14.4. Les Militants de Gauche

Les militants de gauche à PETROBRAS commencent à se réunir, pour établir une stratégie syndicale commune, vers la fin des années 70. Par ces contacts, ils visaient à prendre le contrôle des syndicats et à écarter les directions syndicales en place, jugées trop attachées à la structure syndicale corporatiste et pas assez engagées dans l'organisation de mobilisations collectives.

Ces militants 377 étaient, dans leur grande majorité, de jeunes techniciens rentrés à PETROBRAS dans les années 70 et ayant suivi une formation scolaire jusqu'à la fin du lycée (en général un lycée technique). Certains avaient même entamé des cours à l'Université, avant de rentrer à PETROBRAS. Leur militantisme dans des partis clandestins de gauche (d'inspiration léniniste ou trotskiste, surtout) débute dans le milieu lycéen ou universitaire et se renforce au contact des mouvements sociaux qui se multiplient à la fin des années 70. Leur prise de conscience de l'importance que les syndicats pouvaient jouer dans les luttes démocratiques naît à partir de 1978, au moment même où les métallurgistes de l'ABC de São Paulo entament leur grève.

Les premiers contacts entre les membres de ce groupe s'établissent lors des réunions de formation du Parti des Travailleurs, auxquelles la majorité des partis de gauche, alors clandestins, participe. Au cours de ces échanges qui ont lieu, ils font le point sur la pratique dominante des travailleurs du pétrole et décident de mener une action commune. C'est le début des oppositions syndicales au sein des travailleurs du pétrole.

Au départ, le nombre de militants de ces oppositions ne dépassait pas la dizaine pour les deux syndicats de petroleiros. Raison qui les amènera à privilégier une stratégie de conquête de nouveaux militants sur les locaux de travail. Cependant, selon certains d'entre eux, en raison du climat de peur et de répression qui régnait à PETROBRAS, ils essaieront d'établir ces contacts en dehors de l'entreprise : chez les travailleurs ou dans des bars fréquentés par eux. La stratégie mise en place était de se rendre le plus sympathique possible avec les collègues de travail afin de pouvoir établir un rapport de confiance et d'amitié ; une fois dépassée cette étape, on commençait à aborder les problèmes concrets et la possibilité d'améliorer cette situation par une action plus effective des syndicats.

Dans le même temps, ces militants commencent à participer de façon plus effective à la vie syndicale : ils deviennent très assidus aux assemblées syndicales, où ils adoptent pour tactique des interventions publiques très fréquentes afin de "se faire remarquer" par la base des travailleurs.

Mais, c'est lors des grandes mobilisations de masse organisées par les syndicats du pétrole, au début des années 80, que ces militants vont commencer à acquérir une stature publique considérable. En effet, les militants de la gauche vont se faire remarquer dans ces années-là par leur capacité à organiser, à côté des directions syndicales, quelques-unes des manifestations syndicales réalisées à cette époque. Ce fut le cas, notamment, d'une grève de la faim entamée en septembre 1981 à la raffinerie de Mataripe, quand les militants de l'opposition syndicale réussiront à prendre le contrôle de la "commission de mobilisation" créée par le syndicat et à gagner ainsi en légitimité face à la base syndicale.

C'est ce travail qui va permettre à l'opposition syndicale de Mataripe de participer aux élections syndicales de 1982 et de les remporter à une large majorité des voix. On y reviendra ultérieurement.

Dans le cas du STIEP, l'action des militants de gauche lors des mobilisations et des assemblées syndicales incite les syndicalistes à les inviter à participer à la direction du syndicat. Ainsi, lors des élections syndicales de 1984, trois membres de l'opposition syndicale intègrent la liste composée par la direction syndicale sortante.

Cela marqua la première crise interne de l'opposition, car il n'y avait pas consensus sur cette participation : pour certains secteurs de l'opposition, ils ne devaient faire partie des directions syndicales qu'à la condition d'obtenir la majorité des postes, ce qui rendrait possible "une action réellement progressiste" ; dans le cas contraire, l'opposition ne devait pas accepter l'invitation des syndicalistes, parce qu'elle allait légitimer, par sa présence, le type d'action syndicale en vigueur au STIEP. Pour d'autres secteurs, majoritaires au sein de la gauche, la participation aux directions syndicales, même de façon minoritaire, pourrait augmenter la visibilité des militants, ce qui favoriserait une élection, dans le futur, d'une liste essentiellement composée par des syndicalistes proches de la CUT.

Ces divergences au sein de la gauche exprimaient davantage que des oppositions stratégiques. Elles étaient aussi le fruit de conflits qui traversaient toute la gauche brésilienne. Surtout au sein du PT et de la CUT, il n'y avait pas de consensus sur le rôle que la gauche devait jouer dans la société brésilienne. Ces institutions furent formées par l'action conjointe de plusieurs groupes de gauche, chacun ayant des visions différenciées sur les chemins que devaient suivre le syndicalisme et le mouvement populaire dans le pays 378 .

Ainsi, de façon très caricaturale, on pourrait caractériser deux grandes tendances à l'intérieur de la gauche brésilienne représentée au sein du PT et de son bras syndical, la CUT. Pour les uns, le rôle de la gauche était de faire avancer la lutte des classes ; pour cela il fallait mener une action essentiellement tournée autour de l'organisation des groupes opprimés de la société, sans donner trop d'importance à la participation aux instances institutionnelles de la société dominante. Ces tendances, très marquées par les idées anarchistes, défendaient, sur le plan syndical, un complet démantèlement de la structure syndicale héritée de l'époque varguiste.

Pour d'autres tendances, le PT et la CUT devaient devenir de grandes institutions de masse, capables de porter les demandes des travailleurs sur l'échiquier politique brésilien. Pour cela, la gauche devait se servir des institutions en place, y compris des syndicats corporatistes, afin de les transformer et de les mettre effectivement au service des classes populaires.

En ce qui concerne notre sujet, ces divergences au sein de la gauche brésilienne allaient marquer profondément les pratiques de la gauche syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia. Les décisions de participer, ou non, aux directions syndicales où la gauche n'était pas majoritaire, ou de mettre fin, ou pas, une fois pris le contrôle des syndicats, aux caractéristiques corporatistes des syndicats, etc. allaient provoquer, dans le futur, des clivages indépassables au sein des oppositions syndicales des petroleiros.

Nous y reviendrons, mais pour l'instant, il faut retenir que la gauche syndicale n'était pas uniforme. Elle regroupait, en fait, des militants rattachés à plusieurs partis clandestins, rangés sous la bannière du PT et de la CUT. Au niveau des travailleurs du pétrole, ce qui rendait possible une connivence et une action commune, malgré de grandes différences sur le plan idéologique et politique, c'était la volonté de combattre les syndicalistes du pétrole de Bahia et de prendre le pouvoir syndical. On verra plus loin qu'au moment où ces objectifs disparaîtront, il y aura une fragmentation de ce groupe de gauche.

Quoi qu'il en soit, et indépendamment des clivages existants au sein de la gauche, on peut identifier deux stratégies chez les militants de l'opposition syndicale des petroleiros.

Tandis qu'au STIEP la stratégie dominante fut, jusqu'en 1986, de faire des alliances avec les syndicalistes en place – pour permettre que des militants fassent partie des directions syndicales et puissent, de l'intérieur, entamer des changements – , au SINDIPETRO, la stratégie fut celle de la confrontation directe, dès le début des années 80. Ainsi, dans ce dernier syndicat, avec la réalisation des premiers mouvements de masse chez les petroleiros, après 1968, les militants réussissent à se légitimer comme représentants d'un syndicalisme plus combatif, dans la lignée des syndicalistes du ABC de São Paulo ; ce qui leur permettra d'accéder à la tête du SINDIPETRO dès septembre 1982.

Ces deux stratégies s'ancraient dans deux réalités différentes. L'ampleur des mobilisations du début des années 80 fut beaucoup plus importante dans le cadre de la raffinerie de MATARIPE que dans la Région de Production de Bahia, par exemple. De même, les liens entre représentants des retraités et directions syndicales étaient beaucoup plus étroits au sein du STIEP qu'au SINDIPETRO 379 (l'Association des retraités de PETROBRAS fonctionnait, à cette époque, dans les mêmes locaux que le STIEP) ; ce qui rendait la participation des retraités, lors des élections syndicales, plus importante au STIEP (en 1987, 1/3 du collège électoral de ce syndicat – environ 2.500 sur 7.500 – était composé de retraités).

Du fait que les militants de gauche n'avaient presque aucune influence chez les travailleurs retraités et chez les travailleurs les plus âgés de PETROBRAS, (la coupure entre les générations étant très importante, comme on l'a vu) la stratégie de l'opposition syndicale du STIEP était justifiée par le besoin d'avoir un lien avec les syndicalistes pour pouvoir dépasser ces difficultés. Dans le cas du SINDIPETRO, la montée vertigineuse du groupe d'opposition s'explique par le fait que les retraités n'étaient pas très participatifs et que la concentration des travailleurs sur un seul lieu de travail – la raffinerie – rendait plus aisée la mobilisation des travailleurs non retraités pour participer aux élections.

Ainsi, dans le sillage des grandes mobilisations ouvrières de la fin des années 70 et du processus de démocratisation que le pays amorçait à cette époque, les militants de gauche deviennent très vite des acteurs incontournables de l'action syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia. En vérité, ils marquaient la première tentative, dès l'année 64, de création d'une opposition syndicale institutionnalisée.

En résumé, on pourrait affirmer que la création des oppositions syndicales chez les travailleurs du pétrole fut très marquée par des contingences extérieures aux enjeux internes de l'action syndicale des petroleiros. La conjoncture d'ouverture politique et les mobilisations de masse rendront propices les contacts entre les militants de gauche ; lesquels, par la suite, formeront les oppositions syndicales du STIEP et du SINDIPETRO : lors des réunions pour la création d'un parti politique alternatif, qui débutent en 1978, plusieurs militants se repèrent et commencent à entretenir des contacts fréquents ; d'autres commencent à militer dans des partis de gauche, dans les facultés où dans les lycées, et c'est en tant que militants de ces partis qu'ils commencent à s'intéresser au syndicalisme.

Dès lors, pour les militants de gauche, leur insertion dans le mouvement syndical des petroleiros constituait aussi un moyen de participer aux luttes sociales qui avaient lieu dans la société brésilienne à cette époque. Cela signifie que leurs stratégies à l'intérieur des syndicats ne seront jamais déterminées par les seuls enjeux internes à ces organisations. Au contraire, ils essayeront de faire exactement l'opposé : subordonner les enjeux internes du syndicalisme à PETROBRAS aux transformations sociétales et politiques du pays. En ce sens, les militants de la gauche voulaient faire table rase de toutes les spécificités des petroleiros, y compris de leur passé.

C'est sur ce point que les militants de gauche allaient se démarquer d'un autre groupe de militants syndicaux, qui à cette époque participaient aussi à l'action syndicale chez les travailleurs du pétrole : les anciens syndicalistes populistes des années 50 et 60.

Notes
377.

Les informations sur les militants de gauche de cette période initiale ont été obtenues par le biais d'entretiens avec ces militants.

378.

Pour une analyse de l'influence des divers groupes de gauche au sein de la CUT, voir Rodrigues (1990).

379.

En 1984, 20 % des électeurs potentiels du SINDIPETRO étaient des retraités (405 sur 2.160 électeurs).