11.3. Syndicats du pétrole et politique.

Comme on l'a vu précédemment, des événements collectifs importants chez les travailleurs du pétrole de Bahia vont leur donner une visibilité nouvelle. En ce sens, cette année 1960 sera très importante pour les syndicats "petroleiros" de Bahia qui obtiendront un surcroît de légitimité. Le coup d'envoi définitif sera marqué fin 1960, avec la première grève des travailleurs du pétrole au Brésil. Cette grève est peut-être la plus importante dans la mémoire collective de ces travailleurs. Pratiquement toutes les personnes interrogées, 30 et parfois 35 ans après les événements, s'y réfèrent comme étant non seulement la première mais, aussi, la grande grève des "petroleiros". C'est certainement la grève dont les résultats en termes d'avantages financiers ou sociaux seront les plus visibles.

Ainsi, que ce soit au niveau de l'entreprise, ou au niveau des représentations sociales dominantes dans la société bahianaise, les syndicats des travailleurs du pétrole apparaîtront dorénavant comme des acteurs importants : des acteurs, selon les points de vue, redoutés ou enviés, devant être combattus ou ménagés, mais en tout cas des acteurs devant être pris en compte dans le jeu politique.

Raison qui explique que cette grève restera gravée dans la mémoire collective du groupe comme un événement fondateur d'un nouveau statut des travailleurs du pétrole ; un événement déclencheur de grandes transformations économiques et symboliques.

Cela d'autant plus, que la situation de "petroleiros" n'a pas toujours été perçue par eux-mêmes comme très avantageuse. L'amélioration de leur niveau de vie est unanimement indiquée comme datant de la période postérieure à la création des deux syndicats du pétrole à Bahia. Plus exactement encore, c'est la grève de 1960 qui est considérée comme la véritable frontière, le véritable tournant. L'après et l'avant grève de 1960 marquent, au moins dans les discours, deux phases, deux époques si éloignées l'une de l'autre que certains parlent d'une véritable révolution ; une révolution aussi bien dans les relations de travail que dans la visibilité sociale de ces travailleurs.

Nous touchons là un des points qui peuvent expliquer pourquoi, dans la mémoire collective de ces ouvriers, l'époque qui va de 1960 à 1964 sera toujours valorisée, indépendamment des différences politiques ou idéologiques existantes entre eux. C'est l'âge d'or des travailleurs du pétrole. La période dans laquelle les travailleurs de PETROBRAS, en raison de leurs salaires plus élevés que la moyenne régionale et de la puissance de leur syndicat, jouissaient d'un prestige social important dans la société bahianaise.

Quoi qu'il en soit, à la fin de l'année 1960, les syndicalistes des travailleurs de l'industrie pétrolière de Bahia étaient déjà des acteurs politiques de poids, surtout après la capacité de mobilisation dont ils avaient fait preuve durant la "grève de l'égalisation" ; ce qui n'allait pas passer inaperçu aux yeux des politiciens populistes, demandeurs de soutien politique de la part des travailleurs urbains. D'autant plus que la conjoncture nationale s'annonçait particulièrement mouvementée, avec une élection présidentielle en octobre 1960.

En janvier 1961, le président élu, Jânio Quadros, est intronisé et commence à former son gouvernement. Pour la nomination du président de PETROBRAS, parmi les groupes consultés, figuraient les syndicalistes du pétrole. Voulant s'attirer la sympathie de l'électorat Bahianais, Quadros avait promis, durant sa campagne électorale, de transférer le siège de l'entreprise à Salvador et de confier la Présidence de la PETROBRAS à un bahianais. Ce qui paraît démontrer la proximité du président élu avec l'argumentation des élites politiques et économiques bahianaises, selon laquelle si l'État de Bahia était le seul producteur de pétrole du pays, il était juste que ce soit cet État qui profite le plus des bénéfices de l'industrie pétrolière.

Le choix de Jânio Quadros pour occuper le poste de président de PETROBRAS 293 allait tomber sur Geonísio Barroso, géologue dans l'entreprise et patron de la Région de Production de Bahia (RPBa) 294 . A l'instar de la presse de l'époque, on peut supposer que les objectifs de Jânio Quadros, en adoptant cette solution, étaient aussi bien de faire une concession aux politiciens de Bahia que de coopter les syndicalistes de l'industrie pétrolière. De plus, en donnant le contrôle de la compagnie à un de ses techniciens, il prétendait ainsi laisser l'entreprise du pétrole en dehors du débat nationaliste et idéologique.

‘<< ... le gouvernement a donné la direction de PETROBRAS a un technicien issu de l'entreprise, pour accélérer, sur des bases strictement techniques, commerciales et économiques, l'exécution du programme brésilien du pétrole, cela sans l'interférence de facteurs émotionnels.>> (in : Marinho Jr., 1989 : 309).’

Il est certain que les syndicalistes ont été consultés lors des négociations pour la nomination de Barroso à la tête de PETROBRAS. En revanche, il est difficile d'établir la véritable influence des dirigeants syndicaux dans cette affaire, car il existe plusieurs versions ; ce qui paraît vraisemblable, toutefois, c'est qu'ils ont eu un poids réel 295 dans ces négociations.

En ce qui concerne le thème de cette thèse, il convient de souligner que ce fait sera, par la suite, appréhendé comme un facteur de prestige politique des leaders syndicaux du pétrole. La participation des syndicalistes à une décision si importante pour la vie de l'entreprise sera interprétée comme un signe de leur compétence pour la conduite des affaires syndicales ainsi que de leur perspicacité politique. On a là une des raisons qui pourrait expliquer l'existence de plusieurs versions de cet événement.

Par exemple, Mário Lima, leader syndical du SINDIPETRO, à l'époque, soutien que la proposition de Barroso est la conséquence d'une mobilisation des ouvriers du pétrole de Bahia (pour empêcher la nomination de quelqu'un de non nationaliste, ou opposé au monopole d'État du pétrole, à la présidence de PETROBRAS). Comme résultat, un document proposant le nom de Barroso – signé par les présidents des syndicats de l'extraction et du raffinage et par le responsable de l'Association des Ingénieurs du Pétrole de Bahia – fut envoyé au nouveau président de la République. Cela expliquerait selon lui, la désignation du patron de la RPBa à la tête de PETROBRAS.

Pour Wilton Valença, président du STIEP, les choses se sont passées autrement. Il affirme que c'est lui qui a eu l'idée de lancer le nom de Barroso dans un document public : après la consultation de plusieurs leaders syndicaux de Bahia (il ne cite pas le SINDIPETRO), il réussit à rencontrer le président Jânio Quadros et à lui donner en personne le document. Lors de cette rencontre, Quadros, tout en acceptant la suggestion des syndicalistes, lui aurait dit : <<...Vous arrivez au bon moment, car mon gouvernement a besoin de ce genre d'aide.>>.

Plus que des imperfections de la mémoire, les différentes versions semblent exprimer des stratégies d'auto-légitimation multiples ; mais elles attestent aussi l'existence de divergences entre les leaders des deux syndicats. Divergences qui n'étaient pas seulement des divergences idéologiques ou politiques, mais aussi une lutte pour la capacité d'influencer les décisions à l'intérieur de PETROBRAS. On y reviendra.

Cependant, le fait à souligner ici, indépendamment des divergences sur la nomination de Geonísio Barroso, c'est le pouvoir de pression et le prestige dont les syndicalistes bahianais du pétrole ont fait preuve à cette époque. D'après certains auteurs 296 , le nom de Barroso a été pratiquement imposé au président Quadros, ses préférences allant à la nomination d'un politicien bahianais pour le poste de P.D.G. de l'entreprise pétrolière. Cette décision ne peut être dissociée de la place que les syndicats du pétrole commencent à occuper dans le champ politique et syndical à cette époque.

Qu'un président de la République récemment élu et, de ce fait, disposant d'une forte légitimité, ait choisi de donner le contrôle d'une entreprise aussi importante que PETROBRAS à un homme proposé par les syndicalistes, n'exprime pas seulement une stratégie d'assimilation de segments des travailleurs à sa base de soutien politique. Si les "petroleiros" ont réussi à acquérir autant d'importance c'est qu'aux yeux de la classe politique brésilienne, dont le besoin de soutien populaire était évident, ces travailleurs avaient démontré lors de la grève de 1960 une capacité d'organisation et de mobilisation remarquable. Ce n'est pas la volonté de Quadros de se créer un point d'appui politique auprès des ouvriers du pétrole qui leur donne de l'importance mais, au contraire, c'est parce qu'ils s'étaient déjà construits une identité syndicale forte que Quadros saisit l'opportunité de la nomination du P.D.G. de PETROBRAS pour les incorporer à sa base de pouvoir.

La conséquence la plus visible de tout cela fut le début d'une certaine complicité entre syndicalistes et direction de PETROBRAS. Dans le jeu de pouvoir interne à cette entreprise, le poids des syndicats allait devenir un élément important. Ce qui explique, d'ailleurs, maints des avantages obtenus durant cette période par ces ouvriers.

En août 1961, le président de la République Jânio Quadros renonce à la Présidence de la République, en alléguant une conspiration qui l'empêchait de gouverner. Cela déclenchera une crise politique et militaire de grande importance, car certains secteurs militaires n'acceptaient pas que le vice président João Goulart – considéré comme l'héritier politique de Getúlio Vargas – assume le pouvoir comme le prévoyait la Constitution du pays. Le compromis trouvé pour éviter une guerre civile – l'armée était divisée sur la question – fut l'intronisation de Goulart, à la condition qu'il accepte le parlementarisme comme système de gouvernement.

Durant la semaine qui s'écoula entre la démission de Quadros et l'adoption du parlementarisme par le Congrès National, les leaders syndicaux les plus importants du pays se prononcèrent pour que la Constitution soit respectée ; ils menacèrent même de provoquer une grève générale, en cas d'adoption d'une solution anticonstitutionnelle à la crise.

À Bahia, les "petroleiros" accompagnent les événements en assemblée permanente et conjointe aux deux syndicats, de l'extraction et du raffinage. Le climat de tension qui devait régner dans cette réunion, s'exprime par les mots laissés à la fin du compte rendu de celle-ci : << Fin de l'assemblée permanente à minuit, le 5/9/61 avec la victoire de la légalité. VIVE LE BRÉSIL ! VIVE LA CONSTITUTION ! VIVE LE SINDIPETRO !>>.

Notes
293.

L'organigramme de PETROBRAS étant de type pyramidal, le poste de président avait une importance considérable dans les prises de décisions. Ainsi, les principales décisions concernant les politiques d'investissements était prises au niveau de la direction exécutive de l'entreprise (composée du président et de trois directeurs). De même, le choix des responsables régionaux de PETROBRAS était aussi du ressort de la direction exécutive. Au vu de son importance, cette direction exécutive était nommée par le gouvernement, en dehors du champ d'action des actionnaires privés de PETROBRAS.

294.

Il s'agit du secteur de PETROBRAS chargé de l'exploration et la production de pétrole de Bahia.

295.

Du moins, c'est ce qui ressort des affirmations, aussi bien des leaders syndicaux interviewés que de plusieurs analystes de la question, tels Carvalho(1977), Smith(1978), Marinho(1989) et Dias et Quaglino(1993).

296.

Carvalho (1977), Dias et Quaglino (1993), Marinho Jr. (1989) et Smith (1978)