11.6. de la préservation des bons souvenirs

Le coup d'État de 1964 se produit à un moment où l'opposition entre ces deux tendances devenait plus marquée. Toutefois, la répression généralisée qui touchera le syndicalisme du pétrole va jouer dans le sens d'un effacement de ces divergences.

Dès lors, dans les discours des survivants de la période, on va s'efforcer de faire passer l'idée que, malgré des divergences mineures, il n'y avait pas de scissions idéologiques importantes dans le syndicalisme d'avant 1964. Dans ces discours, les groupes syndicaux d'avant 1964 formaient une grande famille, unifiée par l'idéologie nationaliste et par "la défense intransigeante de PETROBRAS".

Après ce qu'on vient de voir, on sait combien ces discours sont relatifs. Toutefois, ils mettent en évidence les effets du coup d'État militaire sur les souvenirs des travailleurs du pétrole de Bahia de cette époque : 64 a suspendu dans les airs, comme arrêtées par le temps, des représentations positives de cette période d'avant 1964. Autrement dit, le pronunciamiento et la répression qui y fut associée, contribueront à construire une mythologisation de la période jusqu'à 1964.

C'est là une des différences majeures dans la façon dont le coup d'État sera interprété par les travailleurs du pétrole de Bahia, d'une part, et par les autres groupes de travailleurs dans le Brésil, d'autre part. Tandis que dans d'autres groupes professionnels, les faits d'avril 1964 seront plutôt appréhendés comme une conséquence des fragilités intrinsèques au mouvement syndical de l'époque 333 , pour les travailleurs du pétrole, à l'inverse, le coup d'État sera interprété comme la conséquence d'un trop faible niveau de conscience syndical et politique, que seuls les petroleiros et quelques groupes professionnels avaient atteint ; autrement dit, les petroleiros de Bahia ne participeront pas au travail de critique des modalités d'action du syndicalisme populiste jusqu'à 1964, comme ce fut le cas pour d'autres groupes à partir de la fin des années 60. Dans l'industrie pétrolière de Bahia les années populistes garderont tout leur pouvoir d'attraction dans les représentations sociales des travailleurs.

Cela même si les militaires qui prirent le pouvoir en 1964 exercèrent une répression très dure à l'encontre des syndicalistes et des militants syndicaux de PETROBRAS. Ainsi, dans un texte 334 distribué à ses fonctionnaires, sept mois après le coup d'État, en octobre 1964, la direction de PETROBRAS informe que sur un total de 35.000 employés, 526 avaient été licenciés dans tout le pays (environ 1,5 % du total). De plus, le texte laisse entendre que beaucoup d'autres travailleurs ont dû se défendre d'accusations lors de procès menés par les militaires. De ce fait, on peut imaginer que les syndicalistes et les militants les plus engagés furent évincés de la Compagnie.

Qui plus est, dans les jours suivant le coup d'État, les militaires envahiront les lieux de production, y menant des investigations et des interrogatoires sur les activités politiques et syndicales des travailleurs. Certainement, ces pratiques avaient pour but de sensibiliser les travailleurs aux conséquences d'une participation politique ou syndicale plus poussée. Ce qui provoquera de véritables traumatismes chez certains travailleurs.

‘<< Beaucoup de gens ont été arrêtée à cette époque. Ils ont même transformé un bateau en prison dans l'unité de transport du pétrole ... Il y avait un Colonel, il était le commandant des troupes à Mataripe et s'appelait F. ; il ordonnait aux officiers de venir arrêter les mecs dans les unités où ils étaient. Il y avait des gens qui sortaient en pleurant, une chose incroyable. (...) cela fut pour moi un traumatisme très grand ; pour le personnel qui avait de l'expérience, c'était presque une routine... Mais pour les gens plus jeunes, comme moi, cela fut un traumatisme très grand : voir les compagnons emprisonnés, l'armée assurant la surveillance sur les lieux de travail ... >>.’

D'ailleurs, dans les souvenirs des travailleurs ayant vécu cette époque, la présence des militaires sur les lieux de travail fut un des thèmes récurrents ;

‘<< Le 1er avril 1964 les troupes de l'armée et de la Marine ont envahi la raffinerie, quelque chose d'horrible : les soldats sont rentrés en criant et en marchant ; on aurait dit un film : ils avaient des branches d'arbres sur la tête et le visage peint en noir ...>>.’

De plus, la plupart des principaux leaders syndicaux de l'époque seront emprisonnés, accusés de provoquer désordre et agitation sociale. Tout cela entraîna une vive déception chez les travailleurs vis-à-vis des militaires.

‘<< Le Travailleur du Pétrole, comme les travailleurs brésiliens d'une façon générale, avait l'espoir que le Mouvement Militaire de 64 serait vraiment moralisateur ; et qu'une fois passés deux, trois ou quatre ans, ils allaient mettre les choses à leur place et rendre le pouvoir aux civils. Mais ce n'est pas ce que la société brésilienne a observé. Ce qu'on a vu, ce fut le maintien des militaires au pouvoir et nous à PETROBRAS, nous l'avons ressenti dans notre propre peau... >>. ’

Dans cette nouvelle conjoncture, les pratiques syndicales populistes et les contacts politiques des syndicalistes s'avéreront inefficaces. Dès lors, on peut se poser la question : comment se fait-il que cette période reste positivement chargée au niveau de la mémoire, si sur un plan plus pragmatique elle aboutit à une grande défaite ?

Il n'est pas facile de répondre à cette question, car plusieurs tendances ont influencé cette problématique. Cela étant, on peut avancer trois types de facteurs qui peuvent nous aider à comprendre pourquoi les années 60-64 sont restées importantes sur le plan symbolique pour les travailleurs du pétrole : le fait que seuls les militants et les syndicalistes les plus engagés furent touchés par la répression, épargnant plusieurs sympathisants des idées populistes, lesquels ont pu entretenir les souvenirs de l'époque populiste ; de même, malgré la répression du régime, les militaires n'ont pas touché à la plupart des avantages acquis par les travailleurs du pétrole, laissant intacts ce qu'on pouvait considérer comme des symboles d'un passé glorieux ; et, enfin, le syndicalisme populiste a marqué une époque d'accès à la dignité pour les travailleurs du pétrole et d'affirmation de leur identité sociale.

Par rapport au premier point, plusieurs documents de l'entreprise l'attestent ouvertement. Au vu des caractéristiques du procès de production et du marché du travail à PETROBRAS, les responsables de l'entreprise ont dû restreindre les sanctions, de façon à ne pas porter préjudice au bon déroulement des opérations productives de la compagnie. A PETROBRAS le savoir-faire des travailleurs est acquis par la pratique, sur le tas. Cela signifie que l'entreprise ne peut que très rarement trouver sur le marché du travail de la main d'oeuvre prête pour remplacer des employés licenciés ; ses nouveaux travailleurs doivent être formés et suivis pendant des périodes relativement longues avant de pouvoir être autonomes.

Ce qui peut expliquer l'attitude pragmatique de PETROBRAS et des militaires dans la volonté de n'évincer que les travailleurs les plus engagés dans les activités syndicales. Un de ces travailleurs nous raconte même qu'il a été licencié trois mois après le coup d'État, seulement après avoir terminé une opération technique pour laquelle il était spécialiste. De même, dans plusieurs documents internes de l'entreprise, on soulignera que :

‘<< PETROBRAS n'a interrompu ni même diminué son rythme de travail avec le licenciement de quelques techniciens nuisibles à l'entreprise. Il faut souligner qu'ont été très peu nombreux les techniciens qui se sont laissés emporter par l'influence idéologique et subversive qui dominait à PETROBRAS>> (in : INFORMATIVO PETROBRAS, 20/10/64). ’

En ce qui concerne les avantages acquis par les travailleurs du pétrole, exception faite de la suppression des commissions mixtes créées à partir de 1962, il n'y aura pas de grands changements jusqu'aux années 70. Ainsi, le 14ème salaire annuel, la participation aux profits, les prestations de services médicaux, le paiement d'une prime de travail posté plus élevée que celle payée par d'autres entreprises, l'augmentation des retraites payées par l'État aux travailleurs du pétrole, etc. continueront à faire partie de la gestion du travail à PETROBRAS.

De même, jusqu'au début des années 70, les travailleurs de PETROBRAS continueront à bénéficier de plusieurs avantages en nature : une certaine quantité d'essence et de gaz de cuisine, des produits alimentaires à des prix plus bas que sur le marché, etc. La préservation de ces bénéfices, conquis durant la période 1960 à 1964, représentait la preuve que malgré la défaite politique des populistes en 1964, leur action avait été bénéfique pour les petroleiros. C'était, en outre, une manière de maintenir actifs, dans la mémoire des travailleurs, les souvenirs des temps glorieux.

Ainsi, le fait que la situation relativement privilégiée des petroleiros de Bahia, associée à l'émergence de leurs syndicats, ait été sauvegardée après le coup d'État de 64, fut un puissant facteur de préservation et de valorisation des souvenirs de l'époque populiste chez les travailleurs du pétrole de Bahia.

Par ailleurs, le fait que l'identité et la valorisation symbolique des petroleiros aient été portées par les syndicats, fut également un facteur qui contribua à maintenir intact le prestige des premiers syndicalistes du pétrole auprès des travailleurs. Cela, même si ces syndicalistes, en raison de la répression des militaires, durent s'éloigner du syndicalisme et du quotidien du travail à PETROBRAS.

Nous avons vu précédemment comment le syndicalisme des petroleiros s'était rapidement développé et avait modifié les conditions de travail et le prestige social des travailleurs du pétrole de Bahia. En relativement peu de temps ces travailleurs, par le biais de leurs syndicats, deviennent des acteurs collectifs d'importance dans le contexte bahianais. Ce qui était favorisé par une configuration politique et idéologique particulière.

On sait que les années 50 et le début des années 60 furent les années d'apogée du national-populisme. C'était une période d'émergence d'une nouvelle mentalité dans le pays ; d'une nouvelle vision du monde dont le "développementisme" constituait la partie émergée. Dans les discours dominant à l'époque, il ne s'agissait pas seulement d'éveiller le "géant endormi" qu'était le Brésil, de développer les forces productives du pays et de fortifier son autonomie internationale. Il était question aussi d'établir de nouveaux rapports entre les groupes sociaux et entre les personnes ; des rapports plus égalitaires, plus démocratiques. Il était question, au moins dans les discours, de briser l'aspect autoritaire et archaïque, presque féodal, de la société brésilienne. Ce discours favorisait certainement le développement des capacités organisationnelles et politiques des ouvriers.

Ainsi, les caractéristiques du mouvement syndical des petroleiros durant les années 60 ne peuvent pas être comprises en dehors du cadre hégémonique, constitué autour de l'idéologie nationaliste, que les groupes populistes ont bâti dans la vie politique du pays à cette époque. Autour du projet nationaliste, les principaux groupes sociaux populaires ont trouvé une idéologie capable de les rassembler et de les constituer en acteurs politiques sur la scène brésilienne.

De même, à l'intérieur de PETROBRAS, c'est la force mobilisatrice du nationalisme qui peut nous aider à comprendre la proximité entre syndicats de travailleurs, organisations représentatives des ingénieurs et direction de l'entreprise autour de quelques objectifs communs. C'est là le rôle même des idéologies dans la vie sociale. Une idéologie est une représentation symbolique, plus ou moins explicitée sous forme de discours, qui vise la création d'un consensus à l'intérieur d'un groupe ou d'une société. Lequel consensus est potentiellement capable d'engager le groupe dans des actions collectives. Autrement dit, une idéologie est surtout un discours à caractère politique, un discours visant à créer ou à maintenir un consensus sur le licite et l'illicite, le permis et l'interdit, le bon et le mauvais, le bien et le mal. Une idéologie est une volonté de changer ou de maintenir des représentations sociales dominantes dans un contexte donné.

En ce sens, l'idéologie nationaliste, dans les années 60, voulait transformer certaines représentations sociales dominantes dans la société brésilienne. En donnant, dans les discours, une place importante aux travailleurs et aux groupes traditionnellement exclus de la société brésilienne, le nationalisme inversait un certain ordre symbolique, conservateur et autoritaire. Bien que les politiciens et syndicalistes nationalistes aient fini par adopter une vision élitiste du pouvoir (le pouvoir comme apanage des leaders, etc.), leur discours avait une portée au delà de leur pratique. Car leur discours poussait les gens à contester les rapports de pouvoir (économiques, politiques et symboliques) au sein de la société brésilienne.

C'est un paradoxe du syndicalisme populiste. En même temps qu'il présentait des traits du modèle élitiste de la société – dont les principales caractéristiques étaient le respect pour les leaders et pour les représentants des autorités, etc.), il signifiait aussi – dans une tendance centripète –une certaine inversion des valeurs dans la société. Dans les discours des syndicalistes, les ouvriers, par le biais de leurs leaders, pourraient participer aux prises de décisions au niveau de l'entreprise et du pays. C'était en quelque sorte une valorisation des travailleurs.

Dans ces discours, le travailleur était quelqu'un de respecté, quelqu'un d'important pour le pays. Cela non seulement en tant que force de travail, mais aussi en tant que citoyen, en tant que défenseur des richesses et de l'autonomie de la patrie.

‘<< ... A PETROBRAS, lors de son dixième anniversaire, nous voulons faire référence, même sans l'approfondir, à l'un des "fronts" où elle s'est mise en évidence : celui de l'accès à la dignité de la personne humaine. (...)’ ‘... de toutes les grandes victoires de PETROBRAS la plus importante est justement celle-là : LA VICTOIRE DU TRAVAILLEUR BRÉSILIEN !>> (in : BOLETIM INFORMATIVO, n° 5, octobre 1963, pp. 3). ’

Avec de tels discours syndicaux, il ne sera donc pas très surprenant que cette époque reste gravée dans les souvenirs des travailleurs du pétrole comme étant leur grande époque, leur âge d'or. Le moment où, sur le plan financier et symbolique, ils jouissaient du plus grand prestige aux yeux de la société bahianaise.

Ainsi, après le coup d'État de 1964, se rappeler les années populistes sera, pour les travailleurs du pétrole, une manière de se rappeler leur "dignité", leur "citoyenneté" et leur "prestige social" ; cela à une époque où les conditions politiques et sociales du pays les mettaient en danger. Autrement dit, se souvenir, dans ce cas, c'était résister (passivement il est vrai) à un nouvel ordre politique considéré comme moins légitime que celui du passé.

Notes
333.

Voir à ce propos Sader (1988).

334.

INFORMATIVO PETROBRAS du 20/10/64.