12.3. De nouvelles modalités de gestion du travail

Après avril 1964, avec l'éviction du pouvoir des politiciens populistes, à l'échelle nationale, et avec les sanctions prises à l'encontre des syndicalistes de PETROBRAS, les conditions politiques pour le maintien du système de quasi cogestion dans l'entreprise du pétrole seront remises en cause. Dès lors, de profondes transformations auront lieu dans le domaine des relations professionnelles à PETROBRAS.

On a déjà fait mention des pratiques d'intimidation que l'entreprise a utilisées contre les travailleurs pour vaincre leurs résistances et pour les éloigner des actions syndicales contestataires. Ces actions étaient la partie émergée de l'iceberg de changements plus radicaux qui s'amorçaient à l'intérieur de PETROBRAS.

En premier lieu, avec le coup d'État, la présence des militaires aux postes de commande de l'entreprise pétrolière s'accentue, augmentant une tendance à la "militarisation" des rapports sociaux. Durant les premiers temps qui suivirent le coup d'État, la présence de soldats armés sur les lieux de production de la compagnie à Bahia 339 et la menace – concernant potentiellement tous les travailleurs – d'être poursuivi par la Justice Militaire étaient omniprésentes ; cette "militarisation" s'est manifestée également dans les rapports quotidiens entre les différents niveaux hiérarchiques de l'entreprise. Certains travailleurs affirmeront, dans leurs entretiens, que "l'air devient plus lourd, après 64" : la charge de travail augmente, les conditions de travail se dégradent et les agents d'encadrement deviennent moins compréhensifs vis-à-vis des difficultés inhérentes aux activités de PETROBRAS.

Étant donné que ces points de vue sur les choses sont essentiellement subjectifs, il est difficile de vérifier, aujourd'hui, jusqu'à quel point ces sentiments étaient partagés par les petroleiros, à cette époque, et jusqu'à quel point ils étaient le fruit d'une situation objective difficile. Toutefois, quelques indices nous portent à penser qu'il y avait des causes réelles au développement de ce type d'appréciations et que celles-ci avaient un certain écho parmi les employés de PETROBRAS.

Un premier signe de la militarisation de la gestion à PETROBRAS nous est donné par le nombre important de militaires qui accèdent à des postes de responsabilité. Non seulement la Présidence de la compagnie devient un monopole des militaires mais, de plus, plusieurs unités de l'entreprise sont mises sous le contrôle de militaires. Ainsi, à Bahia, le premier surintendant de la raffinerie de Mataripe, après le coup d'État, fut un général de l'armée.

De plus, fait très révélateur, un colonel de l'armée fut nommé à la tête du Service du Personnel, organe chargé d'établir les relations avec les syndicats et de donner les directives générales de la politique du personnel de l'entreprise. D'après plusieurs témoignages de syndicalistes, ce responsable du Service du Personnel refusait de les rencontrer lors des périodes de négociations collectives, sous l'allégation qu'il revenait à la Justice du Travail d'établir les critères des nouveaux accords entre PETROBRAS et ses employés ; cela d'après les nouvelles lois imposées par les militaires, après le pronunciamiento.

On voit par là combien la militarisation de la politique brésilienne avait pénétré la vie interne de l'entreprise pétrolière. Dans une conjoncture de répression et de contrôle du mouvement ouvrier, on n'était pas prêt à entendre les plaintes des syndicalistes. D'autant plus que, après le nettoyage opéré dans les rangs syndicaux des petroleiros, les dirigeants de la compagnie ne pensaient pas que les nouveaux syndicalistes puissent s'avérer capables d'organiser des mouvements collectifs importants.

Dans cette même logique militarisante, on créera et intégrera à l'organigramme de PETROBRAS des organes d'information – selon les mêmes modèles que les organes d'information de l'armée – sous le contrôle des militaires. La fonction de ces organes était de procéder à des investigations sur les nouvelles recrues de l'entreprise, de manière à empêcher que des activistes de partis politiques, jugés dangereux, y aient accès. De même, cet organe avait pour charge de surveiller les activités des employés, de manière à identifier les militants de partis de gauche et les "agitateurs".

Ainsi, dans les Normes de Sélection du Personnel, établies par la compagnie à cette époque, on prévoit un processus de "qualification pré-embauche", de façon à mieux trier les candidats. Outre l'évaluation des capacités professionnelles, médicales et psychologiques des candidats, on imposait aussi une investigation sociale, laquelle peut être entendue tant comme un moyen d'identifier d'éventuels militants, que comme un moyen d'éviter que des individus présentant des problèmes d'intégration ne soient embauchés.

‘<<La procédure systématique prévue pour les procès de sélection possède une étendue telle, qu'en plus des qualités générales et légales requises on cherche à avoir une vision plus ample du personnel embauché ; cela, aussi bien par le biais d'une évaluation méticuleuse de la formation professionnelle et culturelle que des aptitudes, de la personnalité, de l'honnêteté, de l'honorabilité et de l'intégration sociale>> (In : PETROBRAS, oct./nov./déc. 1978, pp. 41).’

Ces critères, plus socio-politiques que professionnels, ont été introduits dans la gestion des entreprises nationales par les militaires qui, selon Alves (1987), prétendaient ainsi avoir un plus grand contrôle sur la vie syndicale et politique des travailleurs de ces compagnies.

A ces pratiques de gestion s'ajoutaient le contrôle des salaires et l'augmentation de la productivité du travail par le biais de la diminution des effectifs.

La politique de contrôle salarial, imposée par le gouvernement 340 dès 1964, a eu comme conséquence que tous les salariés du pays, y compris ceux de PETROBRAS, ne purent avoir des augmentations salariales au-dessus des indices officiels d'inflation du gouvernement 341 ; de même, les salariés ne pouvaient avoir plus d'une augmentation de salaire par an. Or, dans un contexte d'inflation importante (supérieure à 20 %), cela signifiait une réduction du pouvoir d'achat réel des travailleurs.

A PETROBRAS, cette politique représentait un net changement par rapport à la période comprise entre 1960 et 1964, quand la proximité entre syndicalistes et responsables de l'entreprise rendaient les négociations salariales plus favorables aux travailleurs que le modèle adopté après le coup d'État. De plus, certains avantages en nature seront supprimés durant la période militaire : ce sera le cas notamment de l'offre à prix symbolique de certains produits alimentaires, du gaz de cuisine et de l'essence.

D'après certaines versions, ces mesures s'inscrivaient dans une stratégie de l'entreprise pour éviter les critiques à l'encontre de la politique du personnel qui était la règle dans l'entreprise. La direction de PETROBRAS, en supprimant certains avantages, prétendait faire taire les opposants au monopole d'État sur le pétrole, lesquels, en critiquant sa gestion du travail, voulaient en effet proposer sa privatisation.

Il est difficile d'évaluer le poids de cette volonté de l'entreprise de couper coût aux attaques qu'elle subissait dans la presse, relativement à ces modifications ; toutefois, on dispose d'indices qui laissent penser que ce poids a dû être important.

Ainsi, en octobre 1968, le président de PETROBRAS a dû comparaître à l'Assemblée Nationale pour répondre des accusations faites à l'encontre de la direction de l'entreprise. Il essayera de démontrer que la politique de gestion de l'entreprise était décidée d'après les meilleures techniques de gestion, d'une façon impersonnelle et non paternaliste.

‘<<Dans une guerre violente contre le monopole d'État, sont menées des attaques contre la politique du personnel adoptée par l'entreprise, considérée comme paternaliste. (...)’ ‘L'administration du personnel de l'entreprise se trouve parfaitement structurée, dans la stricte observance de techniques modernes et elle dispose d'un corpus de normes, de procédures, qui font partie intégrante de son Manuel du Personnel, ce qui empêche que l'arbitraire personnel influence ce secteur de l'administration.(...)’ ‘... Mrs les Députés peuvent apprécier combien sont erronées les critiques faites à l'encontre de la gestion du personnel suivie par PETROBRAS, laquelle, au contraire de ce qu'on dit, offre un exemple à suivre par les autres industries du pays, aussi bien publiques que privées.>> (In : Témoignage du P.D.G. de PETROBRAS, le Général Arthur Duarte Candal Fonseca, devant la Commission des Mines et de l'Énergie de la Chambre des Députés, le 9 octobre 1968. Rio, Édition PETROBRAS, 1968).’

On voit par là que, dans les discours de légitimation des décisions prises par l'entreprise, le nationalisme passe au second plan, derrière les arguments plus techniques et scientifiques. Dans la mesure où les militaires arrivent au pouvoir portés par un discours de moralisation et de "désidéologisation" de la vie brésilienne, on subordonnera, à PETROBRAS, le discours nationaliste à d'autres arguments plus neutres et plus sûrs.

Toujours concernant les changements dans la gestion du travail à PETROBRAS, on peut mentionner la volonté de l'entreprise d'augmenter la productivité du travail par le biais d'une réduction de l'effectif de l'entreprise. Cette réduction peut être visualisée dès lors que l'on observe l'évolution du nombre de fonctionnaires à PETROBRAS : en 1962, PETROBRAS comptait sur l'ensemble du pays, 25.870 employés ; ce nombre passe à environ 35.000 en 1964 mais chute à 32.000 en 1966, après le coup d'État. Après cette année, l'ouverture de nouvelles raffineries et la découverte de nouveaux gisements de pétrole à Bahia augmenteront le nombre d'employés de PETROBRAS à 35.400 en 1968, mais dès le début des années 70 ce nombre retombe à 31.901. A Bahia, même avec l'augmentation de la production pétrolière (laquelle passe de 91.000 barils/jour de pétrole en 1964, à 138.000 barils/jour en 1968 et à 140.000 barils/jour en 1971), le nombre de travailleurs de PETROBRAS dans l'État diminue : de 13.238 en 1964, on revient à 12.779 en 1968 et à 13.000 en 1971.

Cette tendance à la réduction de l'effectif est encore plus visible avec la comparaison du nombre de travailleurs entre deux raffineries, en l'occurrence la raffinerie de Mataripe à Bahia et la raffinerie de Caxias, à Rio de Janeiro, entre 1966 et 1968 :

ANNÉE NOMBRE D'EMPLOYÉS
  MATARIPE CAXIAS
1966 3.100 3.200
1967 2.900 3.000
1968 2.600 2.750
Source : Témoignage du P.D.G. de PETROBRAS, le Général Arthur Duarte Candal Fonseca, devant la Commission des Mines et de l'Énergie de la Chambre des Députés, le 9 octobre 1968. Rio, Édition PETROBRAS, 1968, pp. 23.

Ce qui pourrait nous aider à comprendre, en partie, le fait qu'en 1964 les raffineries de PETROBRAS avaient une productivité de 24 barils par homme-jour et qu'en 1968 cette productivité était de 37 barils par homme-jour. Dans le cas de Mataripe, par exemple, sa capacité de raffinage passe de 47.000 barils/jour de pétrole en 1966 à 77.500 barils/jour en 1968 ; cela grâce à l'introduction de techniques de raffinage plus avancées et à l'ouverture de nouvelles unités de raffinage. Autrement dit, tandis qu'on augmente de 65 % la capacité productive de cette raffinerie, on y réduit le nombre de travailleurs de 16 %. Ce qui était légitimé par l'entreprise, ici encore, dans une logique d'ajustement des besoins de l'entreprise à des techniques de gestion plus modernes :

‘<< Depuis ces dernières années, PETROBRAS cherche à réduire son personnel, selon des principes élevés, fixés selon les techniques modernes d'administration, dans le but d'adapter les effectifs de personnel aux besoins réels de main-d'oeuvre de chaque organe pour l'exécution des programmes de travail.>> (In : Témoignage du P.D.G. de PETROBRAS, le Général Arthur Duarte Candal Fonseca, devant la Commission des Mines et de l'Énergie de la Chambre des Députés, le 9 octobre 1968. Rio, Édition PETROBRAS, 1968).’

Cela signifie que l'augmentation de la productivité à PETROBRAS ne s'est pas réalisée du seul fait de l'implantation de nouvelles technologies, mais également du fait d'une réduction de la main-d'oeuvre employée. A propos de cette question, plusieurs témoignages d'ingénieurs nous informent qu'après le coup d'État de 64, l'entreprise adoptera une politique de sous-traitance des activités non directement liées à la production, en même temps qu'elle licenciera ou transférera les employés de ces activités. Cela fut le cas, par exemple, des activités de restauration, de transport, de nettoyage, etc. Ainsi, la diminution du nombre de travailleurs directement employés par PETROBRAS s'organisait parallèlement à l'augmentation du nombre de travailleurs contractés par des entreprises assurant les prestations de services à la compagnie pétrolière.

Cette stratégie visait surtout à augmenter le niveau de qualification de la force de travail directement liée à PETROBRAS. D'après des données citées par Erdens (1973 : 30), la proportion de travailleurs qualifiés, selon la classification de l'entreprise, passe de 29,5 % du total des petroleiros de Bahia en 1964 à 43,69 en 1968 et à 71,94 % en 1971. Sur la même période, la proportion des travailleurs semi-qualifiés ou non qualifiés passe de 65,9 % en 1964, à 51,9 % en 1968 et à 23,8 % en 1971 342 .

Cela se structure alors le pouvoir de l'entreprise, par le biais des ingénieurs et des agents de maîtrise, augmente considérablement. Selon les travailleurs et leaders syndicaux interviewés, une des pratiques courantes de l'entreprise, pour réduire la résistance individuelle des travailleurs, était de les obliger à abandonner la stabilité de leur emploi et à signer leurs contrats selon les nouvelles lois du FGTS (Fonds de Garantie par Temps de Service) 343 . Ainsi, les employés n'ayant pas encore droit à la stabilité d'emploi (dix ans de service), étaient sommés de signer le FGTS, sous la menace de licenciement en cas de refus. Pour les travailleurs déjà "stables", la stratégie constituait à ne pas concéder de promotions professionnelles tant qu'ils n'optaient pas pour le système du FGTS.

Tout ceci nous porte à penser que les nouvelles techniques de gestion mises en place par l'entreprise faisaient partie d'une stratégie d'augmentation de la productivité du travail. Stratégie qui visait notamment l'actualisation technologique, l'augmentation de la qualification de la main-d'oeuvre, l'imposition d'un certain rythme de travail, d'une hiérarchisation sur les lieux du travail et le contrôle des pratiques collectives des travailleurs. On le voit, cette stratégie s'inscrivait parfaitement dans les plans et les politiques mises en place par les militaires. Elle ne pouvait avoir de succès, cependant, que si l'on réussissait à empêcher les réactions collectives des travailleurs.

Notes
339.

Cela d'après le témoignage de plusieurs travailleurs et ingénieurs ayant vécu cette période.

340.

Cette politique fut le principal moyen de lutte contre l'inflation qui avait atteint des niveaux élevés, avant 1964 :

ANNÉETAUX D'INFLATION ( %)196026,3196133,3196254,8196378,0196487,8196555,4196639,5196728,8196827,8Source : Alves, 1987 : 331.

341.

Les augmentations pour élévation de la productivité du travail, par exemple, étaient formellement interdites.

342.

On ne dispose pas de données sur le nombre d'embauches et de licenciements réalisés par l'entreprise à cette époque, ce qui pourrait nous aider à comprendre l'influence du renouvellement de la force de travail de PETROBRAS sur l'évolution de la qualification de sa main-d'oeuvre. Cependant, plusieurs indices nous laissent penser que les licenciements à PETROBRAS ont été marginaux, concentrés dans des secteurs non directement liés à la production ou à l'administration : outre les témoignages cités, on n'a pas retrouvé dans la presse de notes sur des licenciements à PETROBRAS. Ce qui paraît expliquer le changement si radical du profil professionnel des travailleurs de PETROBRAS est la politique de formation qu'elle met en pratique : ainsi, en 1968, par exemple, 10.900 petroleiros participeront à des formations offertes par l'entreprise.

343.

Comme on l'a vu précédemment, la loi du FGTS fut signée en 1966.