12.5. Du Changement de légitimation ou la TECHNIQUE ET La SCIENCE COMME IDÉOLOGIE

Dans un ouvrage célèbre (auquel nous avons emprunté le titre de ce sous-chapitre) le sociologue allemand Jurgen Habermas (1993) pose l'hypothèse que dans le monde moderne la technique et la science remplissent le rôle de véritables idéologies ; le savoir "scientifique" constituant un "alibi" et un outil de légitimation de certaines décisions politiques. On peut considérer que durant la dictature militaire ce phénomène se reproduit au Brésil. Si avant 1964 les arguments techniques étaient subordonnés aux besoins de l'idéologie nationaliste (que l'on pense au débat autour du rapport du géologue Link, par exemple), après le coup d'État c'est le contraire qui se passe.

Les militaires, tout en étant très attachés à certaines valeurs nationalistes (d'où leur prise de position en faveur de PETROBRAS), ont voulu légitimer leurs décisions par le biais d'arguments plus techniques, relevant du domaine scientifique (surtout de l'économie). Ce fut le cas, par exemple, des arguments avancés par le président de PETROBRAS devant la Chambre des députés, en 1967, et dont nous avons cité quelques extraits.

On peut penser que ce changement est dû, au moins en partie, à un changement du public ciblé par les discours tenus par les gouvernements. Pendant la période populiste, ce public était composé, dans une large majorité, par des groupes urbains d'origines populaire. Aux yeux de ces groupes, le nationalisme était la loupe à travers laquelle ils percevaient le monde, la manière légitime d'interpréter la réalité brésilienne. D'où les appels nationalistes très explicites des politiciens populistes, et la volonté manifeste des gouvernements de paraître nationalistes, même en adoptant des mesures d'ouverture économique (incitant à l'internationalisation de l'économie, comme ce fut le cas du gouvernement de Juscelino Kubitschek, entre 1956 et 1960, par exemple).

En revanche, dans la période qui suivit 64, le but affiché des gouvernements était d'éloigner le "peuple" du champ politique. Ce champ devient le monopole des élites associées au projet politique et économique des militaires. Dans l'imaginaire de ces élites, les arguments techniques et économiques étaient beaucoup plus puissants que les vagues références à un "projet national", ou à la "mission transcendante de la nation", etc., comme ce fut le cas durant l'époque populiste. D'où le changement de discours des militaires, même quand ils adoptèrent des mesures que l'on pourrait qualifier de nationalistes.

Dans l'entreprise nationale du pétrole, ce changement de discours fut remarquable. Si pour le public interne de l'entreprise, le nationalisme continuait d'être un élément important du discours, au niveau de la légitimation externe, le nationalisme a disparu pratiquement.

Au niveau interne, le nationalisme remplissait un rôle de contrôle des revendications syndicales, et d'identification des travailleurs à l'entreprise. On a déjà vu comment les responsables de PETROBRAS disqualifiaient les demandes syndicales, jugées attentatoires à la préservation du monopole d'État du pétrole.

De même, l'entreprise utilisait le discours nationaliste pour augmenter la participation des travailleurs aux projets de la compagnie. Ainsi, lors de la campagne menée par PETROBRAS pour atteindre la production de 150.000 barils/jour de pétrole 355 , entre 1966 et 1967, les travailleurs de l'entreprise se sont mobilisés pour accroître la productivité de l'entreprise.

‘<< ... le personnel s'est attaché à cette campagne. Il y avait des gens qui ne voulaient même pas profiter de leurs congés, il y a eu des cas comme çà. Le personnel célibataire ne profitait pas de ses congés ... Alors il y a eu une chose formidable, car le sentiment patriotique à cette époque était quelque chose d'extraordinaire ! Même avec la dictature. Avant et après.>> (Entretien avec un syndicaliste de la fin des années 60).’

Par rapport à cette campagne, un travailleur sans implication syndicale importante, nous raconte qu'à l'époque, il a effectivement travaillé plusieurs mois sans prendre les congés auxquels il avait droit. Selon lui, il y avait un accord tacite entre les responsables de l'entreprise et les travailleurs spécialisés, selon lequel, une fois atteinte la production de 150.000 barils/jour de pétrole, ces travailleurs pourraient jouir doublement de leurs congés accumulés. Toujours selon notre informateur, cet accord n'a pas été honoré, car, après l'augmentation de la production, son supérieur est monté dans la hiérarchie de la compagnie et est parti à Rio de Janeiro ; son remplaçant n'a pas voulu répondre d'un accord qu'il n'avait pas passé et pour lequel il n'y avait pas de preuves écrites.

Cela témoigne non seulement du type de rapports existants entre travailleurs et encadrement : non-institutionalisé et très personnalisé. Mais aussi de la façon dont le nationalisme et les projets de production de l'entreprise allaient de pair, dans les discours des responsables de la compagnie. C'était donc dans ce cadre spécifique que la participation des travailleurs était attendue ; le nationalisme constituait un moyen pour convaincre les travailleurs de se soumettre à des conditions et à des charges de travail plus pénibles qu'auparavant. Autrement dit, à cette époque, le nationalisme perd son rôle de mobilisateur syndical, pour devenir une tactique de gestion du travail ; une manière d'augmenter la productivité du travail et, en même temps, de neutraliser les insatisfactions ouvrières.

Si le nationalisme va rester, après 1964, un élément important des discours de légitimation de PETROBRAS, pour son public interne, il n'en va pas de même pour la société brésilienne. Dorénavant, s'agissant de justifier les décisions prises par la compagnie du pétrole, les aspects techniques occuperont le devant de la scène, se substituant aux appels nationalistes du passé.

‘<<Après 15 ans d'application de la loi 2.004, il est très gênant que, malgré les résultats très positifs atteints par la politique étatique du pétrole, apparaissent des commentaires voulant déformer ses effets bénéfiques aux yeux du pays.(...).’ ‘L'histoire démontre que PETROBRAS a augmenté significativement le patrimoine hérité des organes publics qui l'ont précédé dans la conduction de la politique pétrolière. Cela, au point de permettre que, de nos jours, le Brésil puisse être optimiste par rapport à ses réelles possibilités de pouvoir faire face à ses besoins en matière de pétrole.’ ‘Ainsi, la solution du monopole d'État a été le fruit de motivations historiques et non sentimentales, doctrinaires ou idéologiques.>>(In : Témoignage du P.D.G. de PETROBRAS, le Général Arthur Duarte Candal Fonseca, devant la Commission des Mines et de l'Énergie de la Chambre des Députés, le 9 octobre 1968. Rio, Édition PETROBRAS, 1968).’

Ce point faisait déjà partie des arguments avancés par les responsables de l'entreprise durant l'époque populiste. Ce qui en fait la nouveauté, inaugurée par le coup d'État, est qu'ils viennent complètement dissociés, dans les discours, des arguments typiquement nationalistes ; telles les références à PETROBRAS comme "levier du développement autonome du pays", etc. Durant la dictature militaire, tout en avançant, à nouveau, les arguments techniques en faveur de la participation étatique à l'industrie pétrolière, on fera tout pour éloigner les éléments "sentimentaux, doctrinaires et idéologiques" de l'argumentaire officiel de la compagnie. Il ne sera plus question, dans les publications de l'entreprise, de poser la compagnie comme symbole nationaliste, mais plutôt comme la meilleure solution, au niveau économique et technique, pour rendre le pays autonome dans la production de pétrole et de dérivés.

Mais ces discours ne signifiaient pas que les objectifs nationalistes du passé avaient disparu de la perspective d'action des gouvernements militaires ou des directions de PETROBRAS. La seule chose est que ces objectifs seront adaptés à la nouvelle configuration politique du pays.

Ainsi, dès 1967, le gouvernement crée une filiale de PETROBRAS (PETROQUISA), pour diriger la politique de l'industrie pétrochimique (non incluse dans le monopole). Autrement dit, bien que la loi du monopole d'État sur le pétrole n'ait pas été modifiée et que la participation des capitaux privés n'ait pas été interdite, le gouvernement prendra le contrôle effectif de l'industrie pétrochimique du pays 356 . Ce contrôle n'a pas signifié, pour autant, un refus des investissements privés (nationaux ou étrangers) dans la pétrochimie ; une des caractéristiques de l'action des militaires, dans le domaine économique, fut d'essayer de faire participer, en tant qu'associés minoritaires, les capitaux privés aux investissements publics.

La création de la PETROQUISA fut le début de ce qui sera connu comme le modèle "tripartite" dans la pétrochimie brésilienne. Selon ce modèle, l'État participait pour un tiers du capital, les entrepreneurs brésiliens pour un autre tiers et les capitaux étrangers pour le dernier tiers. C'était une action différente de celle proposée par les nationalistes de la période précédente (pour qui la solution la plus envisageable était le monopole d'État sur le secteur), mais qui préservait la capacité de contrôle de l'État vis-à-vis de la définition de la politique pétrochimique brésilienne.

Au cours des années 70, les gouvernements militaires allaient créer d'autres filiales de PETROBRAS sur cette même logique : sans jamais augmenter le champ d'action du monopole d'État, PETROBRAS augmentait son emprise sur toutes les phases de l'industrie pétrolière ou des secteurs associés à cette industrie 357 .

Ces faits démontrent l'attachement des militaires à un certain nationalisme économique ; un nationalisme plus pragmatique que celui des populistes les plus radicaux, mais où l'État jouait un rôle actif très important et où il gardait la direction du processus. Un nationalisme plus conservateur en termes sociaux, en termes de rapports de pouvoir dans la société ou de participation politique des classes populaires, mais conservant du passé la politique développementiste et le dirigisme étatique.

Notes
355.

Ce qui était vu comme un moyen pour éloigner l'éventualité d'une privatisation de l'entreprise, on l'a vu précédemment.

356.

Sur cette question voir Suarez (1986).

357.

Ainsi, en 1971 est créée PETROBRAS DISTRIBUIDORA-BR (chargée de participer au marché de distribution des dérivés) ; en 1972, on constitue la BRASPETRO, filiale de PETROBRAS chargée de procéder à des recherches de pétrole à l'extérieur du Brésil ; en 1976 deux autres filiales de PETROBRAS voient le jour : PETROFERTIL (production d'engrais chimiques) et INTERBRAS (commerce extérieur) ; enfin, en 1977, est créée la PETROMISA, filiale chargée d'exploiter des mines de potasse découvertes par PETROBRAS dans l'État de Sergipe.