13.2. Les spécificités de l'action syndicale des petroleiros de Bahia

Dans ces conditions, il n'était pas facile de mener des actions contestataires pour les syndicalistes du pétrole. Ce qui explique, en partie, leur option pour une action purement bureaucratique et de prestation de services aux travailleurs.

Avant de poursuivre, il faut bien tenir compte du fait que ce choix n'était pas le seul choix possible. Ainsi, dans d'autres syndicats du pays, on essaya de développer des formes de résistance aux pratiques des entrepreneurs et de l'État, quoique moins visibles que celles mises en avant par les populistes ; cela surtout au niveau de la pénétration des syndicats sur les lieux du travail. Ce fut le cas, par exemple, des syndicats des métallurgistes de la région du ABCD, à São Paulo, ou, dans ce même État, du syndicat des travailleurs de PETROBRAS dans la raffinerie de Paulínia, à Campinas 363 .

Ce qui pourrait expliquer ces différences de réaction est le fait que la répression et le contrôle sur la vie syndicale furent plus forts chez les petroleiros de Bahia qu'ailleurs 364 . Du fait que les syndicats des ouvriers du pétrole de Bahia étaient parmi les syndicats les plus en vue durant les années 60-64, les militaires y prêtèrent plus d'attention. De plus, en raison de la politique de stabilisation de la force du travail, adoptée par PETROBRAS – sauf pour les travailleurs les moins qualifiés –, la majorité des petroleiros bahianais, de la fin des années 60 et du début des années 70, avaient vécu personnellement l'époque dorée du syndicalisme populiste. Ce qui n'était pas le cas partout au Brésil.

Dans la métallurgie à São Paulo, par exemple, en raison de la croissance accélérée de la branche et de la politique de turn-over adoptée par les entreprises du secteur (Humphrey, 1982), on peut supposer qu'une bonne partie des travailleurs de ces industries avaient été incorporés au marché du travail dans une période récente, dans les années 70. Ainsi, d'après des données citées par Humphrey (1982 : 38), le nombre de travailleurs de cette branche dans l'État de São Paulo croît de 717 % entre 1949 et 1974 : ce nombre passe de 74.803 à 611.222 travailleurs. Toujours selon cet auteur, la politique de l'emploi des entreprises de l'automobile installées à São Paulo, en 1977 et 1978, était de licencier entre 15 et 30 % (selon les entreprises) de la force de travail par an, pour pouvoir embaucher des travailleurs à des salaires plus bas.

C'était le passé syndical des travailleurs du pétrole de Bahia qui les poussait à envisager le syndicalisme sur le modèle d'action populiste, où toute action revendicatrice s'accompagnait d'une grande visibilité publique (ce fut le cas en 1968, par exemple), attirant ainsi l'attention des forces de répression du régime.

Autrement dit, les travailleurs du pétrole de Bahia, en raison de leur passé, avaient du mal à trouver une option d'action syndicale de résistance en dehors du modèle populiste, visiblement peu efficace dans le contexte d'une dictature militaire. Dans l'impossibilité politique de mettre en pratique un tel type d'action syndicale, considéré comme le véritable syndicalisme, les responsables syndicaux se sont tournés vers une action bureaucratique et de prestation de services.

‘<< ... nous ne pouvions réaliser aucun mouvement, aucune revendication, car tout était contrôlé. Moi-même, j'étais surveillé – dans ma résidence, dans ma maison secondaire – toujours surveillé. Alors, on a voulu introduire une nouvelle dynamique syndicale ; comme les syndicats ne pouvaient assurer leur fonction principale (faire des revendications et des mouvements), on a décidé de développer les fonctions sociales du syndicat.>>. (Entretien avec un responsable du SINDIPETRO des années 70)’

Cela signifie que malgré des différences très marquées entre l'action syndicale des petroleiros à partir de 1968, et celle de la période populiste, celle-ci continuait à jouer un rôle important dans les représentations sociales des travailleurs du pétrole.

Ainsi, à la fin de l'année 1969, l'employé de PETROBRAS nommé représentant du Ministère du Travail à la tête du SINDIPETRO 365 , publie un journal d'information en commémoration des 10 ans de création de ce syndicat. Dans ce journal, il soulignera les

‘<< ...conquêtes mémorables obtenues par ce syndicat et le devoir des petroleiros bahianais de se réjouir des dix ans du SINDIPETRO. Cela parce que, dès le 10/11/59, avec sa légalisation, ce syndicat devient une maison, la grande maison du travailleur bahianais, qui enrichit avec son travail la plus grande entreprise du pays, le symbole national d'émancipation et de développement.>>.’

Même un responsable syndical, nommé par la bureaucratie du Ministère du Travail, se sentait obligé de faire référence aux "conquêtes mémorables" du passé syndical des travailleurs du pétrole. Dans l'impossibilité pratique de revenir aux pratiques antérieures, on se contentait de se remémorer les temps glorieux, époque où les "conquêtes" du présent avaient été acquises.

Ainsi, après une période – entre 1964 et 1968 – où les syndicalistes essaieront de relancer les pratiques syndicales populistes, on adoptera un type d'action syndicale moins mobilisateur et plus conformiste que celui du passé, mais où celui-ci restera en suspens, irrésolu, comme modèle d'action (du moins comme idéal intangible et inadaptable aux conditions concrètes). C'était comme si le temps s'était arrêté chez les travailleurs du pétrole de Bahia.

Ce qui explique notre intérêt pour cette période du syndicalisme des travailleurs du pétrole de Bahia est moins la réalité syndicale elle-même, que la permanence d'une certaine conception syndicale du passé, comme modèle d'action.

Toutefois, si cette période, sur le plan syndical, ne présente pas un intérêt remarquable pour notre étude – sauf en ce qui concerne la préservation des idéaux du passé – il n'en va pas de même pour les transformations subies par l'industrie pétrolière à Bahia, à cette époque 366 .

Notes
363.

Sur ce point, voir notamment Sader (1988) et Brant et allii (1990).

364.

Ainsi, les syndicats du pétrole de Bahia ont souffert, chacun, deux interventions entre 1964 et 1969. De plus, au cours des années 70, le STIEP allait souffrir encore deux interventions du Ministère du Travail (en 1972 et en 1975), pour des raisons, selon les justificatifs gouvernementaux et selon les témoignages des syndicalistes, purement administratives. Quoi qu'il en soit, ces interventions dans les syndicats tendaient à montrer les limitations imposées à la vie syndicale à PETROBRAS.

365.

Lors de l'intervention sans le syndicat, entre 1968 et 1970.

366.

Notamment la perte d’importance relative de l’industrie pétrolière bahianaise. A ce propos, voir le chapitre sur l’évolution de l’industrie pétrolière à Bahia.