11.4.1. Régionalisme : une affaire d'identité, et de stratégie.

Comme on l'a vu précédemment, le régionalisme fut un élément important dans la création d'un sentiment communautaire chez les travailleurs de PETROBRAS. Dans le processus d'affirmation identitaire des petroleiros, une place importante était occupée par la question régionale, propre à Bahia.

En ce sens, les discours syndicaux mettant en avant l'importance de Bahia, comme seul État producteur de pétrole du pays, faisaient écho aux discours régionalistes alors dominants dans l'État. Dans ces discours, on va notamment insister sur le fait que les petroleiros de Bahia, seuls, étaient responsables de la production brésilienne de brut et que "Bahia était responsable pour 50 % (au niveau économique et du nombre de fonctionnaires) des activités de PETROBRAS" 329 . Un des leaders syndicaux les plus en vue de cette époque nous dira plus tard que :

‘<< ... à cette époque, Bahia avait le plus grand poids à PETROBRAS ; car il était le seul État à produire du pétrole et à avoir une raffinerie. L'État de Rio de Janeiro ne produisait ni pétrole ni dérivés ; il n'y avait que le siège de PETROBRAS : Rio de Janeiro n'existait pas en termes d'économie du pétrole. Cubatão avait une raffinerie, mais l'État de São Paulo ne produisait pas de pétrole. Alors, l'État le plus important pour la PETROBRAS était Bahia.>>.’

De ce fait, les exigences de participation des syndicalistes dans les prises de décisions sur la question du pétrole étaient une manière de rappeler aux responsables de l'entreprise et au gouvernement l'importance de Bahia dans la production pétrolière.

‘<<Un nouveau cri de la classe ouvrière bahiannaise se fait entendre. Enthousiasmés par la lutte pour l'émancipation de notre patrie, les travailleurs du pétrole de cet État se mobilisent pour obtenir de la Direction de PETROBRAS l'installation d'un Poste de Distribution d'essence et de lubrifiants à Salvador. (...)’ ‘L'affirmation de la volonté des petroleiros, en accord avec une ancienne et suprême aspiration de notre peuple, a obtenu le soutien et l'encouragement de tous les Bahianais.’ ‘Bahia, pionnière dans la production de l'or noir, se ressent du manque d'un poste de distribution de dérivés du pétrole. Ce qui est, sinon une grave offense, du moins une profonde injustice contre la terre mère de notre libération économique. Tous se rendent compte du manque d'attention portée à Bahia.’ ‘En vérité, on ne comprend pas que tout le pétrole du pays vienne des entrailles de Bahia et qu'il n'y ait pas un poste de distribution de PETROBRAS.>> (In : BOLETIM INFORMATIF, n° 2, 15/09/63, pp. 3).’

Dès lors, on comprend pourquoi tout au long des années 60, les petroleiros de Bahia seront si fiers de la place que l'État de Bahia avait dans l'industrie pétrolière brésilienne. Dans le climat régionaliste de l'époque, dont nous avons évoqué les principales caractéristiques dans un autre chapitre de cette thèse, cela pourrait être interprété comme une totale soumission des travailleurs du pétrole aux intérêts de la bourgeoisie bahianaise, le groupe social ayant tiré le plus d'avantages d'un tel discours. Toutefois, chez les travailleurs du pétrole, le régionalisme était plus un élément de cohésion interne des travailleurs, un élément renforçant leur sentiment d'appartenance à une même communauté symbolique – une identité sociale –, qu'une manière de faire converger leurs intérêts avec ceux de la bourgeoisie bahianaise.

Cela devint très clair au cours des mouvements réalisés par les travailleurs du pétrole de Bahia entre 1960 et 1964 : les demandes régionalistes soutenues par les syndicalistes n'avaient que très peu à voir avec les demandes d'une participation accrue des élites bahianaises à la politique pétrolière. Ce qui expliquerait l'attitude ambivalente de la presse de Bahia vis-à-vis de ces mouvements.

Ainsi, par exemple, lors de la grève pour l'égalisation des salaires des travailleurs du pétrole de Bahia avec ceux des petroleiros de São Paulo et Rio de Janeiro, ou, lors de la grève de janvier 1962 – grève de protestation contre l'éviction de Geonísio Barroso – le principal journal de Bahia (A TARDE), adopta une position ambiguë. Dans un premier temps, il soutient les positions des travailleurs, mais lorsque ceux-ci se montrent réticents à l'idée de soumettre leur mouvement aux "intérêts bahianais" (en refusant de retourner au travail contre des promesses de mise en place de certaines revendications des élites bahianaises), les éditoriaux de ce journal tendent à adopter une attitude peu favorable aux revendications syndicales.

De la sorte, le 9 janvier 1962, en pleine grève des travailleurs du pétrole, le journal A TARDE fait publier l'article suivant :

‘<<Une analyse objective de la situation révèle que la situation ne progresse pas comme le prévoyaient ses organisateurs ...’ ‘Au contraire de ce qu'on attendait, la grève ne s'est pas étendue aux autres organisations syndicales bahianaises, ni n'a obtenu la solidarité de plusieurs corporations professionnelles de l'État. Ce qui peut être expliqué par le manque d'engagement du mouvement vis-à-vis de la nomination d'un Bahianais à la tête de PETROBRAS et vis-à-vis du transfert du siège de PETROBRAS à Salvador. Bien que les syndicalistes du pétrole disent qu'ils ne se battent pas pour la réintégration de Barroso à la tête de l'entreprise et qu'ils sont ouverts à l'examen d'autres noms, ils ne semblent néanmoins pas insister sur le fait que la présidence de PETROBRAS doit rester à Bahia, ni ne font l'association entre leur protestation et le thème du changement de siège de l'entreprise ; idées capables de réveiller le soutien populaire dans l'État. Ce qui explique la façon dont la grève est vue par la population en général, laquelle tend à la voir comme un mouvement interne à l'entreprise, sans la préoccupation d'être articulée aux autres souhaits des Bahianais. >> (In : A TARDE, 9/01/62, pp.1).’

Ce qui vient nous rappeler que, malgré les apparences, les discours régionalistes unitaires n'effaçaient pas les divergences entre les positions des responsables syndicaux, d'une part, et des élites économiques et politiques de Bahia, d'autre part.

Tout cela nous amène à penser que l'importance du régionalisme bahianais pour les travailleurs du pétrole fut davantage identitaire que stratégique. Plus tourné vers le resserrement des liens entre les travailleurs que vers la participation à un projet d'ordre strictement régional. Ce qui expliquerait le fait qu'au fur et à mesure que les leaders syndicaux du pétrole s'engageaient dans les "luttes nationalistes", les revendications plus régionalistes allaient perdre du terrain ; mais pas les discours d'exaltation de Bahia, considérée toujours comme la "capitale du pétrole brésilien".

Notes
329.

A cette époque, Bahia était responsable pour 100 % de la production de pétrole et pour environ 25 % des produits raffinés dans le pays. De même, sur un total de 25.870 employés de PETROBRAS en 1962, environ 13.000 travaillaient dans des unités situées à Bahia.