14.3. Les syndicalistes du pétrole à Bahia : le passage du bureaucratisme aux mobilisations.

La constitution, au sein des directions syndicales des petroleiros de Bahia, de groupes davantage portés par les thèses d'un syndicalisme plus offensif que ne l'étaient les syndicats du pétrole, datent aussi de cette époque. Dans un contexte de montée de l'insatisfaction générale vis-à-vis de pratiques syndicales peu mobilisatrices, ces groupes prendront vite la tête des directions syndicales ; cela aussi bien dans le STIEP que dans le SINDIPETRO.

‘<<J'ai pris la tête du syndicat en 1979 ; je considère cette époque comme une nouvelle période dans la vie des syndicats. Ce n'est pas à cause de ma présence, mais parce qu'on sentait des changements sensibles dans la vie du peuple, dans sa volonté de sortir des chaînes de la dictature. Ce mouvement commence avec les grèves des métallos en 1978 ; à cette époque, celui qui se mettait en évidence comme leader des travailleurs c'était Lula. A partir de ce moment le mouvement s'est développé beaucoup, surtout dans la volonté de mettre fin à la dictature. En même temps, on a commencé un travail plus intensif afin d'unir les travailleurs, ..., il ne servait à rien que les petroleiros, seuls, réalisent des grèves, ou les travailleurs de la pétrochimie, seuls. On devait organiser le mouvement syndical pour affronter des luttes plus objectives, plus institutionnelles...>> (Entretien avec un Responsable du SINDIPETRO entre 1979 et 1982).’

Mais ce processus ne s'est pas déroulé de façon si radicale que nous le laissent croire les témoignages des syndicalistes de cette période.

Dans le cas du STIEP, par exemple, le Responsable qui allait participer à la formation du PT et à la création des Unités Syndicales 373 à la fin des années 70, M., avant de devenir le président du syndicat, en 1978, participera à la direction syndicale entre 1975 et 1978 ; période où, selon lui, le président du syndicat lui conseillait de ne pas essayer de résoudre les questions touchant la vie quotidienne des travailleurs, car cela ne relevait pas de sa compétence.

Selon lui, il réussit à se légitimer auprès de la base grâce à la résolution de questions sociales opposant certains travailleurs et l'entreprise, notamment les problèmes liés aux calculs des points de retraite de ceux qui s'apprêtaient à la prendre. Par ailleurs, il va inciter au renouvellement de l'Association des Retraités de PETROBRAS (SOTAPE), laquelle, avec la croissance rapide du nombre de retraités, allait jouer un rôle important dans les élections syndicales 374 . M. affirme même avoir passé un accord avec le président de la SOTAPE, lui-même employé du syndicat (conducteur de véhicules) ; selon cet accord informel, le syndicat offrait les moyens matériels nécessaires au fonctionnement de l'association des retraités en échange de leur soutien aux politiques mises en place par les directions syndicales.

C'est de ce rapprochement avec les retraités et avec les travailleurs qui arrivaient à l'âge de la retraite que M. accédera à la Présidence du STIEP et écartera une grande partie de la direction précédente.

De même, le président du SINDIPETRO entre 1979 et 1982, G., qui fut même élu responsable de l'Unité Syndicale de Bahia, avait auparavant participé de la direction syndicale entre 1976 et 1979, lorsque, selon lui, le principal souci du président était d'accroître les services proposés par le syndicat. Il réussit à prendre la Présidence du syndicat, en 1979, par une simple alternance des syndicalistes aux postes clés du syndicat : il était vice-président entre 1976 et 1979 et devient président entre 1979 et 1982, tandis que l'ancien président (1976-1979) fut le vice président entre 1979 et 1982. Ce type d'arrangement était très fréquent dans le milieu syndical brésilien et visait surtout à éviter les critiques sur la monopolisation par une seule personne de la direction du syndicat.

On voit par là que les syndicalistes qui allaient participer à la reprise des mobilisations syndicales à la fin des années 70 étaient issus du syndicalisme bureaucratique, dominant chez les petroleiros de Bahia avant cette période. Ce sera à partir de la confrontation avec les limites pratiques et politiques de ce type d'action syndicale, qu'ils s'engageront dans le processus de changement en cours du syndicalisme brésilien.

Autrement dit, la conquête des directions syndicales du pétrole de Bahia par des groupes syndicaux plus mobilisateurs reflétait les changements importants qui s'opéraient à travers le pays. Suivant l'exemple de l'organisation des travailleurs du ABC de São Paulo et de ceux de la raffinerie de Paulínia, les travailleurs du pétrole de Bahia vont, eux aussi, modifier leurs pratiques syndicales et organiser des mobilisations collectives contre les pratiques autoritaires de l'entreprise. Cela, surtout lors des périodes de négociations collectives.

‘<<Le fait est qu'il existait des syndicats plus combatifs que d'autres. Dans le cas de Paulínia, par exemple, on doit reconnaître que c'était un syndicat ... Alors, quand il faisait des mouvements, c'était une incitation pour que nous, les autres syndicats, fassions le même. Je disais aux compagnons qu'à Paulínia on avait fait une grève de la faim, par exemple, et qu'ici nous devrions le faire aussi. (...) Un mouvement qu'un syndicat lançait était un moyen pour augmenter la conscience d'une autre profession, pour que d'autres syndicats prennent comme exemple ce mouvement, pour pouvoir avancer dans le mouvement.>> (entretien avec un Responsable du STIEP entre 1978 et 1987).’

Dans le même temps, ils vont aussi participer aux négociations en cours pour l'organisation d'une centrale syndicale. Dans ce processus, la première étape fut la création d'organes coordinateurs, au niveau de chaque État (les Unités Syndicales) ; ces groupements de syndicats visaient à attirer la plus grande partie des syndicalistes brésiliens vers la création d'une centrale syndicale unique. A Bahia, les premières réunions du groupe de syndicalistes (y compris ceux des petroleiros) visant l'organisation d'une centrale syndicale, ont lieu entre 1979 et 1980, au siège du SINDIPETRO. Par ailleurs, le président du SINDIPETRO, en février 1982, est élu représentant de l'Union Syndicale dans l'État.

De même, plusieurs Responsables syndicaux du pétrole participèrent à la création du Parti des Travailleurs 375 , en 1980. Moment où il y a eu un rapprochement entre les directions des syndicats et les militants de la gauche à PETROBRAS. A cette époque, la lutte contre la dictature était, en même temps, un puissant agent mobilisateur et l'unificateur des tendances syndicales existant dans le syndicalisme brésilien.

‘<<A propos de la création d'un parti des travailleurs, il y avait une adhésion totale. Nous vivions sous la tutelle du régime militaire, alors, ceux qui avaient la conscience politique du besoin de la réapparition du mouvement syndical, étaient pour la création d'un parti qui soit représentatif au niveau des travailleurs. Il est évident que c'était un élément rassembleur. (...) Pour celui qui souffrait des conséquences du régime militaire, c'était une chose nécessaire.>> (Entretien un Responsable du STIEP entre 1978 et 1987).’

Ce qui ne signifie pas qu'il n'existait pas de divergences majeures. Des questions comme celle de l'objectif à fixer à la législation syndicale en place, la stratégie à adopter pour instaurer la démocratie, etc. étaient quelques uns des points qui divisaient les syndicalistes brésiliens à ce moment. De plus, après la création du PT, des divergences partisanes sont venues s'ajouter : les syndicalistes liés aux autres partis ne voyaient pas d'un bon oeil l'arrivée d'une organisation qui leur disputait le vote ouvrier.

Tous ces différends vont aboutir à la division des syndicalistes, au niveau national, ce qui se traduira par la création de deux centrales syndicales : la CUT, en 1983, et la CGT, en 1986.

Au niveau du mouvement syndical des petroleiros de Bahia, ces divergences prendront le visage d'oppositions culturelles et politiques entre générations. Ainsi, pour expliquer les divergences qui l'opposaient aux militants plus jeunes du PT, au début des années 80, le président du STIEP fait référence aux habitudes comportementales de ces militants et à la question culturelle.

‘<< Il y a eu des divergences politiques dans le parti. Du moins au niveau du comportement. (...). Par exemple, la manière de se présenter. Je dis même que les divergences tenaient essentiellement à la manière de se présenter. On voyait dans des congrès des compagnons en short, ou alors torse nu.’ ‘Une autre chose est que le parti a commencé à adopter une manière d'être différente de celle des débuts. Les étudiants, par exemple, avaient plus d'influence que les travailleurs... (...) Ce genre de choses me laissaient insatisfait. Je pense que si la philosophie du parti était de défendre les travailleurs, il n'y avait pas de raison de dévaloriser le travailleur vis-à-vis de ceux qui avaient plus de culture. Le parti commença à devenir plus élitiste, en ce sens. Pour moi, les choses commençaient à devenir de la pure anarchie. (...) Alors, j'ai décidé de quitter le parti.>> ’

Dans ce témoignage, on s'aperçoit que pour les petroleiros de la génération des années 50 et 60 – laquelle s'était construite une identité à partir de certains symboles marquant le prestige du groupe dans la société, dont les vêtements 376 – il n'était pas facile d'accepter les usages vestimentaires et comportementaux des militants de la gauche, marqués par la contre-culture des années 70. Cela, à tel point que les pratiques introduites par les jeunes de gauche (les attitudes, mais aussi les thèmes de débat) étaient jugées péjoratives à l'égard des travailleurs.

Toutefois, les divergences entre les leaders syndicaux des petroleiros et les militants intellectualisés de la gauche ne s'enracinaient pas simplement dans des différences culturelles ou comportementales. La divergence majeure se situait davantage autour des propositions du parti de reformer la structure syndicale du pays ; notamment, par la suppression des cotisations imposées aux travailleurs et par l'unicité syndicale. Dans la conception des syndicalistes de PETROBRAS, cela paraissait une atteinte à ce qui, justement, faisait la puissance des syndicats brésiliens : leur capacité financière et représentative.

‘<< ... quand nous avions discuté la proposition de création d'un parti des travailleurs, qu'est-ce qu'on pensait ? Nous avons beaucoup discuté de cela avec Lula. Le parti devait naître dans les syndicats. Mais comment faire ? Les syndicats les plus authentiques et mobilisateurs devaient aider des groupes combatifs à prendre le contrôle des syndicats encore sous intervention. Nous devions faire un travail au niveau de chaque État ... (...) Du moment où ces groupes prenaient le contrôle des syndicats, ils avaient l'obligation de défendre les propositions du parti auprès de la profession. C'est ça que nous avons fait. Essentiellement c'était la philosophie du parti à ses débuts. Un parti qui naissait dans les syndicats. Contradictoirement, qu'est-ce qu'on a vu après ? Dans le parti, il y avait des gens voulant mettre fin aux syndicats. Dévalorisant ainsi le travail qui avait été fait auparavant. Notre syndicat, par exemple, a aidé le parti financièrement, moralement et politiquement.>> (Entretien d'un Responsable du STIEP entre 1977 et 1987).’

Dans la logique des leaders syndicaux des petroleiros, le Parti des Travailleurs et la centrale syndicale qui s'y rattachait, la CUT, en prônant la fin de la structure syndicale léguée par Vargas, voulaient affaiblir les syndicats. Pour ces syndicalistes – qui avaient réussi à prendre le contrôle des syndicats de l'intérieur de la structure syndicale – les discours de la gauche, selon lesquels la dépendance des syndicats vis-à-vis de l'État était une des causes de leur faiblesse organisatrice et de l'instabilité démocratique dans le pays, n'avaient pas de sens.

A l'opposé de ces idées, les syndicalistes du pétrole pensaient possible de développer une pratique syndicale "combative" dans les cadres de la structure syndicale brésilienne. Si cette structure autorisait un certain contrôle de l'État sur les syndicats, elle donnait la possibilité, en revanche, que les syndicats deviennent des organisations puissantes sur le plan financier, et capables de mener des actions alternatives contre les politiques étatiques.

Dès lors, pour eux, la proposition de mettre fin à la législation syndicale ne pouvait qu'être une idée de la gauche intellectualisée, ignorante de la vie syndicale ; mises en pratique, ces mesures signifieraient la fin du syndicalisme combatif dans le pays.

‘<< Alors, il y a eu des divergences extérieures (au parti), et ce qu'on avait construit s'est retourné contre nous.>> (Entretien d'un Responsable du STIEP entre 1978 et 1987).’

Ces divergences entre les syndicalistes des petroleiros de Bahia et la gauche pousseront les premiers à quitter le Parti des Travailleurs et à ne pas prendre part au processus de création de la CUT en 1983.

De même, ces divergences vont inciter les militants de gauche de PETROBRAS à la formation d'oppositions syndicales, visant à prendre le contrôle des syndicats.

Cela marque le début des conflits opposant les leaders syndicaux des travailleurs du pétrole aux jeunes militants de la gauche syndicale, à l'intérieur de l'entreprise nationale pétrolière.

Notes
373.

Organisations, au début des années 80, regroupant les syndicats de chaque État dans le but de faciliter la création d'une centrale syndicale unifiée dans le pays.

374.

D'après la législation syndicale en vigueur jusqu'à 1988, les retraités avaient le droit de participer aux élections des syndicats auxquels ils avaient été liés avant leurs retraites.

375.

Selon plusieurs syndicalistes de PETROBRAS, l'idée de création d'un parti politique représentant les travailleurs est née lors du Premier Congrès des Responsables Syndicaux du Pétrole et de la Pétrochimie, à Salvador, en juillet 1978. Cette information, est, par ailleurs confirmée par Lula, le premier président du PT, dans plusieurs entretiens parus dans la presse ; voir, à ce propos, Rodrigues, 1991 : 26.

376.

Sur les photos des assemblées des années 60 et 70, on se rend compte que l'usage du costume cravate était commun chez les travailleurs du pétrole.