11.3.4. Du pouvoir des syndicalistes du pétrole : une expérience limitée de COGESTION.

Malgré cela, cette période reste gravée dans les souvenirs partagés des petroleiros, comme l'âge d'or de leurs syndicats ; une époque où les petroleiros étaient respectés au niveau de la société et de l'entreprise, et où maints avantages économiques et sociaux sont venus se rajouter à un prestige social important.

Ce qui restera dans la mémoire de cette époque c'est la liaison entre activité syndicale, d'une part, et gain de pouvoir, d'avantages, de statut social pour les "petroleiros", d'autre part. Même parmi les ouvriers n'ayant pas vécu la période de 1960 à 1964, cette période sera considérée comme une époque mythique.

Voyons, par exemple, comment cet ouvrier, rentré dans l'entreprise en 1970 et sans activité syndicale, nous parle des années 60, période qu'il ne connaissait que par le biais des récits de ses compagnons les plus anciens :

‘<< Les gens racontaient... l'explication qu'ils donnaient à l'époque c'est que le syndicat était très actif dans les années 60, avant la Révolution 318 , avant 1964, pendant le gouvernement João Goulart (...) ; alors les syndicats, et les nôtres particulièrement : le syndicat de l'extraction et celui du raffinage, avaient beaucoup de pouvoir auprès du gouvernement ; alors, on obtenait beaucoup de choses ...>> ’

Cela doit nous mettre en garde contre une interprétation trop négative de l'action syndicale des travailleurs du pétrole durant les années 1961 à 1964. Si le pouvoir mobilisateur des syndicalistes du pétrole diminue à partir de la grève de 1962, comment expliquer qu'ils aient pu obtenir plus d'avantages pour les travailleurs à partir de ce moment et, surtout, comment expliquer que cette période demeura une période positive pour les travailleurs ?

La réponse, on la connaît en partie ; le rapprochement des syndicalistes avec la direction de l'entreprise et avec le gouvernement leur procurait le pouvoir d'influencer la gestion du travail de PETROBRAS et d'obtenir des avantages sociaux pour les travailleurs. Dans la mesure où la légitimité de ces syndicalistes était liée, en grande partie, à leur capacité d'obtenir des améliorations matérielles et de faire croître le prestige social des travailleurs du pétrole, il est important de regarder de plus près les mécanismes qui ont rendu cela possible.

Plusieurs avantages acquis par les travailleurs du pétrole datent de cette époque,. Des avantages qui, à l'opposé de plusieurs commissions créées à partir de 1962, furent maintenus après le coup d'État de 1964. De ce fait, ces conquêtes resteront associées aux années 60 et aux pratiques syndicales qui étaient alors hégémoniques.

Ainsi, datent de cette période, le paiement, au titre de la prime de risque, de 30 % du salaire de base pour tous les travailleurs de l'entreprise (même ceux qui travaillaient dans les bureaux), le paiement de 56 % du salaire de base pour les ouvriers travaillant par poste, la prime d'ancienneté (1,5 % du salaire de base par an d'ancienneté) et la participation des travailleurs aux profits de l'entreprise (selon des indices décidés par le conseil d'administration de PETROBRAS). De même, à une époque où le 13ème salaire venait d'être institué dans le pays (en juillet 1962), l'entreprise du pétrole offrait déjà le 14ème salaire (payé lors du congé annuel). En plus, PETROBRAS offrait à ses employés et à leurs famille, des services médicaux et dentaires : ce qui, dans le contexte brésilien, était loin d'être négligeable en terme de salaire indirect. Enfin, PETROBRAS s'engageait à compléter les retraites de ses travailleurs, afin qu'ils ne souffrent pas d'une réduction de leur pouvoir d'achat lors de la retraite.

Tous ces avantages plaçaient PETROBRAS, dans les discours syndicaux, au rang d'entreprise pionnière dans le domaine des relations de travail au Brésil. Ce qui explique que pour l'ensemble du mouvement syndical, les conquêtes des travailleurs du pétrole apparaîtront comme des modèles, comme des objectifs à atteindre et à étendre à tous les travailleurs brésiliens. En ce qui concerne notre sujet, ces avantages démontrent à quel point les syndicalistes du pétrole avaient accru leur pouvoir à l'intérieur de l'entreprise à cette époque.

Ce processus débute avec la nomination de Geonísio Barroso à la Présidence de PETROBRAS, à laquelle les syndicalistes ont longuement participé. Barroso devient président de la PETROBRAS peu de temps après la fin de la grève de novembre 1960 chez les travailleurs de la raffinerie de MATARIPE, de sorte qu'il est difficile de savoir lequel de ces deux événements a influencé les changements survenus dans les relations de travail à PETROBRAS à cette époque.

Ce qui semble vraisemblable, néanmoins, est que ces deux phénomènes ont interagi ; c'est grâce à leur capacité organisatrice, démontrée lors de la grève de 1960, que les syndicats des travailleurs du pétrole se légitiment en tant qu'acteurs collectifs et politiques importants. Dans une conjoncture de radicalisation des mouvements national-populistes et de montée du pouvoir des syndicats à l'échelle nationale, comme ce fut le cas au début de la décennie 60, le nouveau statut social des syndicalistes du pétrole allait leur offrir la possibilité d'une participation accrue aux décisions touchant l'entreprise.

Quoi qu'il en soit, la plupart des témoignages recueillis soulignent le fait que les conditions de travail dans l'entreprise se sont nettement améliorées à partir de 1961, suite à la grève de 1960 et à la nomination de Barroso.

‘<< Après la première grève, beaucoup de choses ont changé à PETROBRAS. Par exemple, nous avions un chef du personnel très dur, lié à Carlos Lacerda 319 . Après la grève, il est parti et à sa place est venu un technicien du Ministère du Travail qui était plus habile dans la négociation...>>.(Témoignage de celui qui fut le Secrétaire du SINDIPETRO en 1960). ’

D'autres citeront l'amélioration des conditions de transport, de travail, de logement et de la qualité des relations entre chefs et subordonnés à cette période, changements interprétés, en général, comme une conséquence directe du début des mouvements collectifs de la corporation.

Ce qui n'était pas très éloigné de la vision que la direction de l'entreprise avait à l'époque. Dans un rapport que la direction de la raffinerie de Mataripe envoie à la direction de l'entreprise à Rio, en avril 1961, on fait référence à l'urgence d'y améliorer les conditions de travail (on parle expressément du réfectoire) car :

‘<< ... nos ouvriers ont déjà atteint un niveau de politisation qui les conduit à faire des revendications chaque jour plus importantes. Organisés en syndicats, ils réclament, protestent et revendiquent collectivement ; cela surtout après la confiance acquise dans les mouvements de masse avec la grève qu'ils ont réalisée où, dans le pire des cas, ils ont obtenu la certitude d'être capables de réaliser des mouvements collectifs importants...>>. (Rapport RLAM 0013/60, page 45). ’

De toute façon, le fait est, qu'à la suite de la grève de 1960, les conditions de travail allaient beaucoup s'améliorer à PETROBRAS avec l'introduction entre autres avantages, de cars pour assurer le transport quotidien des travailleurs entre leurs lieux de résidence et les unités de production ; auparavant ce trajet était fait dans des camions aménagés. De même, les relations entre les agents de maîtrise et leurs subordonnés vont devenir moins autoritaires et plus humaines ; << les licenciements deviennent plus pondérés, personne ne licencie plus sans raisons.>>, dira un de nos interviewés.

Mais, c'est avec l'accession de Francisco Mangabeira à la Présidence de PETROBRAS, que le pouvoir des syndicalistes va monter en puissance. On l'a vu précédemment, Mangabeira voulait introduire dans l'entreprise une gestion participative où les travailleurs auraient une certaine influence dans les prises de décisions.

Cela allait favoriser les travailleurs. Nous avons déjà mentionné l'instauration de la semaine de cinq jours, qui a fait suite à l'intronisation de Mangabeira. De même, c'est durant le mandat de Mangabeira que les salaires des travailleurs de Bahia seront définitivement égalisés avec les salaires des travailleurs de PETROBRAS de São Paulo et Rio de Janeiro. Cette égalisation, qui avait été amorcée suite à la grève de 1960, attendait depuis lors une solution définitive ; ce que Mangabeira réalisera dès février 1962, moins d'un mois après son intronisation.

De plus, durant et après la gestion de Mangabeira, les syndicats vont devenir des acteurs importants dans les jeux de pouvoir interne de l'entreprise. On a déjà mentionné le fait qu'ils ont participé au choix de certains des directeurs et présidents de la compagnie. Ici, nous voulons attirer l'attention sur le fait que ce nouveau pouvoir a donné aux syndicats une place particulière dans les stratégies professionnelles des responsables de l'entreprise. Ce qui a augmenté de beaucoup la capacité des syndicalistes à participer effectivement à l'administration de PETROBRAS. Que l'on observe le message qu'un directeur envoya à la direction du STIEP en octobre 1963 :

‘<<Ayant été intronisé hier à la direction de cette entreprise, je veux m'adresser d'abord aux travailleurs de PETROBRAS de tout le pays. A ces travailleurs qui sont les piliers indestructibles du monopole d'État du pétrole et qui, dans une démonstration d'extraordinaire patriotisme, réalisent des efforts importants pour assurer la mission transcendantale que le peuple brésilien leur a confiée : donner du pétrole au Brésil. A tous ces travailleurs, je veux assurer qu'en tant que directeur de cette entreprise je n'oublierai jamais les principes sacrés du monopole d'État du pétrole, instrument essentiel de la lutte pour l'émancipation économique de notre pays. Je veux aussi affirmer que je m'efforcerai de donner des suites favorables aux revendications légitimes des travailleurs de cette entreprise>> (in : Boletim Informativo 320 , n° 2, 15/09/63)’

Autrement dit, après les traditionnels et indispensables actes de foi pour la défense du monopole d'État et du nationalisme, ce directeur considérait nécessaire de rassurer les leaders syndicaux sur les "suites favorables" à donner "aux revendications légitimes des travailleurs". C'était une manière de s'attirer la sympathie de ceux qui étaient, du moins en partie, les responsables de sa nomination à la direction de l'entreprise.

Cela ne constituait pas une exception, c'était plutôt la règle de l'époque. Dans ce même numéro du journal du STIEP, on trouve également un télégramme adressé par un autre directeur de l'entreprise au président du syndicat, affirmant les mêmes positions que le texte précédent.

‘<<Je vous informe du fait que j'ai été intronisé hier, (...). Je veux affirmer ma position comme brésilien et comme membre de cette extraordinaire organisation qu'est la PETROBRAS : je ne m'éloignerai jamais des principes sacrés qui orientent le monopole d'état sur le pétrole. Ce syndicat trouvera en moi un directeur toujours disposé à entretenir un dialogue étendu et ouvert avec les travailleurs et leurs légitimes représentants sur les problèmes des travailleurs et de l'entreprise ... 321 >>.’

Ici on est encore plus explicite qu'auparavant sur la participation des travailleurs aux prises de décision de l'entreprise : non seulement les questions liées aux travailleurs et à la gestion du travail, mais aussi les problèmes liés à la gestion de l'entreprise, étaient jugés de la compétence des syndicats. Dès lors, on comprend les résistances de certains secteurs d'ingénieurs de l'entreprise à la montée du pouvoir des syndicats. Car cela était non seulement une inversion des principes hiérarchiques en vigueur, mais aussi une inversion des principes régissant la gestion de l'entreprise, le nationalisme devenant plus important que la gestion économique.

Le président du SINDIPETRO et député fédéral, en 1964, éclaircira les limites de l'action des directeurs nommés par les syndicats lors de la cérémonie d'intronisation de l'un d'eux. Après avoir déclaré que les syndicats avaient eu un poids important dans le choix de ce directeur et avoir estimé qu'on devait considérer cela comme normal, il lancera un avertissement à ses critiques et, l'on peut supposer, aussi, à ses alliés, les directeurs :

‘<< ...les travailleurs n'admettront pas de transgressions par rapport aux intérêts du peuple et de PETROBRAS. (...) Les travailleurs du pétrole disposent d'une organisation capable d'arrêter l'entreprise à n'importe quel moment. (...) Nous emploierons notre capacité à organiser des grèves pour défendre l'entreprise et pour garantir les libertés démocratiques...>> (in : SINDIPETRO JORNAL, n° 30, octobre 1963).’

Pour se rendre compte du pouvoir acquis par les syndicalistes de PETROBRAS, que l'on imagine la scène d'intronisation de directeurs d'une entreprise nationale – en présence du gouverneur de Bahia, de députés et d'autres politiciens – où un leader syndical, tout en affirmant que ces directeurs lui devaient leur nomination, les met en garde contre d'éventuelles "transgressions" des intérêts du "peuple" et de "PETROBRAS".

Cette cérémonie vient confirmer le pouvoir des responsables syndicaux à cette période. Cela à tel point que des directeurs envoyaient des lettres de remerciements aux syndicalistes après avoir été intronisés :

‘<<J'ai le plaisir d'annoncer au cher président et à tous les compagnons que je viens d'être intronisé à la direction de PETROBRAS, où j'espère pouvoir continuer à recevoir l'indispensable collaboration [des dirigeants syndicaux]...’ ‘Je veux encore, ici, [vous] réitérer mes remerciements en raison du soutien accordé à mon nom pour la direction de l'entreprise ...>> (in : O PETROLEIRO 322 , n°5, janvier/février 1964).’

Ce démonstrations de pouvoir des syndicalistes allaient permettre l'établissement d'une coopération entre syndicats et entreprise en plusieurs domaines.

Ainsi, par exemple, d'après le Rapport annuel de PETROBRAS de l'année 1964, l'entreprise prenait à sa charge les coûts d'impression des plusieurs journaux syndicaux. De même, il est commun de retrouver, dans les résumés des réunions de directions syndicales de cette époque, des références à des emprunts réalisés auprès de l'entreprise ; ainsi, lorsque les syndicats des petroleiros de Bahia créent leurs coopératives de consommation 323 , PETROBRAS leur prêtera de l'argent pour permettre la viabilité de ces projets. Le même schéma sera adopté lorsque les syndicats se lanceront dans le projet de construction d'habitations pour les travailleurs du pétrole, en 1963.

Notes
318.

Dénomination usuelle du coup d'État de 1964.

319.

Politicien brésilien des années 50 et 60, un des leaders de la droite dans le pays.

320.

Il s'agit de journal d'information publié par le STIEP entre 1963 et 1964.

321.

Souligné par moi.

322.

Il s'agit du journal d'information du STIEP rebaptisé O PETROLEIRO (auparavant il s'appelait BOLETIM INFORMATIVO).

323.

Il s'agissait de sortes de supermarchés qui vendaient des produits à des prix plus bas que le marché.