14.6. Des conflits dans et sur le temps

Lors des élections de 1984, dans les deux syndicats des ouvriers du pétrole de Bahia, une caractéristique importante fut remarquée : le désir des deux listes gagnantes de se poser en tant qu'héritières du syndicalisme développé par les petroleiros bahianais dans les années 60, époque jusqu'alors considérée comme l'âge d'or des syndicats de ce groupe professionnel. Ce passé légendaire et mythique des ouvriers du pétrole constituera désormais un "point indépassable" de tous les débats sur les politiques syndicales.

Un autre point important, mis en valeur dans les discours tenus par les acteurs lors de ces élections, fut la place centrale qu'occupèrent les interprétations portant sur une grève survenue en juillet 1983 dans la raffinerie de Bahia.

Cette grève, déclenchée contre la politique économique du dernier gouvernement dictatorial du Brésil, notamment contre le contrôle des salaires des employés des entreprises nationales, fut durement réprimée ; dans les deux raffineries concernées - celle de Bahia et celle de Campinas, dans l'État de São Paulo - le gouvernement licencia plus de 300 ouvriers, dont 198 à Bahia ; il destitua aussi les directions syndicales et menaça d'emprisonnement les leaders syndicaux.

Ainsi, lors des premières élections, après cette grève, il fut "naturel" pour les syndicats des travailleurs du pétrole à Bahia qu'elle occupe une place privilégiée dans les débats. Pour les uns, elle attestait du manque d'expérience et de maturité politique de l'ancienne direction syndicale, liée à la gauche : vouloir entreprendre, seule, une action contre une dictature militaire, sans compter sur le soutien d'autres groupes de travailleurs, ne pouvait s'expliquer que par une conception avant-gardiste et irresponsable dont cette direction était partisane.

De ce fait, pour les tenants de ce discours, elle n'avait rien à voir avec les grèves menées au début des années 60 par les petroleiros où mobilisation de la base et responsabilité des leaders allaient de pair. D'ailleurs, la plupart des avantages dont bénéficiaient les employés de PETROBRAS avaient été acquis à cette époque. Raison pour laquelle il fallait restituer le pouvoir syndical aux anciens leaders, qui avaient été persécutés par la dictature et qui commençaient à réintégrer l'entreprise, en raison de l'amnistie politique.

Pour la gauche, à l'opposé, cette grève constituait un événement historique de première importance, même si elle avait eu pour conséquences l'intervention gouvernementale dans le syndicat et un grand nombre de licenciements. Pour eux, elle avait démontré que la prétendue volonté du gouvernement de restaurer la démocratie n'était autre qu'une stratégie pour tromper les travailleurs, et elle avait réussi dans le même temps à contrecarrer le gouvernement dans son projet de privatisation des compagnies nationales, dont PETROBRAS. Selon eux, elle avait réussi, de plus, à éviter un nombre encore plus important de licenciements, en obligeant le gouvernement à revenir sur ses projets de mise en oeuvre d'une politique de turn-over de l'emploi dans l'entreprise. Enfin, cette grève avait été importante, dans les discours de la gauche, car elle avait relancé les luttes sociales à travers le pays : la preuve en était la création de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) et la grève générale, la première au Brésil depuis 1964, qui s'ensuivit.

Ces deux façons d'appréhender un même événement, révèlent autre chose qu'une simple querelle entre factions syndicales rivales. Elles expriment aussi deux façons différentes d'envisager les syndicats et la politique, autrement dit, deux manières de concevoir la vie syndicale et la place des syndicats dans la société.

Aussi important que de rendre compte des divergences entre ces deux visions du monde, et de leur emprise sur les travailleurs, il est ici important de remarquer qu'elles se sont développées "dans et sur le temps". Dans le temps, car elles reflètent des points de vue sur l'action syndicale qui ont vu le jour à des périodes historiques différentes ; et sur le temps, car elles travaillent différemment le temps, à travers des interprétations divergentes d'événements passés et des propositions divergentes pour les actions futures.

Regardons donc de plus près les événements de juillet 1983 et observons comment ils furent interprétés par la suite.