerne la compréhension de certains événements survenus dans les années 80, on peut affirmer que ces discours d'exaltation de cette période initiale sont une constante de toute l'histoire de ce groupe, et joueront plus tard un rôle très important dans la définition de sa pratique collective.

De toute façon, ce qu'il faut souligner ici, c'est que le processus de création des syndicats des travailleurs du pétrole de Bahia, ainsi que leur affirmation en tant qu'acteurs collectifs de poids, a évolué sous l'influence de deux phénomènes: d'une part, des influences internes à PETROBRAS, liées aux conditions sociales en vigueur à l'intérieur de l'entreprise et, d'autre part, des influences dictées par l'évolution de la conjoncture socio-politique dans le pays. Ce qui vient nous montrer l'importance de prendre en compte les transformations sociales les plus globales pour notre étude de cas.

Toutefois, ce sera dans la période subséquente de l'histoire des travailleurs du pétrole (1961-1964), que les rapports entre conjoncture politique et action syndicale prendront de l'importance. Ce qui deviendra plus visible au cours des pages suivantes.

Notes
285.

Il s'agit de la raffinerie président Bernardes, située à Cubatão, ville située aux alentours de São Paulo. Par rapport au voyage auquel l'interviewé fait référence, c'est très probablement le déplacement quotidien entre la raffinerie de Mataripe et la ville de Candeias, où habitaient tous ceux qui ne résidaient pas dans la ville ouvrière.

286.

Entretien d'un ancien militant et leader syndical.