12.4.2. Une réactualisation conservatrice du populisme

Tout cela reflétait des changements importants dans la conjoncture politique du pays. Les vents commençaient à tourner avec l'arrivée des militaires les plus radicaux à la tête du gouvernement, augurant d'un contrôle plus ferme des manifestations contestataires de la société civile. En décembre 1968, les militaires ferment le Congrès National et édictent une nouvelle Constitution pour le pays. Signe que la dictature va devenir moins tolérante vis-à-vis des forces contestataires du régime.

Ainsi, les événements de 1968 chez les travailleurs du pétrole n'étaient pas complètement déconnectés des changements conjoncturels de la politique brésilienne. Ces faits mettront fin définitivement à toute résistance syndicale dans l'entreprise nationale du pétrole, entérinant, par le même coup, le modèle de gestion du travail et les formes de contrôle des mobilisations ouvrières mises en oeuvre après 1964. De même, l'issue des événements d'août 68 confortera la position des groupes syndicaux qui avaient fait l'option d'une subordination aux diktats de l'entreprise et du gouvernement.

A partir de ce moment, le contrôle de la vie syndicale des travailleurs du pétrole par le gouvernement, ou par l'entreprise, sera presque total. Toute tentative d'insubordination sera, par la suite, sévèrement punie : ainsi, par exemple, en mars 1969, la direction du STIEP, nouvellement élue, fut écartée du syndicat parce qu'elle avait refusé de signer un document public de soutien à la politique syndicale du gouvernement 350 .

De la sorte, malgré l'attrait que le modèle syndical populiste pouvait encore avoir sur les travailleurs du pétrole de Bahia, la conjoncture politique du pays ne permettait pas sa mise en pratique ; du moins, pas selon les mêmes modalités que celles en vigueur entre 1960 et 1964, c'est-à-dire une action syndicale basée sur la proximité des intérêts entre direction de l'entreprise et syndicalistes et sur la réalisation de grandes mobilisations de masse ; celles-ci étaient, à la fois, une forme de renforcement des liens communautaires des travailleurs et un moyen de légitimation des syndicalistes en tant qu'interlocuteurs crédibles pour les groupes hégémoniques à la tête de la compagnie.

Dans le contexte de répression organisée contre toute forme de mobilisation des masses, qui fut celui d'après 1964 et surtout d'après 1968, les syndicalistes de PETROBRAS vont choisir de recentrer leurs efforts sur l'établissement de liens rapprochés avec les responsables de l'entreprise, comme moyen de préserver certains avantages obtenus antérieurement par les travailleurs. C'est en ce sens que l'on peut dire que le syndicalisme, qui devient hégémonique chez les travailleurs du pétrole de Bahia après 1969, représentait une forme d'actualisation conservatrice des pratiques populistes.

Un syndicalisme sans grands rassemblements ouvriers et sans l'organisation de grandes campagnes revendicatrices, mais où le rapprochement entre syndicalistes et direction de l'entreprise rendait possible une certaine complicité autour de certains objectifs communs. Ces points communs étaient surtout donnés par la politique nationaliste du pétrole, que les militaires à certains égards ont préservée.

Cette proximité entre syndicalistes et entreprise fut favorisée par la mise en place, à l'initiative de PETROBRAS dès décembre 1964, des premiers cours de formation syndicale pour les employés ; pratique maintenue jusqu'aux années 70. Selon un des participants, les cours étaient centrés sur la législation syndicale et sur le droit du travail ; on essayait de faire passer l'idée selon laquelle le but des syndicats, en dernière instance, était d'amener l'entreprise à respecter les lois en vigueur et non de chercher à les transformer. De plus, dans ces cours, l'entreprise essayait de détourner l'attention des travailleurs des problèmes quotidiens liés au travail (cette question était posée comme une affaire de simple adéquation des conditions réelles à la législation en vigueur) pour les amener à privilégier, dans leurs discours, les questions liées à la défense de l'entreprise et de la politique nationaliste du pétrole.

Significative du rôle de l'idéologie nationaliste dans l'action syndicale des petroleiros, à cette époque, fut la lettre envoyée, en mars 1967, par deux Responsables du STIEP et du SINDIPETRO au président de la République pour la défense du Monopole d'État sur le Pétrole.

Cette lettre débute avec les habituelles références aux gloires de l'industrie pétrolière :

‘<< Mr. le président,’ ‘L'histoire du pétrole brésilien est pleine de gloires et de succès, enrichie d'événements pleins d'héroïsme, de persévérance et, de plus, par le patriotisme de Brésiliens ayant une conscience, comme vous, qui n'a pas permis les attaques illégitimes des groupes antinationaux ... Il est encore vivace dans notre mémoire, Mr le président, le très célèbre "Rapport Link", niant l'existence de pétrole dans le sous-sol brésilien, tandis que nos techniciens affirmaient le contraire.>> (Lettre des présidents des syndicats du pétrole de Bahia, signée le 5 mars 1967, au président de la République, le Maréchal Humberto de Alencar Castelo Branco).’

Il ne manquait même pas les références régionalistes, si chères aux syndicalistes du pétrole de Bahia. Ainsi, faisant référence à la construction, par le gouvernement, d'une usine hydroélectrique et d'une entreprise sidérurgique à Bahia, les syndicalistes vont en profiter pour insister sur le caractère antinational des experts étrangers :

‘<< ... des techniciens étrangers ont conseillé aux techniciens et au gouvernement brésiliens de ne pas construire le barrage là où il se trouve aujourd'hui. Évidemment, car Paulo Afonso allait produire de l'énergie pour la région sous-développée du pays, le Nord-Est, et l'énergie est synonyme de progrès. Il y a peu de temps, Vous vous rappelez, nous avons entendu les protestations de techniciens renommés de la sidérurgie nationale, contre le rapport d'une entreprise étrangère qui déconseillait, à votre honnête gouvernement, (...)l'implantation de l'USIBA 351 , à Bahia...>>.’

On insistera également sur le fait que la défense du nationalisme constituait, en dernière instance, le critère de délimitation entre les bons et les mauvais Brésiliens.

‘<<Il n'est jamais de trop d'affirmer, et Votre Excellence le sait mieux que personne, qu'il y a de mauvais Brésiliens, des hommes qui n'ont jamais connu le moindre sentiment de patriotisme et qui luttent, coude à coude avec les groupes intéressés au maintien du sous-développement national, pour empêcher le démarrage du progrès dans tous les secteurs de la vie nationale. C'est contre eux, Mr le président, que nous, ainsi que Votre Excellence, luttons. (...)’ ‘Pour cela, Mr le président, nous, ingénieurs et ouvriers de PETROBRAS, comme tous les Brésiliens, avons toujours été soucieux de la défense de notre Entreprise, laquelle a réussi à devenir le plus important jalon de l'indépendance économique et financière du pays ...>>.’

Autrement dit, on acceptait comme légitime le coup d'État de 1964, dans la mesure où l'entreprise pétrolière et d'autres symboles nationalistes étaient préservés. De même, au nom du nationalisme, on acceptait comme légitimes les responsables de l'entreprise nommés par les militaires :

‘<<Mr le président, l'enthousiasme et le dynamisme qui dominent les trente deux mille employés de PETROBRAS, depuis trois ans 352 , ne disparaîtront jamais. (...) Toute l'histoire de PETROBRAS – et celle qui viendra – a été écrite avec l'effort, la capacité et la technique du peuple brésilien ; ce fut sa force, sa sueur et son patriotisme, Mr le président, qui ont fait de PETROBRAS la puissance industrielle d'aujourd'hui. Il ne faut pas la perdre maintenant, sous aucun prétexte. PETROBRAS fait partie de notre vie, comme le Brésil fait partie de la vie de nous tous ! Le plus difficile fut de commencer, d'apprendre, d'organiser, de produire. Tout cela nous l'avons fait, Mr le président ! Oui, nous : Votre Excellence, le Maréchal Adhemar de Queiroz 353 , les directeurs, les ingénieurs et les ouvriers de PETROBRAS, motif de grandeur et d'orgueil de tous les Brésiliens !>>.’

Dans cette quête d'interlocuteurs identifiés aux idéaux nationalistes, on ira jusqu'à représenter le coup d'État de 1964 dans la continuité de la tradition politique nationaliste menée auparavant :

‘<< ... le peuple brésilien a toujours fait confiance à des hommes comme Votre Excellence, qui savent honorer leur patrie, par les innombrables preuves d'honnêteté et les positions fermes qu'ils ont adoptées durant leur vie.’ ‘Cette confiance, Mr le président, a été renforcée dès mars 1964, quand un groupe de Brésiliens de conscience, commandés par Votre Excellence, a pris les rênes de la nation ; ils ont prouvé leur esprit de "brésiliannité", à travers des gestes sans ambiguïté en faveur du Brésil.>>.’

Mais, cette façon de mettre en avant l'action des militaires et des responsables de PETROBRAS, avait un prix : la défense de l'entreprise pétrolière et de la politique nationaliste du pétrole :

‘<< Aujourd'hui, Excellence, trente deux mille ouvriers de PETROBRAS, ainsi que tout le peuple brésilien, réaffirment cette confiance, dans la certitude, qu'avant de passer le gouvernement à votre successeur, Votre Excellence, en signant une loi spécifique sur PETROBRAS, donnera de l'ampleur au geste que toute la nation a reçu avec les applaudissements en 1953. Dans cette loi, Votre Excellence dira avec force que dans l'intérêt de la sûreté nationale, il reviendra exclusivement à PETROBRAS, sur tout le territoire brésilien, d'exercer le monopole de la recherche, de la production, du raffinage et du transport d'hydrocarbures liquides et gazeux, ainsi que de ses dérivés, en conformité avec la loi n° 2.004 du 3 octobre 1953.’ ‘Il est aussi une aspiration du peuple brésilien en général, et des petroleiros en particulier, et dans l'intérêt d'expansion de PETROBRAS, que soit concédé à cette entreprise le droit monopolistique de distribution des dérivés du pétrole et de la production pétrochimique, afin d'assurer une meilleure rentabilité du capital de la nation brésilienne investi à PETROBRAS.>>.’

Autrement dit, tout en changeant d'attitude vis-à-vis des forces politiques conservatrices brésiliennes, les syndicalistes du pétrole conservaient du passé les appels pour la défense du nationalisme et du monopole d'État sur le pétrole.

Très attachés à la légalité, ces syndicalistes n'étaient pas très portés à l'organisation de mouvements contestataires. Ainsi, en juillet 68, le journal A TARDE publie un article mentionnant le refus des syndicalistes du STIEP de participer à une assemblée conjointe avec le SINDIPETRO 354 , en protestation contre la politique de contrôle salarial ; cela sous l'allégation qu'une telle réunion était contraire aux principes de la CLT, l'ensemble des lois régissant les relations professionnelles au Brésil. Pour eux, la situation difficile des travailleurs à PETROBRAS était davantage une conséquence de l'action de "quelques profiteurs", qu'une détermination des militaires qui avaient pris le contrôle du pays et de PETROBRAS.

‘<<Par rapport aux revendications, si l'entreprise était en mesure de les accepter, elle les acceptait. A Rio, on avait des contacts avec l'entreprise, c'était un capitaine qui faisait les contacts avec tous les syndicats, c'était un chic type mais complètement hors du temps. Déjà S., il était colonel, c'était quelqu'un de poli et qui avait des connaissances sur les syndicats. Alors, nous nous sommes aperçus qu'il y avait quelques profiteurs : il y avait des choses qui étaient en train d'être mises en pratique à PETROBRAS qui ne correspondaient pas aux déterminations des militaires ; c'était untel qui profitait pour aggraver la situation. Ce fut vraiment une transition difficile. Avec moi, grâce à Dieu, ils n'ont pas décrété l'intervention directement dans le syndicat ...>> (Entretien avec un Responsable du STIEP entre 1966 et 1968).’

Cette protection contre les interventions directes dans les syndicats était assurée par l'acceptation d'un certain contrôle des militaires sur les moindres activités des syndicats. Le même syndicaliste cité plus haut nous informe qu'entre 1966 (date de son élection) et le début 1968, un travailleur proche des militaires – et qui avait été à la tête du syndicat durant l'intervention entre 1964 et 1965 – ne lui a pas transmis les pouvoirs pour pouvoir signer des chèques au nom du syndicat, par exemple. Ce n'est qu'après s'être plaint auprès du commandant de l'armée à Bahia, que ce syndicaliste a pris les pleins pouvoirs.

Bien que cette stratégie syndicale soit supplantée par des options plus mobilisatrices en 1968 (avec l'élection de la liste syndicale qui allait organiser la grève de la faim au SINDIPETRO et de la liste qui allait refuser de signer un document pour la défense des militaires en 1969), la répression syndicale va favoriser son développement parmi les travailleurs du pétrole. Dès lors, dans les années suivantes, ce modèle d'action syndicale sera le seul modèle permis.

Un modèle qui, comme on vient de le voir, se situait dans une certaine tradition du syndicalisme populiste. Malgré son caractère nettement plus légaliste, conservateur et démobilisateur, il conservait du passé les références positives au nationalisme et au rôle que l'entreprise pétrolière devait jouer dans le processus de développement brésilien.

A vrai dire, on peut même poser l'hypothèse que la prise de position des militaires pour la défense de PETROBRAS explique en partie l'acceptation de leurs méthodes par certains syndicalistes de cette entreprise. C'était comme si les modalités de contrôle des travailleurs étaient la contrepartie d'une politique effective de soutien à l'entreprise pétrolière.

Notes
350.

Cela selon le témoignage d'un des membres de cette direction ; ce qui est très différent de la justification qu'en donna le Ministère du Travail, lequel justifia l'intervention dans le syndicat par "le manque de capacité de leadership" de la direction syndicale. Compte tenu de la pratique juridique du Ministère du Travail qui consistait à trouver toujours des justificatifs non politiques à leurs interventions dans les syndicats, il nous semble que la version du leader syndical interviewé est tout à fait plausible. Par ailleurs, dans le cas de l'intervention dans le SINDIPETRO en août 68, après la grève de la faim, le Ministère du Travail allégua des irrégularités dans les comptes du syndicat.

351.

Il s'agit de l'Usine Sidérurgique de Bahia.

352.

Référence aux trois ans du coup d'État de 64.

353.

Le président de PETROBRAS à l'époque.

354.

Alors sous la direction d'un groupe plus porté par vers conflit.