11.5.1. De la distance entre syndicalistes et base ouvrière

Par ailleurs, cette sensation de distance entre leaders syndicaux et base ouvrière était renforcée par des changements qui eurent lieu aux sièges des syndicats. Si au début des années 60 les syndicats des travailleurs du pétrole avaient leurs sièges situés dans la ville de Candeias (où habitaient la plupart des travailleurs de PETROBRAS à l'époque), à partir de 1961 les syndicats vont déplacer leurs sièges à Salvador. Bien que les anciens sièges de Candeias n'aient pas fermé, ils perdirent beaucoup de leur importance. Ainsi, pour les travailleurs qui continuaient à habiter les villes du pétrole, la sensation d'une prise de distance vis-à-vis des dirigeants syndicaux, était d'abord spatiale.

De plus, on fit construire les nouveaux sièges syndicaux d'après les modèles dominants de représentation de l'espace intérieur, où l'accès direct aux représentants syndicaux était rendu moins aisé. Ainsi, lors de l'inauguration du siège du STIEP, fin 1963, le journal d'information syndicale nous renseigne sur les caractéristiques de ce nouveau siège : c'était une maison de deux étages, avec une salle de réunion disposant de 250 places assises ; la salle du président du syndicat, placée à l'étage supérieur, bénéficiait d'une salle d'attente luxueusement décorée, afin de récevoir les visiteurs importants. Le nouveau siège du SINDIPETRO, ouvert en 1963, suivait les mêmes principes d'élitisation.

Autrement dit, les syndicalistes, en voulant construire des "sièges dignes des travailleurs du pétrole", ont modifié les cadres spatiaux où s'établissaient les contacts entre leaders syndicaux et travailleurs. Non que l'espace constitue l'origine du phénomène qui nous occupe ici ; mais les transformations spatiales des syndicats indiquent bien des profonds changements dans les représentations relatives à la nature du pouvoir syndical à cette époque. Le pouvoir syndical fonctionnant selon les mêmes modalités que le pouvoir politique au Brésil : le représentant étant placé sur un plan symbolique au-dessus des représentés.

Ainsi, les constantes références, dans la presse syndicale de l'époque, au quotidien de "Mr. le président du Syndicat" ou aux réalisations des "députés des petroleiros", en plus de légitimer les leaders syndicaux, étaient aussi une sorte de culte rendu à la personnalité des leaders, un culte rendu à leur capacité de discernement. Même les événements les plus personnels comme les anniversaires ou la naissance d'un enfant d'un des représentants syndicaux devenaient des rituels d'affirmation de leur prestige : on retrouve des articles dans les journaux des syndicats mentionnant de telles cérémonies où plusieurs personnes prenaient la parole pour louer les mérites de celui à qui on rendait hommage. On attachait une grande importance, à cette époque, aux manifestations publiques de prestige : une fête d'anniversaire très fréquentée, avec la participation de personnalités publiques importantes, témoignait de la considération dont bénéficiait un représentant syndical. Ce qui pourrait avoir une répercussion dans l'équilibre des forces internes aux directions syndicales.

De plus, on peut supposer, d'après les témoignages recueillis et l'étude des journaux syndicaux de l'époque, que cette stratégie de valorisation des capacités décisionnelles des leaders visait à légitimer une situation où la base participait peu aux processus de décision dans les syndicats. Les décisions importantes relevaient des leaders, lesquels avaient la compétence pour discerner ce qui était le meilleur pour la corporation. Celle-ci n'était consultée que pour ratifier les décisions déjà prises.

‘<< À cette époque, les dirigeants syndicaux avaient une ascendance et une crédibilité très fortes. Alors, quand le syndicat, à travers son journal, disait que tel jour on allait arrêter le travail, on n'avait pas besoin d'une grande mobilisation, car les gens obéissaient. Cela parce que, tout d'abord, les expériences des grèves antérieures s'étaient bien passées, avec du succès, personne n'avait été sanctionné, alors les gens y croyaient !>> (Entretien avec celui qui fut le président du SINDIPETRO entre 1962 et 1964).’

Cette façon de légitimer le pouvoir personnel des leaders n'était pas sans liens avec les changements qui ont eu lieu relativement à leur prestige social. Avec la montée en puissance des mobilisations syndicales des petroleiros, les leaders syndicaux deviennent des acteurs sociaux importants dans le contexte brésilien des années 1960 à 1964 ; à tel point que même le président de la République les rencontre pour prendre des décisions concernant le destin de PETROBRAS. En peu de temps, des ouvriers, en qualité de leaders syndicaux, deviennent d'importants acteurs politiques, ayant une influence nationale.

D'après plusieurs témoignages, cela provoquera des modifications dans le comportement des leaders syndicaux des travailleurs du pétrole de Bahia. Ils deviendront moins proches des travailleurs de la base et adopteront des pratiques associées aux élites dirigeantes du pays (la bureaucratisation, par exemple).

De plus, ces représentations sur les leaders et sur leur capacité à prendre les bonnes décisions et à apprécier ce qui était bon pour les travailleurs, étaient confortées par une vision négative de la masse. C'est cette vision élitiste du rapport entre direction syndicale et base ouvrière qui légitime la décision de la rédaction du journal d'information du SINDIPETRO de ne pas publier la lettre d'un ouvrier s'opposant à l'interprétation qu'on avait faite de son interview, publiée dans une section destinée à transmettre aux plus jeunes l'expérience des ouvriers plus anciens.

‘<< Le compagnon T., qui était le centre des attentions de la Section du Compagnon du n° antérieur, a prétendu s'opposer à la référence que nous avons faite à la lutte du peuple cubain, sous l'allégation qu'il n'aurait pas dit cela. Il nous a envoyé une lettre que nous ne publierons pas, parce que nous ne la jugeons pas convenable. 331 D'autant plus que le compagnon s'est mis d'accord avec nos arguments à ce propos. (...) Le dernier paragraphe de l'article fait seulement une référence sans prétention à la lutte du peuple cubain. Ce fut une opinion du rédacteur, en guise d'exemple ; la composition même du texte le dit clairement. (...) Nous conseillons au compagnon de relire l'article.>> (SINDIPETRO JORNAL, n° 36, 30/01/64, pp. 7).’

Autrement dit, un ouvrier n'avait pas le droit de s'opposer à ce qu'un rédacteur écrivait sur lui dans un journal syndical. L'idée implicite ici est que les ouvriers n'étaient pas capables d'exprimer clairement leurs points de vue ; cela nécessitait la traduction des intellectuels et des leaders populaires.

Notes
331.

Souligné par moi.