11.5.2. Les luttes internes

C'est contre cet état des choses que certains militants, tant du SINDIPETRO que du STIEP, affirmeront vouloir se rebeller. Ils vont alors créer des groupes d'opposition dans le but de prendre le pouvoir dans les syndicats. Tâche d'autant plus difficile, que les directions syndicales se servaient des avantages récemment conquis pour légitimer leur pouvoir et leurs pratiques :

‘<< Est-ce que tu te souviens que le syndicat t'a donné cette nouvelle condition de vie, que le syndicat c'est toi, dans ta présence, dans ta critique honnête, dans tes plaintes sincères, dans ta défense [des directions syndicales] contre les "fainéants" qui n'ont jamais travaillé au bénéfice de la classe, mais qui savent toujours calomnier, diffuser des ragots, créer des bruits. Être petroleiro c'est être ami, être sincère, être honnête.>> (in : SINDIPETRO JORNAL n° 34, 12/12/63).’

Ce qui pourrait expliquer le succès électoral des directions syndicales, lesquelles réussiront à rester à la tête du syndicat entre 1960 et 1964 sans grandes difficultés. Ainsi, lors des élections syndicales réalisées en 1962, les deux directions sont plébiscitées, obtenant des taux d'approbation supérieurs à 80 %.

Les groupes d'opposition au SINDIPETRO sont nés de défections au sein même de la direction du syndicat. Après la période initiale où toutes les forces politiques se sont unifiées pour la création et l'affirmation du syndicat, de profonds différends commencent à paraître entre les responsables et militants syndicaux. Ces différends vont culminer dès la fin de l'année 1962, époque où le pouvoir syndical au sein de l'entreprise était déjà consolidé.

Ces divergences s'illustreront lors de la réunion de la direction du syndicat le 5/01/63. Cette réunion aura pour conséquence la mise à l'écart des quatre dirigeants minoritaires, décision prise lors d'une assemblée très mouvementée. A travers le compte rendu de cette réunion, on apprend que deux groupes se battaient pour le contrôle du syndicat : d'un côté le groupe majoritaire, représenté par le président du Syndicat et par les personnes les plus anciennes dans le mouvement syndical ; de l'autre, un groupe de responsables plus récents dans le mouvement syndical.

La cause officielle du conflit fut le fait que le président du syndicat, n'étant pas d'accord avec des articles publiés dans le journal de l'organisation, ne permit pas sa distribution auprès des travailleurs. D'après les responsables opposés à cette position, la véritable raison tenait aux critiques qu'ils avaient formulées à l'encontre du surintendant de la raffinerie de Mataripe ; lequel était proche du président du syndicat et redevable pour sa nomination du soutien des syndicalistes. De plus, ils reprochaient au président son style trop personnaliste et autoritaire qui le portait à prendre les décisions les plus importantes, sans consulter les autres membres de la direction du syndicat.

Ainsi, les deux raisons affichées de ce conflit sont liées à la politique de rapprochement entre syndicalistes et responsables de l'entreprise et au style d'exercice du pouvoir du président du syndicat. Cela ne signifie pas que d'autres facteurs n'aient pas été en jeu dans ce conflit (outre les stratégies d'ascension personnelle, il faut prendre en compte aussi les liens établis avec des groupes politiques en dehors de la vie syndicale, etc.). Cependant, le fait que ces arguments aient été choisis pour légitimer l'action d'un groupe d'opposition syndicale, est un signe que ces questions posaient problème à l'époque, même si ce n'est que pour une minorité de travailleurs.

Le manque d'activité revendicatrice des syndicats, dû à la proximité entre la direction du syndicat et la direction de l'entreprise, allié au style trop personnaliste du président du syndicat, a éloigné de l'exercice du pouvoir syndical des militants portés par le climat de politisation et de radicalisation qui caractérisa les années 63 et 64. Ce qui fut à l'origine d'un débat très tendu parmi les syndicalistes du pétrole ; lequel ne sera résolu que par l'isolement et l'expulsion des opposants.

Ces responsables écartés seront à l'initiative, par la suite, d'un tract critiquant violemment la direction syndicale. Ce tract, nommé O RADAR, fut distribué parmi les travailleurs du pétrole en mars 1964, peu de temps avant le coup d'État ; d'après l'éditorial, il avait pour but de regrouper les travailleurs insatisfaits des directions syndicales des travailleurs du pétrole autour du Mouvement Progressiste des Travailleurs du Pétrole. Voulant se démarquer des pratiques personnalistes des syndicalistes, ce groupe va développer un discours de valorisation de la volonté des masses :

‘<< Nous sommes contre la mentalité conservatrice, contre l'inaction, contre l'opportunisme des "élites" dirigeantes qui n'ont pas encore appris à respecter la volonté des masses>> (O RADAR, n° 1, 18/03/64, pp. 1).’

Dans cette ligne d'argumentation, on soulignera le fait que la lutte pour la productivité du travail dans l'entreprise n'était pas contradictoire avec l'organisation de mouvements de travailleurs ni avec des revendications pour de meilleures conditions de travail :

‘<< Notre grande entreprise est née de la lutte populaire et du dévouement de ses travailleurs. Ce que nous voulons est que ce sens de la lutte et que cette conscience ne soient pas cassés. Nous luttons pour la productivité, mais nous exigeons que les dirigeants offrent des conditions adaptées aux travailleurs.>> (O RADAR, n° 1, 18/03/64, pp. 2).’

Précisant davantage leur critique à l'encontre des directions syndicales, le groupe d'opposition se défendra contre les attaques qui lui étaient adressées par ces dernières d'être au service de forces hostiles à PETROBRAS ; pour cela, il fera publier un article, répondant aux critiques de la section nommée "Savais-tu" du journal du SINDIPETRO; dans cet article le groupe d'opposition essaie de se démarquer de ses opposants, tout en tenant un discours nationaliste.

‘<<Savais-tu ...’ ‘1) ... que le Mouvement Progressiste est pour tous ceux qui veulent défendre les intérêts de notre patrie, de notre entreprise et de tous les travailleurs ?’ ‘2) ... que, pendant qu'un petit groupe de privilégiés vit de tractations honteuses , la majorité des travailleurs sont soumis à la faim, à la nécessité et à la misère ?’ ‘3) ... qu'un représentant d'une classe, d'un peuple, d'un État (ou d'une commune) ne peut jamais dire qu'il n'a pas fait de compromis avec quiconque ? (...)’ ‘4) ... que le syndicat est à toi, est à nous, et que la direction te représente ; si elle n'est pas authentique elle peut être immédiatement remplacée ? >> (O RADAR, n° 1, 18/03/64, pp.3).’

Autrement dit, ce qui était critiqué dans l'action des responsables syndicaux n'était pas les positions adoptées en faveur du nationalisme ou de la défense de l'entreprise, mais les moyens utilisés pour cela. L'opposition syndicale de cette période critiquait les pratiques personnalistes de représentants qui se croyaient au dessus de tout "compromis" avec les travailleurs et l'abandon des directions syndicales du discours revendicatif au profit d'un discours (et d'une pratique) conciliateur.

Au STIEP, aussi, les conflits entre direction syndicale et militants d'opposition furent importants. Quoique moins organisés, certains militants interviewés nous raconteront qu'il y eut de la résistance, de leur part, au personnalisme et au dirigisme du président du syndicat ; surtout face à la volonté de celui-ci (et de son groupe) d'endiguer les demandes d'amélioration de salaires et de conditions de travail faites par certains travailleurs.

Par ailleurs, dans les résumés des assemblées réalisées par le STIEP à cette époque, les indicateurs de ces conflits sont bien visibles. Dans plusieurs de ces résumés, il est fait mention de "la campagne de diffamation qui était organisée contre la direction du syndicat et contre l'entreprise" ; ce qui était perçu comme une tentative de division des travailleurs et, par ce biais, d'affaiblissement de l'entreprise et du Monopole d'État sur le pétrole. En règle générale, ces résumés soulignaient la nécessité de maintenir tous les travailleurs unis autour du syndicat afin d'éviter de porter des préjudices à l'entreprise. De ce que l'on peut conclure de ces résumés d'assemblées (il faut les prendre avec distance, car ils ont été rédigés par la direction du syndicat), on peut affirmer que la stratégie de la direction du syndicat fut d'employer le nationalisme et la forte identification des travailleurs à l'entreprise comme moyen pour stigmatiser les militants les plus critiques.

Ici, comme au SINDIPETRO, il n'y avait pas de place pour la différence et pour l'opposition ; dans un contexte où l'on tendait à mettre en avant la nécessité d'union des forces progressistes pour promouvoir le développement et la défense de la nation, toute tentative d'opposition était considérée comme une trahison, une manière d'affaiblir les travailleurs.

Dans ce contexte, les militants d'opposition vont établir des alliances avec d'autres forces politiques, dans l'espoir d'ébranler le pouvoir de la direction syndicale. Profitant des querelles politiques entre les présidents du STIEP et du SINDIPETRO, ils vont développer une alliance avec certains responsables de ce dernier syndicat.

Ils avouent même que la prise de conscience des pratiques peu démocratiques du président du STIEP a été induite par des échanges avec des travailleurs de la raffinerie et des responsables du SINDIPETRO. Au cours de ces échanges, on faisait valoir le fait que les conditions de travail à Mataripe étaient plus humaines qu'à la RPBa, justement parce que la direction du SINDIPETRO était plus engagée dans la défense des intérêts des travailleurs 332 . Ainsi, à partir de l'exemple et du soutien des responsables du SINDIPETRO, les militants d'opposition à la direction du STIEP vont commencer à s'organiser dans leur action contestataire.

Ce qui paraît indiquer que dans les querelles internes à chaque syndicat, les divergences entre les leaders des deux syndicats eurent une certaine influence.

Cependant, quoiqu'il en soit, ces groupes d'opposition aux directions syndicales sont restés minoritaires parmi les "petroleiros". Les gains salariaux réels et les améliorations dans la gestion du travail, alliés à une certaine culture politique personnaliste au Brésil – de culte des qualités du leadership et des figures des leaders – ont donné de la légitimité aux pratiques menées par les syndicalistes du pétrole à Bahia. Cela d'autant plus que dans les discours syndicaux était mis en avant l'idée que les bonnes conditions de vie et de travail dont les petroleiros jouissaient étaient une conséquence de l'action du syndicat à partir des années 60.

‘<< AVIS AUX COMPAGNONS’ ‘1) Savais-tu que ce que tu as aujourd'hui, tu le dois à l'action du syndicat ?’ ‘2) Savais-tu que tant que tu soutiendras le syndicat, il sera puissant, te rendant invincible ?’ ‘3) Savais-tu que diffuser des ragots est préjudiciable à ta propre classe ?’ ‘4) Savais-tu que diffuser des ragots contribue à aider le journal A TARDE à détruire PETROBRAS ?’ ‘5) Savais-tu qu'il est de ton devoir de t'informer avant de donner une opinion ?’ ‘6) Compagnon, quand nous avions besoin de gagner plus, quand nous avions besoin de stabilité de l'emploi, arrêtant les licenciements gratuits, la seule manière de le faire fut à travers l'union syndicale.’ ‘7) Si tu souhaites savoir quelque chose, pose la question à quelqu'un qui puisse te répondre. Fais attention aux personnes intéressés au désordre.>> (SINDIPETRO JORNAL, n° 29, septembre 1963, pp. 8).’

Dans leurs stratégies pour combattre les voix d'opposition qui s'élevaient parmi les travailleurs, les directions syndicales des petroleiros proposent d'asseoir l'organisation syndicale comme expression de la volonté et de l'intérêt des ouvriers ; cela indépendamment des groupes qui avaient le contrôle du syndicat.

Autrement dit, pendant que les militants d'opposition développaient un discours de différenciation et de valorisation de la base ouvrière, les leaders syndicaux tendaient à développer un discours où les syndicats avaient une "valeur en soi", en tant qu'expression légitime de la représentation ouvrière.

Ces deux discours exprimaient plus que des querelles entre des groupes syndicaux rivaux ; ils exprimaient aussi des divergences dans la façon d'envisager le rôle des syndicats et les rapports entre base ouvrière et directions syndicales.

Notes
332.

D'après la plupart des témoignages recueillis, les avantages offerts aux travailleurs de Mataripe étaient plus élevés que ceux offerts aux travailleurs de la production de pétrole. Ainsi, le transport entre Salvador et les villes du pétrole ne fut, initialement, offert qu'aux travailleurs du raffinage ; de même, les augmentations de salaires, à titre d'égalisation avec les travailleurs du sud du pays, furent moins importantes pour les travailleurs liés au STIEP. Cela faisait partie de la stratégie de l'entreprise, de maintenir une gestion différentielle pour chaque unité de production, ce qui prendra fin en 1962, avec l'arrivée de Mangabeira à la Présidence de la PETROBRAS. Cependant, le fait que les travailleurs du raffinage aient pu jouir de meilleures conditions de travail et de salaire que les travailleurs de la RPBa, légitimait les critiques des responsables du SINDIPETRO contre le conservatisme des responsables du STIEP.