11.2. PETROBRAS: une entreprise pas comme les autres

Dès lors, l'entreprise pétrolière ne sera pas une entreprise comme les autres. Une entreprise où même les aspects techniques et économiques ne seront jamais indépendants, ni du débat nationaliste dans le pays, ni de l'équilibre des forces à l'intérieur de l'État. Cette question de l'interpénétration des problèmes techniques et des problèmes politiques par rapport à la question du pétrole, n'a peut-être jamais été si importante que lors du débat autour du "Rapport Link".

Walter K. Link était un géologue américain contracté par PETROBRAS en 1954 avec pour mission de créer le Département d'Exploration de l'entreprise. Auparavant, il avait été le géologue-en-chef de la Standard Oil of New Jersey, une des plus grandes entreprises pétrolières du monde. Le fait qu'il soit fait appel à un géologue étranger, ayant eu des liens avec une des "Sept Soeurs", n'était pas bien vu par les groupes les plus nationalistes ; lesquels craignaient une action de sabotage de la part de Link et des autres techniciens étrangers.

En 1959, lors d'un congrès international de géologie du pétrole, Link présente un travail où il fait une évaluation pessimiste du potentiel pétrolier du Brésil. L'année suivante, il démissionne et présente à la direction de l'entreprise un rapport où il confirme ses conclusions. Dans ce rapport, Link soutenait que seules les régions situées autour de Salvador de Bahia et dans les États de Sergipe et Alagoas présentaient de bonnes conditions géologiques pour la production du pétrole. Ainsi, il affirmait que PETROBRAS devait concentrer ses activités dans ces zones et diminuer les recherches dans d'autres régions du pays.

La publication de ce rapport par la presse allait attiser le débat sur la compétence et sur les "véritables" objectifs de Link et, par extension, de tous les techniciens étrangers contractés par PETROBRAS.

Ainsi, en 1960, le député nationaliste Gabriel Passos fait un discours au Congrès National, dénonçant le caractère antipatriotique du "Rapport Link" et demandant la création d'une commission d'enquête parlementaire pour mieux analyser les conséquences de ce rapport. C'est le début d'une période où toute observation ou remarque critique, mettant en cause l'efficience de PETROBRAS dans sa mission de recherche du pétrole sera considérée comme un acte antipatriotique, une manifestation de ce qu'on appellera le "linkisme".

Face à ces pressions, la direction de PETROBRAS crée, en mars 1961, une nouvelle commission technique, composée exclusivement de géologues brésiliens ; elle avait pour mission celle de réévaluer les thèses du "Rapport Link". Les conclusions de cette commission, quoique proches des évaluations du géologue américain, tiendront un langage moins ferme quant aux ressources pétrolières potentielles du pays 291 . Si cela rassurera d'un côté les courants nationalistes, d'un autre côté, cela signifiera un premier pas vers la reconnaissance d'une surestimation du potentiel brésilien.

Dans une lettre adressée à un géologue brésilien, en 1979, Link donne sa position sur le débat créé autour de son rapport de 1960. Observant les faibles découvertes pétrolières réalisées par PETROBRAS jusqu'à cette époque, il affirmera :

‘<< ... je pense ne rien pouvoir ajouter au rapport que j'ai présenté en 1960, sachant que jusqu'aujourd'hui aucune découverte importante n'a été faite dans les immenses bassins paléozoïques brésiliens. (...) Entre 1961 et 1965, le principal effort explorateur de PETROBRAS a été conduit afin de prouver que le "rapport Link" était faux.>> (cité in : Dias et Quaglino, 1993 : 139). ’

Ces faits attestent bien de ce que les aspects les plus techniques avaient acquis une dimension politique à PETROBRAS.

Quoi qu'il en soit, une des conséquences immédiates du débat sur le "rapport Link" sera le départ, au début des années 60, de la plupart des techniciens étrangers travaillant pour PETROBRAS. La montée du nationalisme fit que tout étranger ayant des responsabilités dans la compagnie était considéré comme suspect d'entretenir des liens avec les groupes pétroliers multinationaux ; dans la mesure où des groupes nationalistes vont accéder à la tête de l'entreprise pétrolière, on va faire moins appel à une main-d'oeuvre spécialisée étrangère. C'est ce que montre le tableau suivant sur le nombre de géologues et de géophysiciens au service de PETROBRAS entre 1955 et 1965 :

ANNÉE GÉOLOGUES ET GÉOPHYSICIENS TRAVAILLANT À PETROBRAS
1955 22
1956 37
1957 63
1958 72
1959 62
1960 68
1961 54
1962 36
1963 26
1964 11
1965 08
Source : Dias et Quaglino, 1993 : 139.

D'autres démonstrations de la place privilégiée de PETROBRAS dans l'imaginaire nationaliste de cette époque se retrouvent dans les débats de la presse et du Congrès National, sur la possibilité d'étendre le Monopole d'État aux activités de transport maritime, de la commercialisation internationale du pétrole, ainsi que de la pétrochimie.

De même, à partir de l'ascension de Goulart à la Présidence de la République en 1961, les groupes nationalistes vont s'engager dans une lutte pour la nationalisation des raffineries privées (mises en activité avant la création de PETROBRAS), afin de donner à PETROBRAS le contrôle total du raffinage dans le pays. Cette demande était beaucoup plus symbolique qu'effective ; dans la mesure où les raffineries privées (de petite taille et moins modernes que celles de PETROBRAS) avaient une participation très limitée au marché des dérivés brésilien 292 , leur nationalisation ne serait qu'un acte "symbolique" pour renforcer le Monopole d'État sur le pétrole.

L'important à souligner ici, est que ces demandes d'étendre et de renforcer le monopole sur le pétrole deviennent des emblèmes de toute la gauche nationaliste. L'entreprise du pétrole devient, à cette époque, un symbole du nationalisme et, même, de la nationalité : une source d'orgueil national. Dans les discours nationalistes, les exploits de PETROBRAS dans les secteurs de la production du pétrole et du raffinage – entre la fin des années 50 et le début des années 60 – étaient considérés comme un motif de fierté pour les Brésiliens. Ainsi, en mars 1961, lors de son intronisation, le président de la République Jânio Quadros, fera les commentaires suivants sur l'importance de PETROBRAS pour le pays :

‘<< ... personne ne peut nier que la création d'un complexe industriel de grande importance – dans une économie sans disponibilité de facteurs essentiels, tels la technique, une main-d'oeuvre spécialisée et des biens de production indispensables –, est une réalisation qui honore les administrateurs et techniciens nationaux, qui démontre notre capacité à l'absorption rapide de technologies nouvelles, (...) et qui témoigne du succès de la politique du monopole d'État.>> ( Cité par Marinho Jr., 1989 : 309-310).’

C'est dans ce contexte général que les travailleurs bahianais du pétrole vont accroître leur pouvoir syndical, après la grève de 1960 dans le raffinage. La constitution des syndicats des "petroleiros" de Bahia en tant qu'acteurs sociaux de poids, se fera, donc, sous le signe du nationalisme et de la défense de PETROBRAS et du monopole d'État sur le secteur pétrolier.

Notes
291.

Pour une confrontation entre les conclusions du "rapport Link" et celles de la commission de techniciens brésiliens voir Dias e Quaglino (1993 : 118-119).

292.

Fin 1963, les raffineries privées raffinaient seulement 16 % du pétrole raffiné dans le pays, contre 84 % pour les raffineries de PETROBRAS.