11. L'âge d'or, ou le syndicalisme comme processus d'affirmation collective (1961-1964)

11.1. Introduction : la montée en puissance du nationalisme

Comme on l'a vu précédemment, le pétrole ne fut découvert au Brésil qu'en 1939, dans les environs de Salvador, capitale de l'État de Bahia 287 . Cela entraîna un débat important dans la société sur la meilleure politique pétrolière à adopter pour le pays : les uns prônant le contrôle total de l'État sur la branche (jugée de sécurité nationale), les autres envisageant une complète libéralisation du secteur, jusqu'à permettre la participation de capitaux d'origine étrangère.

Cette tendance à la politisation de la question pétrolière était particulièrement puissante dans l'État de Bahia, où les principaux groupes sociaux établissaient des rapprochements entre le pétrole et le développement de l'État. Ce fut le début d'un puissant mouvement régionaliste à Bahia.

Mais, si à Bahia la question du pétrole était appréhendée sous l'angle des "intérêts régionaux", la situation était toute autre dans l'ensemble du pays. Au niveau national, la polémique autour de la question pétrolière prenait la forme d'un grand débat public sur les stratégies de développement que le pays devait adopter. De cette manière, dès les années 40, la discussion sur la participation de l'État à l'industrie pétrolière était un moyen détourné pour débattre du rôle que l'État devait jouer dans les activités économiques du pays. Ainsi, par exemple, en octobre 1948, l'organisation créée pour défendre une politique nationaliste du pétrole six mois auparavant (le CNEDP – Centre National d'Études et de Défense du Pétrole) change de nom, devenant le CEDEPEN (le Centre d'Études et de Défense du Pétrole et de l'Économie Nationale) ; dans une explicite volonté de montrer que, par le biais de la question du pétrole, c'était la politique économique de l'État qui devenait le centre des attentions des groupes nationalistes.

Ce qui explique, peut-être, le fait que c'est à partir du débat sur le pétrole que le nationalisme économique deviendra une idéologie mobilisatrice des masses urbaines. En effet, le succès populaire de la campagne "le pétrole est à nous", marque une prise de position de l'opinion publique brésilienne pour une politique économique où l'État devait jouer un rôle actif dans le développement du pays.

Cela se répand à tel point que même certains groupes politiques parmi les plus attachés au libéralisme vont prendre la défense de la participation de l'État dans les secteurs essentiels, comme le pétrole. Le nationalisme prenait une place considérable dans la vie politique brésilienne, traversant et dépassant les frontières idéologiques traditionnelles entre gauche et droite. Que l'on observe, par exemple, les propos tenus en 1949 par le député Arthur Bernardes, président de la République dans les années 20, représentant de l'oligarchie antigétuliste, mise à l'écart par la révolution de 30, et traditionnellement attachée à une vision libérale de l'économie :

‘<<Permettre que notre pétrole tombe entre des mains étrangères, ou entre des mains étrangères camouflées de nationales, c'est la même chose que rendre à des ennemis potentiels la meilleure arme de notre défense et de notre sûreté, une arme militaire et économique>> (cité par Miranda : 1983). ’

Autour de la question pétrolière, le nationalisme devenait le lieu commun de la politique brésilienne, employé tantôt par la gauche tantôt par une partie de la droite. D'ailleurs, c'est à cause de cette radicalisation nationaliste autour du pétrole, et d'une prise de position des partis de droite pour la défense de la participation de l'État dans cette branche économique, que Vargas réussit à faire approuver la loi de création de PETROBRAS en 1953 ; cela dans des termes beaucoup plus nationalistes que ceux employés initialement au Congrès, par le même Vargas 288 . C'est bien la preuve de la construction d'un certain consensus, autour du nationalisme économique, parmi les groupes politiques au Brésil à cette époque.

Après le suicide de Vargas, en 1954, le nationalisme allait devenir encore plus puissant, renforçant les appels mobilisateurs des masses. Et, encore une fois, c'est autour du pétrole que seront centrés les débats entre les partisans d'une plus grande libéralisation économique du pays et ceux proposant une présence plus active de l'État dans l'économie. Cela, d'autant plus que dans sa lettre d'adieu, Vargas faisait référence explicitement à la création de PETROBRAS comme mobile de l'opposition des groupes dominants à son gouvernement :

‘<<Encore une fois, les forces et les intérêts contraires au peuple se sont mis d'accord et se jettent sur moi.’ ‘Ils ne m'accusent pas, ils m'insultent ; ils ne me combattent pas, ils me calomnient et ne me donnent pas le droit de défense. Ils ont besoin d'étouffer ma voix et d'empêcher mon action, pour que je ne continue pas à défendre, comme je l'ai toujours fait, le peuple, et surtout les pauvres. Je suis le destin qui m'est imposé. Après des décennies de spoliation par les groupes économiques et financiers internationaux, je me suis fait Chef d'une révolution et j'ai gagné. J'ai commencé le travail de libération et j'ai instauré le régime de liberté sociale. J'ai dû renoncer. Je suis retourné au gouvernement porté par du peuple. La campagne souterraine des groupes internationaux est venue s'ajouter à celle des groupes nationaux "révoltés" contre le régime de "garantie" du travail. La loi de profits extraordinaires a été stoppée par le Congrès. Contre la juste mesure d'augmentation du salaire minimum la haine s'est déclenchée. J'ai voulu créer la liberté nationale par la "potentialisation" de nos richesses nationales à travers PETROBRAS ; à peine celle-ci commence-t-elle à fonctionner, que la vague d'agitation croît. Ils ont empêché l'ELETROBRAS de fonctionner, créant une situation désespérée. Ils ne veulent pas que les travailleurs soient libres. Ils ne veulent pas que le peuple soit indépendant.(...)’ ‘J'ai lutté contre la spoliation du Brésil. J'ai lutté contre la spoliation du peuple. J'ai lutté à découvert. La haine, les infamies, la calomnie n'ont pas affaibli mon courage. Je vous ai donné ma vie. Maintenant, je vous offre ma mort. Je ne crains rien. Sereinement, je fais le premier pas vers le chemin de l'éternité et je sors de la vie pour rentrer dans l'histoire.’ ‘Signé Getulio Vargas>> (citée in Miranda, 1983 : 400-401).’

Le suicide de Vargas et l'émotion populaire qui l'a suivi, consolident le nationalisme et l'interventionnisme étatique dans la société brésilienne. Plusieurs événements démontrent l'étendu du soutien populaire à cette vision de l'économie et du développement du Brésil de l'époque. Ainsi, dès 1954, est créée la Ligue d'Émancipation Nationale (LEN), par les mêmes groupes qui avaient promu la "campagne le pétrole est à nous". De même, le Lions Club du Brésil organise, en 1955, une campagne de réception de dons afin de soutenir l'entreprise pétrolière récemment créée ; les dons ainsi obtenus devaient être utilisés pour l'acquisition de sondes de perforation , ce qui était censé accélérer les nouvelles découvertes de pétrole brésilien. Dans le même sens, un commerçant de l'État de Rio de Janeiro envoya un chèque au Ministère des Finances, en 1955, en guise de contribution au développement des activités de PETROBRAS et de l'ELETROBRAS (la compagnie nationale d'électricité) 289 . Faits qui témoignent du niveau de diffusion du nationalisme économique dans l'ensemble de la population brésilienne.

Cette manière d'envisager la question pétrolière était particulièrement hégémonique parmi les militaires, lesquels voyaient dans le développement de l'industrie pétrolière une manière d'augmenter la capacité de défense du pays contre d'éventuelles agressions. Ce qui explique la prise de position de l'armée pour la défense de PETROBRAS en novembre 1954, quand le nouveau gouvernement (plus libéral que celui de Vargas) envisage de changer la loi pétrolière du pays. Suite à cela, les ministres de l'armée, de la Marine et de l'armée de l'Air font publier un document où toute modification de la législation pétrolière était considérée comme prématurée. Ce qui, au vu du poids politique des militaires dans la vie politique brésilienne, a dû peser dans la décision finale du gouvernement de ne pas proposer de changements dans la législation pétrolière brésilienne.

De même, c'est grâce à l'intervention des militaires que le gouvernement accepte, en février 1955, de transférer à PETROBRAS des ressources en dollar, équivalentes à 80 % des valeurs économisées par le pays en raison des activités de l'entreprise 290 . Cela allait donner à PETROBRAS les moyens, en dollar (monnaie d'échange par excellence dans les transactions internationales), nécessaires à l'expansion de ses activités, notamment en ce qui concerne l'achat d'équipements à l'étranger.

Au demeurant, cet intérêt des militaires pour l'industrie pétrolière peut être aussi visualisé par leur présence aux postes de commandement de PETROBRAS. Outre le monopole qu'ils ont exercé à la direction générale de l'entreprise entre 1954 et 1961 (les quatre P.D.G. de PETROBRAS à cette période étaient, ou avaient été, militaires lors de leur intronisation), plusieurs autres postes importants ont été occupés par des militaires. Ce qui pour certains des ingénieurs de l'entreprise serait l'origine d'une influence militaire dans la gestion de PETROBRAS.

C'est dans ce contexte, fortement émotionnel, que PETROBRAS débute ses activités. Dès lors, cette entreprise devient le symbole de la politique économique mise en oeuvre par Vargas, ainsi que de la possibilité d'un développement accéléré et autonome du pays. D'autant plus que, malgré la faible activité d'exploration du sous-sol brésilien et la faiblesse de la production, lors de la création de PETROBRAS, l'idée que le Brésil possédait d'immenses réserves pétrolières et que les trusts internationaux ne guettaient qu'une opportunité pour venir les exploiter était devenue un lieu commun. D'où, l'importance accordée au monopole d'État dans les discours nationalistes.

En 1957, venant refléter le climat en vigueur, sont publiés deux ouvrages importants sur le thème : le livre "As Três Falácias do Brasil de Hoje", de l'économiste Roberto Campos – un des porte-parole des idées économiques libérales dans le pays – où l'auteur critiquait la politique pétrolière adoptée par le pays, jugée inefficace pour répondre aux besoins urgents du pays en matière de pétrole ; et le livre "Os Seis Equívocos Sobre a PETROBRAS" de Hélio Beltrão – réalisateur du premier organigramme de l'entreprise et lié aux groupes nationalistes ; dans ce livre, Beltrão défendait les principales thèses en faveur du Monopole d'État sur le pétrole, d'un point de vue technique et économique, prétendant ainsi éloigner l'entreprise du pétrole du débat politico-idéologique.

La publication de ces ouvrages, par deux intellectuels très en vue dans la société brésilienne, montre jusqu'où la politique pétrolière du pays était considérée comme un symbole de la politique économique de substitution des importations, base du projet nationaliste.

Notes
287.

l'État de Bahia sera le seul producteur de pétrole du pays jusqu'à la moitié des années 60.

288.

A ce propos, voir Cohn, 1968.

289.

In : JORNAL PETROBRAS, septembre/octobre 1973, page 8.

290.

Carvalho (1977 : 85).