11.4. Les syndicats en tant qu'instruments des politiques nationalistes

De telles manifestations de prestige politique n'étaient pas sans conséquences. Pour les directions de PETROBRAS cela signifiait mener une action de plus en plus nationaliste et étatiste (les deux mots étaient synonymes dans le vocabulaire de l'époque) dans le domaine économique et prendre en considération les demandes syndicales. Pour les syndicalistes, les contreparties étaient l'endiguement des demandes considérées comme trop corporatistes (liées aux salaires ou aux conditions de travail) et l'utilisation des mobilisations ouvrières comme moyens pour soutenir soit le gouvernement, soit une politique nationaliste sur la question du pétrole. Autrement dit, les syndicats sont devenus en quelque sorte cogestionnaires de l'entreprise et en tant que tels co-responsables du contrôle de la main-d'oeuvre.

C'est ce qui ressort de plusieurs publications syndicales de cette période. Soit un article paru dans une publication du SINDIPETRO-BA en janvier 1964 :

‘<< Un véritable ouvrier, comme doivent l'être tous les "petroleiros", a la conscience de son devoir complètement identifié avec notre lutte pour la défense de la Patrie et de l'Entreprise.’ ‘Nous avons déjà dépassé le stade de la lutte salariale qui était absolument nécessaire. Aujourd'hui, nous avons de plus grandes responsabilités vis-à-vis du Peuple, car nous lui devons la création et la consolidation du Monopole d'État. Il ne peut être admis qu'un compagnon travaille dans notre entreprise seulement pour de l'argent. La productivité doit être une question de conscience ouvrière, surtout pour nous qui avons la responsabilité de démontrer que le Monopole d'État est la solution à nos problèmes communs. Nous ne travaillons pas dans une entreprise privée qui exploite ses travailleurs. Si nous n'avons pas encore obtenu les conditions idéales de travail et satisfaction pour toutes nos revendications, c'est justement parce que nous ne sommes pas encore assez engagés dans la lutte pour la véritable indépendance du Pays. (...) Vous, compagnons, faites de PETROBRAS un instrument de lutte pour notre bonheur et pour la Libération Nationale. Plus de conscience dans la production !>>. 325

Par le biais des appels de défense du monopole d'État sur le pétrole, on essayait de détourner l'attention des ouvriers de PETROBRAS sur les grandes questions nationales, reléguant les luttes pour les demandes spécifiques à un deuxième plan. Cela d'autant plus qu'on présentait les travailleurs du pétrole comme des travailleurs privilégiés, car ils travaillaient dans une entreprise nationale (où il n'y avait pas de patrons, tous étaient des travailleurs) et avaient droits à maints avantages, auxquels la plupart des travailleurs brésiliens rêvaient. Autrement dit, la situation des travailleurs de PETROBRAS était considérée comme un modèle à suivre dans le pays :

‘<<Les conquêtes des petroleiros dans le champ du droit social sont pionnières au Brésil. La participation des ouvriers aux profits de l'entreprise, (...), les congés annuels payés deux fois et le salaire qui progresse avec l'inflation, sont aujourd'hui des droits irréversibles acquis par les employés de notre grande entreprise. Cela, en plus de démontrer le grand pouvoir de cette profession nouvelle, a le mérite de montrer au peuple brésilien les avantages et l'efficacité de l'étatisme. L'exemple est surtout politique. Il contribuera, sans doute, à notre processus de prise de conscience.>> (in : BOLETIM INFORMATIF, n° 2, 15/09/63, pp.5).’

Dans le même sens, on va souligner les oppositions entre entreprises nationales et entreprises privées afin de mettre en évidence la situation privilégiée des travailleurs de PETROBRAS :

‘<< Pendant que les travailleurs des entreprises nationales bénéficient de l'Assistance Sociale, Médicale et hospitalière (l'objectif du Monopole d'État est de promouvoir le bien-être de l'ouvrier et d'éviter l'exploitation du travailleur par le patron ...), les travailleurs des entreprises privées sont obligés de travailler au-delà de leur capacité normale de production, avec des bas salaires, sans aucune assistance, pour satisfaire aux taux de profit des capitalistes.>> (in : SINDIPETRO JORNAL, n° 30, octobre 1963).’

Dès lors, va se construire un discours sur la nécessité de l'union des travailleurs, syndicalistes et direction de l'entreprise pour surmonter les difficultés que les adversaires du monopole d'État posaient sur le chemin de PETROBRAS. C'est le sens du message de fin d'année que le chef du service du personnel de la RPBa fait publier dans le journal du STIEP fin 1963 :

‘<<La bonne volonté fait partie de l'esprit de Noël. Et la bonne volonté des hommes de l'entreprise – ouvriers et techniciens – n'a jamais été si nécessaire qu'en ce moment où débute la lutte pour l'autosuffisance en pétrole. (...). ’ ‘Du succès de notre effort naîtront la sûreté et la tranquillité des prochains Noëls du peuple brésilien.(...)’ ‘Dans cet esprit, toute l'équipe du DEPES 326 , invite tous les compagnons à la lutte pour des Noëls plus heureux pour le peuple brésilien ... >> (In : BOLETIM INFORMATIVO, n° 4, pp.2, novembre 1963).’

Il faut remarquer ici que ce texte, quoique écrit par un manager, apparaît dans un journal d'information d'un des syndicats des "petroleiros" ; démontrant ainsi le niveau de complicité entre syndicalistes et responsables intermédiaires de PETROBRAS par rapport à l'idéologie nationaliste et de défense de l'entreprise.

Tout cela donne lieu, en octobre 1963, à la création d'une organisation (le Front Nationaliste du Pétrole), voulant rallier tous les acteurs de l'entreprise à un même objectif : sauvegarder PETROBRAS et "changer les mentalités" des petroleiros, pour les inciter à augmenter la productivité du travail dans l'entreprise.

‘<<Le Front Nationaliste du Pétrole s'est réuni pour la deuxième fois. Ses statuts ont déjà été approuvés lors d'une réunion avec des ouvriers, des chefs de services et la Surintendance de Mataripe. (...) Ce mouvement prétend unir toutes les tendances autour d'un seul objectif, avec l'approbation du SINDIPETRO. Il prétend aussi créer une nouvelle mentalité pour le petroleiro, dans l'esprit de la campagne de la productivité récemment lancée par la Surintendance en collaboration avec le syndicat.>> (in : SINDIPETRO JORNAL, n° 30, octobre 1963, pp.1).’

La volonté d'augmenter la productivité poussaient les syndicats à collaborer avec l'entreprise. La collaboration et la connivence entre syndicalistes et direction de l'entreprise, dans une conjoncture de valorisation du nationalisme autour du pétrole et de PETROBRAS, fit des syndicats instruments de contrôle des travailleurs. Les syndicats, afin d'entretenir l'image de la compagnie du pétrole, vont éviter les mobilisations ouvrières pouvant retourner l'opinion publique contre le monopole d'État du pétrole. Le raisonnement était que si les travailleurs du pétrole – en raison de l'action syndicale – n'étaient plus soumis à des conditions dégradées de travail ni à des bas salaires, il était inadmissible que les petroleiros aient des revendications purement corporatistes ; leurs demandes devaient être en rapport avec les politiques de soutien à la politique nationaliste du pétrole.

Autrement dit, on supposait que les travailleurs du pétrole avaient déjà atteint un niveau de vie idéal. Les mobilisations ouvrières n'étaient donc plus nécessaires comme elles l'avaient été auparavant. Maintenant les travailleurs devaient aider l'entreprise à augmenter la production nationale de pétrole et de ses dérivés ; renforçant ainsi la crédibilité de PETROBRAS dans sa capacité à atteindre son principal objectif : rendre le pays autosuffisant en pétrole.

Cela supposait le développement d'une nouvelle éthique pour ces travailleurs : une éthique basée sur le patriotisme et sur la conscience des responsabilités que la condition de petroleiro présupposait. Dans ce registre PETROBRAS n'était plus une entreprise comme les autres ; elle n'était même plus une entreprise : elle était "un principe".

‘<< AVIS AUX PETROLEIROS’ ‘Compagnon :’ ‘1) savais-tu qu'en tant qu'employé de PETROBRAS ton devoir est de lutter pour tous les monopoles d'État ? Et que la PETROBRAS avant d'être une entreprise est un principe ?>> (in : SINDIPETRO JORNAL n° 34, 12/12/63).’

Prendre conscience de cela signifiait réaliser un profond changement dans les pratiques quotidiennes des travailleurs.

‘<<4) Savais-tu que défendre la PETROBRAS peut passer par le fait d'être droit, d'être un bon père de famille ? Ou en accomplissant ses devoirs, ne dépensant pas sans compter l'argent que l'effort du peuple t'a donné ?’ ‘5) Savais-tu qu'être petroleiro c'est prendre soin des biens de l'entreprise : en n'abîmant pas ses voitures, en respectant les normes de sécurité industrielle, en n'employant pas les voitures en dehors du travail, en observant les consignes des Supérieurs ?(...)’ ‘7) Savais-tu qu'être un bon Gardien de PETROBRAS, ..., c'est être Gardien vingt quatre heures par jour, ne permettant pas que ses compagnons, même en dehors du service, fassent quelque chose qui puisse porter atteinte au nom de notre PETROBRAS ? (...)’ ‘9) Savais-tu qu'un ouvrier peut économiser beaucoup d'argent de la PETROBRAS : en travaillant avec soin, en n'abîmant pas le matériel, en utilisant bien les outils, en employant les équipements de sécurité industrielle et en pensant que ton travail n'est pas seulement pour gagner de l'argent, il est principalement pour la grandeur du Brésil ? >> ’

On peut penser que ces considérations, avancées par les syndicalistes, n'avaient pas seulement l'intention d'impliquer davantage la corporation dans la défense de l'entreprise en changeant leurs pratiques quotidiennes. Dans un contexte où les travailleurs du pétrole étaient considérés comme des nouveaux riches (ce qui était renforcé par toutes les histoires sur leurs pratiques ostentatoires et sur leur snobisme), il y avait une volonté des syndicalistes de modifier cette image.

‘<<13) Savais-tu que tu ne dois pas de te vanter de ton salaire, tu ne dois pas te servir de ta condition de petroleiro pour humilier les autres travailleurs, car s'ils ne gagnent pas bien ce n'est pas de leur faute, c'est la faute du système d'exploitation ? (...).’ ‘16) Savais-tu qu'être violent, dire de gros mots, porter des armes et boire au-delà du raisonnable, ne font pas de toi un homme plus homme que les autres ? Savais-tu que quand un petroleiro agit comme cela, la première chose qu'on dit est que les employés de PETROBRAS ne savent pas quoi faire avec autant d'argent ?’ ‘Compagnon, être petroleiro c'est avoir un nom à préserver. Fais attention à ce que tu vas faire.>>.’

Cela était d'autant plus nécessaire, dans la perspective des syndicalistes, que les critiques adressées à l'encontre des "privilèges" des petroleiros se faisaient de plus en plus fréquentes dans la presse. Que l'on observe cet article, que l'écrivain conservateur Gustavo Corção, publia en septembre 1963 dans le journal Diário de Notícias, de Rio de Janeiro 327 .

‘<< Le fonctionnement de PETROBRAS favorise la formation de l'embryon d'une nouvelle classe qui prétend prendre le pouvoir et l'argent du Brésil. Le salaire de base d'un ingénieur, par exemple, en dehors du fait qu'il est supérieur à ceux d'autres organes de l'État, est augmenté par des primes curieuses : prime de risque (30 %) ; prime d'ancienneté (3 % tous les trois ans) ; 13ème salaire (comme les autres travailleurs) ; 14ème salaire (...) ; prime régionale 328 (jusqu'à 50 % dans certains cas).’ ‘(...)’ ‘Les réactionnaires pensent que la PETROBRAS existe, ou devrait exister, pour produire le célèbre hydrocarbure ; les imbéciles jugent que PETROBRAS existe pour servir les intérêts des Brésiliens ; mais les initiés savent que PETROBRAS existe pour servir ses travailleurs, pour construire un petit paradis pétrolier dans la misère générale du pays et, aussi, pour faire de la propagande communiste. Les directeurs de PETROBRAS ont pris l'idée de la primauté du travail au sérieux. Mais, cette primauté du travail – je pense que cela arrivera infailliblement aux expériences du même genre – devient la primauté de la fainéantise et de la "dolce vita">>.’

Ces critiques étaient considérées comme l'expression du point de vue des secteurs hostiles au monopole d'État sur le pétrole et attachés au maintien du statu quo dans la société brésilienne. Dans les discours syndicaux de cette époque, ces deux caractéristiques allaient de pair : les critiques à l'encontre de PETROBRAS et du monopole d'État étaient un moyen détourné pour défendre la structure sociale inégalitaire et la dépendance extérieure du pays. Dans les discours tenus par les nationalistes, être nationaliste signifiait aussi être défenseur de profondes transformations dans la société brésilienne. C'était par le biais de la défense de PETROBRAS que les groupes nationalistes prétendaient se démarquer des autres groupes. La défense de PETROBRAS étant le moyen privilégié de lutter pour la justice sociale et pour "l'émancipation économique du pays".

‘<< C'est sur le front du pétrole qu'a lieu la bataille la plus décisive pour l'émancipation économique de notre patrie. Parce qu'ils ont conscience de ce fait, les travailleurs de PETROBRAS sont aujourd'hui l'avant-garde des travailleurs brésiliens...’ ‘(...)’ ‘Il est certain, néanmoins, que PETROBRAS ne sera préservée qu'à la condition d'étendre l'esprit d'émancipation à tous les secteurs de l'économie brésilienne. Du fait que notre entreprise se situe sur la ligne avancée de la lutte anti-impérialiste, ses travailleurs ont des responsabilités redoublées. Responsabilités par rapport au destin de l'entreprise et par rapport au destin du pays. Voilà pourquoi nous devons comprendre que la lutte pour l'émancipation économique n'est pas indépendante de la lutte pour la justice sociale. Cette lutte impose le devoir d'union et de solidarité de tous les travailleurs du pétrole avec les forces de la nation : les travailleurs des autres industries, les paysans, les étudiants, les intellectuels ; autrement dit, avec tous les patriotes qui aspirent à rendre libre le peuple brésilien des chaînes qui l'emprisonnent encore à la pauvreté, à la faim, à la misère ...>> (texte signé par Jairo Farias, directeur de PETROBRAS à l'époque, in : O PETROLEIRO, n° 28, 4/01/64, pp. 2).’

Ce texte démontre la portée du discours nationaliste dans le pays : il était l'unificateur des demandes pour une plus grande participation de l'État dans l'économie et pour une meilleure distribution des richesses. Il atteste aussi de la manière dont on interpellait les travailleurs de PETROBRAS quant à leurs devoirs civiques et patriotiques. C'est à partir de ce discours que l'action de contrôle des syndicats prit sens : le contrôle des demandes corporatistes était un moyen de mettre l'accent sur des revendications globales.

Chez les travailleurs du pétrole de Bahia ce passage du particulier au général signifie aussi l'abandon progressif des appels régionalistes en faveur du nationalisme. Si, lors de la grève de 1960 et, plus encore, lors de la grève de 1962, les appels régionalistes (donner une juste place à Bahia et aux petroleiros bahianais dans la structure organisatrice de PETROBRAS) étaient de puissants éléments mobilisateurs des travailleurs, cela ne sera plus le cas à partir de 1962. Après la nomination de Mangabeira et l'augmentation du pouvoir syndical à l'intérieur de l'entreprise, le régionalisme est subordonné aux nécessités d'intégrer l'action syndicale des petroleiros aux demandes d'émancipation nationale. Malgré les constantes références, dans les discours syndicaux, au fait que Bahia représentait "la moitié des activités de PETROBRAS", à cette époque, le régionalisme est progressivement subordonné au nationalisme. Autrement dit, le régionalisme ne sera employé que comme une forme d'expression du nationalisme.

Ainsi, par exemple, lors de l'intronisation d'un directeur de PETROBRAS lié aux syndicalistes bahianais en septembre 1963, il tiendra le discours suivant :

‘<< ... je veux m'adresser, en ce moment, au peuple de ma Terre natale – de la vieille et historique Bahia – pour renforcer le compromis, que je me suis imposé, de tout faire pour rétribuer l'effort de la terre et du peuple bahianais qui produit, avec abnégation, le pétrole du Brésil.>> (in : BOLETIM INFORMATIVO, n° 2, 15/09/63).’

Dans ce discours, on voit que pour légitimer un certain régionalisme bahianais, le représentant des travailleurs à la direction de l'entreprise a dû l'associer à l'idée du bien-être de la nation. Ce qui n'est pas sans rappeler la curieuse logique entre régionalisme et nationalisme à Bahia.

Notes
325.

In SINDIPETRO Journal, 30/01/64.

326.

Département du personnel.

327.

Cet article fut retranscrit par le journal d'information du Syndicat des Travailleurs du Pétrole de Rio de Janeiro (O SINDIPETRO, n° 11, septembre 1963, pp.4), afin de combattre les arguments qui y étaient avancés.

328.

Pour ceux qui travaillent dans des régions lointaines et d'accès difficile.