11.3.2. Les syndicats deviennent moins mobilisateurs

Par ailleurs, depuis la destitution de Mangabeira et la montée de Albino Silva à la tête de l'entreprise, en juin 63, les syndicats des travailleurs du pétrole semblaient ne plus maîtriser les mobilisations des travailleurs de PETROBRAS. Ainsi, en août 1963, lorsque les travailleurs d'une des raffineries privées rentrent en grève pour exiger la nationalisation de cette raffinerie, les travailleurs de l'entreprise nationale pétrolière menacèrent aussi de paralyser leurs activités en solidarité. Mais, après les déclarations publiques du président de PETROBRAS et du président de la République, rappelant les dangers d'un tel mouvement et surtout, après l'intervention de l'armée dans la raffinerie de PETROBRAS située aux alentours de Rio de Janeiro, pour empêcher la mobilisation programmée, les syndicalistes changent d'avis et repoussent la grève à une date où les conditions politiques seront plus favorables.

C'est la période où les syndicalistes, à défaut de pouvoir organiser des mobilisations ouvrières, font publier de grands manifestes, à l'image de celui-ci :

‘<< MANIFESTE DES TRAVAILLEURS DU PÉTROLE DU BRÉSIL AUX TRAVAILLEURS ET AU PEUPLE EN GÉNÉRAL.’ ‘Les Travailleurs du pétrole du Brésil, rassemblés en une mémorable assemblée, dans la ville de Santo André, État de São Paulo, pour analyser la lutte en faveur de la nationalisation des raffineries privées, à commencer par Capuava 309 ; après avoir apprécié le développement de la campagne et senti la disposition de la direction de PETROBRAS, du CNP 310 et de la Présidence de la République à accorder cette revendication – un impératif national –, nous affirmons :’ ‘1) que notre lutte (...) représente les intérêts du monopole d'État sur le pétrole et les intérêts de l'Économie Nationale ...’ ‘2) que nous sommes, dans tout le Brésil, suffisamment préparés pour réaliser, en cas de nécessité, une grève pour la nationalisation des raffineries privées. Nous ne la faisons pas maintenant en raison des appels que les autorités de la République nous ont adressés dans ce sens ...>> (in Boletim Informativo do STIEP 311 , année 1, n° 2, 15/09/63). ’

Notons, en passant, la référence à une éventuelle grève des travailleurs du pétrole, laquelle n'aurait pas eu lieu en raison des appels des "autorités de la République". Cela nous paraît indiquer deux choses :

  1. le besoin de légitimation des syndicalistes par le rapprochement avec les "autorités de la République", et
  2. l'incapacité des syndicalistes à avoir une action indépendante du pouvoir politique.

Cela ne signifie pas que les syndicalistes aient perdu toute leur influence sur les prises de décisions à PETROBRAS. Cependant, le pouvoir démontré par les syndicalistes ne se matérialisait plus par une réelle capacité de mobilisation ouvrière. Leur pouvoir, un pouvoir effectif, était progressivement devenu un pouvoir basé sur un soutien essentiellement politique, beaucoup plus dépendant des rapports établis avec les politiciens que de la capacité d'engagement de la masse ouvrière.

C'est une période de grandes concentrations de masse, mais la plupart du temps en dehors des lieux de travail ; comme par exemple, lors des commémorations du dixième anniversaire de la création de PETROBRAS, en août 1963 : les syndicats des "petroleiros" organisent une grande manifestation dans les rues principales de Salvador, avec la présence de plusieurs politiciens d'envergure nationale. On se contentait de démontrer le pouvoir syndical ; on pensait ainsi convaincre l'entreprise et le gouvernement de céder devant les menaces de mobilisations réelles.

Ayant volonté de souligner la proximité entre les syndicalistes et le pouvoir, Mario Lima nous racontera, lors d'un entretien, la venue de João Goulart pour l'inauguration du nouveau siège du SINDIPETRO en juin 1963 :

‘<< À cette époque, quand nous avons inauguré notre siège ici à Salvador, Jango, le président de la République, est venu spécialement pour cela. Il est arrivé et a dit publiquement :" je suis ici en réponse à l'invitation du président de ce syndicat, mon ami Mario Lima". Cela parce que la presse disait que j'étais mégalomane, car le président de la République n'allait pas venir à Bahia seulement pour inaugurer le siège d'un syndicat de travailleurs !>>. ’

D'ailleurs, le discours alors prononcé par le président de la République ne pouvait laisser le moindre doute sur l'importance qu'il accordait aux syndicats des travailleurs dans sa stratégie de construction d'une base de soutien à son gouvernement.

‘<< (...) je sais ce que représente aujourd'hui la PETROBRAS pour le peuple brésilien, pas seulement comme affirmation de notre foi et de notre espoir, mais aussi comme hymne d'affirmation nationaliste vivant en son esprit. (...) Getùlio Vargas est ici présent, à ce siège syndical et à ce moment, parce qu'il est présent dans la lutte du peuple brésilien ...>> 312

La présence d'un président de la République à l'inauguration du siège syndical d'une corporation de travailleurs, témoigne du niveau de proximité entre les plus hauts pouvoirs du pays et les syndicalistes ; cela démontre aussi, que du côté des syndicalistes, cette proximité était une manière de se légitimer devant la base ouvrière, devant les responsables de l'entreprise et devant les autres acteurs du champ politique. Leur légitimité, dans ces termes, dépendait plus de leur proximité avec les centres du pouvoir que de leur capacité de mobilisation des masses.

Autrement dit, leur pouvoir mobilisateur, au cours des années 60, devient de plus en plus dépendant de leur proximité avec les "autorités" du gouvernement ou de l'entreprise ; ce qui était considéré comme une garantie de réussite des revendications et de protection contre les sanctions.

Ainsi, par exemple, lors de la grève de janvier 1962, après la destitution de Geonísio Barroso, de nombreux indices montrent que l'administration régionale de PETROBRAS a favorisé la réussite de la grève. Un militant du STIEP de l'époque nous indiquera que des fonctionnaires de la surveillance de l'entreprise sont allés dans des sondes de perforation, éloignées du siège régional, afin de convaincre les travailleurs d'arrêter le travail. De même, un haut fonctionnaire de l'administration régionale de Bahia déclara à la presse que cette grève pouvait représenter des avantages pour l'entreprise si "à l'issue résultait une meilleure gestion des affaires pétrolières du pays" 313 .

Ces indices n'ont pas manqué d'attirer l'attention de la presse de Bahia, où des articles, mettant en cause les responsables régionaux de PETROBRAS seront publiés ; ce qui fut réfuté par un article du patron de la RPBa (Région de Production de Bahia), paru dans le journal A TARDE du 24 janvier 1962, tout de suite après la fin de la grève. L'importance de cet article est qu'il témoigne sinon d'une attitude incitative, du moins d'une certaine bienveillance, de la part de l'administration de PETROBRAS de Bahia, vis-à-vis des grévistes.

‘<< En tant que surintendant de la RPBa, face à la grève des ouvriers, j'ai pris soin de préserver le patrimoine de l'entreprise et d'assurer la continuité des opérations dont l'arrêt pouvait provoquer de graves et imprévisibles préjudices ; cela sans adopter de mesures répressives à l'égard des grévistes. Nous nions donc l'accusation selon laquelle la haute administration de l'entreprise de Bahia aurait incité à la grève.>> (In A TARDE, 24/01/62).’

Y avait-il, à la tête des responsables de PETROBRAS à Bahia, la perspective de monter dans la hiérarchie de l'entreprise ? Il est difficile de le savoir aujourd'hui, mais il faut prendre en compte le fait que Barroso avait été le patron de la RPBa avant de devenir président de PETROBRAS ; d'ailleurs, une des conquêtes des syndicats, en juin 1963, sera bien la nomination du patron de la raffinerie de Mataripe à la direction de l'entreprise. Tout cela vient montrer que, du moins sous forme d'hypothèses, l'idée que les syndicats pouvaient catapulter les responsables régionaux à la tête de l'entreprise, était bien dans l'ordre du jour.

Ainsi, on peut affirmer que l'action syndicale des travailleurs du pétrole entre 1961 et 1964 s'est caractérisée par une diminution de l'autonomie des travailleurs dans l'organisation des mouvements de masse et par une dépendance grandissante de ces mouvements vis-à-vis des compromis entre syndicalistes et responsables de l'entreprise ou du gouvernement.

C'est dans ce contexte qu'a lieu le pronunciamiento de 1964. Les travailleurs du pétrole, avec la complicité de quelques-uns des hauts fonctionnaires de PETROBRAS à Bahia, tenteront de résister au coup d'État, répondant ainsi à l'appel de grève générale du CGT. Cependant, face à une situation nationale de renforcement du pouvoir militaire, et devant les premières mesures répressives de l'armée à l'intérieur de PETROBRAS, les syndicalistes encore en liberté durent appeler les travailleurs à reprendre le travail. C'était la fin de l'expérience du syndicalisme populiste chez les ouvriers du pétrole de Bahia.

C'est là la dynamique classique du syndicalisme populiste jusqu'en 1964 au Brésil, plusieurs auteurs l'ont déjà souligné 314 . La spécificité des "petroleiros" de Bahia est justement d'avoir réussi là où la plupart des syndicalistes populistes avaient échoué. Ils sont parvenus, à partir de leur pouvoir "politique", à avoir un contrôle de certains aspects gestionnaires de l'entreprise, telle la politique du personnel et, dans une moindre mesure, la politique d'investissement. C'est une des raisons, peut-être, qui explique l'image positive du syndicalisme populiste dans les souvenirs de ces ouvriers...

Notes
309.

Il s'agit de la plus importante raffinerie privée alors en activité dans le pays. Dans les débats pour la nationalisation des raffineries privées, la raffinerie de Capuava est devenue un cas emblématique, un symbole.

310.

Conseil National du Pétrole, organe chargé d'établir les contours de la politique pétrolière brésilienne.

311.

Il s'agit du journal d'information qui était édité par le STIEP.

312.

JORNAL DA BAHIA 2/6/63 in : Novoa (1990).

313.

In A TARDE du 09/01/62.

314.

En particulier Erickson(1979) et Weffort(1978).