14.7.1. Une Action Syndicale basée sur le Conflit

L'histoire de la grève de 1983 commence en août 1982, avec l'arrivée à la tête du SINDIPETRO-BA (le syndicat rassemblant les travailleurs de l'industrie du raffinage dans l'État de Bahia) d'un groupe de militants de gauche 381 . Ces militants, issus des mouvements sociaux qui s'étaient multipliés, à Bahia et partout au Brésil, vers la fin des années 70, étaient très engagés dans le renouvellement des pratiques syndicales et politiques ; cela, dans la mouvance des formes d'actions collectives déclenchées par les grèves de 1978 et 1979, dans la région de São Paulo. Cette tendance mettait en valeur aussi bien l'idée d'une organisation autonome des travailleurs que le besoin d'un retour immédiat du pays à la démocratie.

Pour les personnes engagées dans ce projet, l'autonomie de la société civile vis-à-vis de l'État était une idée centrale ; pour eux, l'autonomie de la classe ouvrière et des classes populaires était le seul moyen de lutter contre l'exploitation patronale et l'action répressive de l'État. Par autonomie, on entendait alors une participation plus active et indépendante des gens à la gestion et la résolution de leurs problèmes quotidiens, que ce soit les questions liées au travail ou celles liées à l'aménagement urbain, etc.

En outre, ils prêchaient l'unification des luttes de tous les "groupes exploités" de la société, notamment à travers la création d'un Parti des Travailleurs et d'une centrale syndicale unifiée ; ce qui était considéré comme un pas important dans le renouvellement de la structure du pouvoir politique et dans le démantèlement de la structure syndicale attachée à l'État, en vigueur dans le pays depuis les années 30.

Chez les ouvriers du pétrole de Bahia, ces idées seront diffusées dès lors que la gauche prendra le pouvoir en 1982. Voulant se démarquer des directions syndicales antérieures, les militants syndicaux de gauche essayeront de créer une culture du conflit chez les travailleurs du pétrole, tout en prenant leurs distances vis-à-vis des institutions gouvernementales.

Ce qui ne les empêchait pas de surenchérir sur le passé de luttes des petroleiros ; passé antérieur au coup d'État de 1964.

‘<< ... nous avons réalisé, avec succès, une assemblée la semaine dernière, où nous avons pris une décision historique : le nom du siège de notre syndicat ne sera plus "Ministre Arnaldo Prieto" 382 . Le siège d'un syndicat de travailleurs doit porter le nom d'un travailleur. Désormais, le siège du SINDIPETRO-BA s'appellera Oswaldo Marques de Oliveira, juste hommage à celui qui fut le fondateur et le premier président de notre organisation.>>. (in : SINDIPETRO-BA INFORMATIF, janvier 1983).’

De toute façon, l'arrivée de la gauche à la tête du syndicat entraînera plusieurs changements ; ce sera l'époque où le journal du syndicat remplira un rôle important dans la stratégie de la direction syndicale pour faire avancer "le niveau de politisation" des ouvriers du pétrole. Ceci, sur un registre de discours où le besoin d'organisation des travailleurs sera souligné comme le seul moyen de contrer l'autoritarisme des groupes hégémoniques de l'État et des classes dominantes ; cela, aussi bien à l'échelle du pays qu'à l'intérieur de PETROBRAS, amenant la nouvelle direction du SIDIPETRO-BA à développer les thèmes les plus chers à la gauche brésilienne de l'époque.

Ainsi, par exemple, les plaidoyers pour la construction d'une centrale syndicale (unifiant les demandes politiques des travailleurs) et pour une participation plus effective des petroleiros aux activités syndicales seront très présents :

‘<< Le syndicat, en tant qu'institution représentative d'une classe, a la tâche de faire avancer les conquêtes salariales et sociales de ses représentés, ainsi que leur niveau de politisation.’ ‘Pour réussir un tel objectif, le syndicat doit s'organiser et mobiliser ses associés à travers, surtout, leur participation effective aux prises de décisions.’ ‘Nous savons cependant que les problèmes spécifiques à chaque profession sont insérés dans les problèmes généraux du pays. (...) la lutte menée par un syndicat isolé ne réussira pas à changer la conjoncture du pays. Pour cela, l'Union de tous les syndicats est nécessaire (...). Ainsi, nous construisons l'Unité Syndicale ici à Bahia, (...). Et à ce rythme, nous allons construire la CUT (Centrale Unique des Travailleurs).>> (in : Informatif SINDIPETRO 383 , décembre 1982).’

Dans cette logique, il s'agira également de s'insurger contre certains aspects de la gestion du travail et de la relation syndicat/entreprise imposés par la direction régionale de PETROBRAS, contre la censure des bulletins d'information du syndicat, par exemple.

Par ce moyen, la distribution des publications syndicales, à l'intérieur de l'entreprise, était subordonnée à leur lecture préalable par le surintendant de la raffinerie. Cette pratique n'était pas récente, comme nous l'avons vu précédemment, elle était même courante depuis le début des années 70.

Très vraisemblablement, ce type de censure s'inscrivait dans le cadre d'une stratégie de contrôle de toutes les formes d'expression collective de la société civile qui, depuis le pouvoir central, irradiait l'ensemble des institutions, y compris les entreprises. Que ce contrôle ait perduré, durant toute la décennie 70, sans éveiller de manifestations publiques de résistance des syndicats des travailleurs de PETROBRAS est significatif, non seulement du type d'action syndicale qui prédominait (contrainte ou pas), mais aussi du degré réduit de liberté dont jouissaient ces syndicalistes. Cela constituait, en outre, un indice du type de gestion du travail de l'entreprise durant cette période ; étant donné l'importance de ce thème pour la compréhension des événements qui se sont déroulés à cette époque, nous y reviendrons.

Quoi qu'il en soit, c'est seulement au cours de la deuxième partie de l'année 1982 que des notes de protestation contre cette restriction de l'action syndicale apparaîtront dans les publications issues du SINDIPETRO-BA.

Ainsi, si les premiers tracts distribués par la nouvelle direction syndicale portent encore des notes du type "avec censure préalable de la raffinerie de Mataripe", elles disparaîtront très vite. Dans le même temps, les critiques faites à l'administration de la RLAM 384 deviendront très sévères, critiques qui portaient essentiellement sur les conditions de travail auxquelles les travailleurs étaient soumis et sur les rapports, tendus, entre le patron de la raffinerie et les responsables syndicaux.

Un bulletin d'information d'octobre 1982, le mois même de la prise de fonction de la nouvelle direction syndicale, caractérisait ainsi le surintendant de la RLAM :

‘<< Poursuivant sa campagne de démoralisation du SINDIPETRO, le surintendant de la Raffinerie vient de commettre encore un acte de violence injustifié, (...) confirmant ainsi tout ce que les travailleurs connaissent de lui : très souvent ses actes portent atteinte aux droits les plus sacrés des être humains ...’ ‘(...)’ ‘Compagnons, nous n'allons pas accepter cet acte.’ ‘Ensemble nous allons vaincre le despotisme et l'autoritarisme ! Ensemble nous allons montrer que les "petroleiros" méritent plus de respect !>> (in : Informatif SINDIPETRO, octobre 1982).’

La cause d'une telle indignation fut le non respect, par la direction de la RLAM, d'un accord signé entre la direction nationale de PETROBRAS et l'ensemble des syndicats des ouvriers du pétrole du pays. Selon cet accord, l'entreprise s'engageait à payer les salaires des responsables syndicaux qui, de par la loi, devaient se consacrer exclusivement au travail syndical (ce qui représentait trois responsables par syndicat). En plus de ces responsables, l'entreprise assurait aussi la mise en disponibilité syndicale et les salaires des délégués syndicaux. Dans le cas du SINDIPETRO-BA, ils étaient au nombre de deux.

Le conflit auquel la citation ci-dessus fait référence est né du refus du surintendant de Bahia de payer les salaires des trois responsables mis en disponibilité et de donner la possibilité aux deux délégués syndicaux d'assurer leurs mandats en les libérant de leur poste de travail.

L'attitude de la direction régionale de l'entreprise et la réaction du syndicat montrent à quel niveau était montée la tension entre eux.

Tout cela paraît confirmer les témoignages recueillis auprès de certains membres de cette direction : ils affirment que dès leur arrivée à la tête du syndicat ils ont essayé de changer les rapports de pouvoir entre le syndicat et l'entreprise ; ils auraient refusé, notamment, de publier des textes, dans le bulletin d'information syndical, moins revendicatifs et plus complaisants vis-à-vis des pratiques de gestion du surintendant de la RLAM. Malgré la menace de se voir refuser l'accès aux lieux de travail (ce qui, dans une unité industrielle située à 10 Km de la ville la plus proche et où les travailleurs, pour se rendre au travail, empruntaient les autobus mis à leur disposition par l'entreprise, rendait l'activité syndicale très difficile), ils auraient cessé de présenter leurs tracts aux responsables de la RLAM avant de les distribuer aux travailleurs.

En effet, parmi les bulletins d'informations préservés de l'action destructrice de la répression policière, lors de la grève de juillet 1983, la signature d'un responsable de l'entreprise autorisant la divulgation disparaît dès le deuxième bulletin publié par cette direction syndicale. Cela aurait déclenché une dégradation des rapports entre la direction du syndicat et la direction régionale de l'entreprise, entraînant notamment l'interdiction de distribution des bulletins syndicaux et, surtout, le refus d'accès à la raffinerie pour les trois responsables syndicaux libérés de leur poste de travail.

Comme nous l'avons vu, la tension entre le syndicat et la direction régionale de PETROBRAS atteint des sommets avec le refus de l'entreprise d'assurer le paiement des salaires des trois responsables syndicaux chargés des activités administratives du syndicat 385 . L'entreprise rompait ainsi avec une tradition de plus de deux décennies, sans compter que cette mesure allait à l'encontre de la convention collective signée par les représentants de PETROBRAS. Cela atteste d'une politique délibérée de l'entreprise visant à contrer les activités syndicales qui commençaient à devenir plus revendicatives.

Bien que ce problème ait été rapidement résolu, il confirmera l'existence de rapports difficiles entre la direction de la raffinerie Landulpho Alves et les nouveaux responsables du syndicat. Il démontrera aussi la volonté de l'entreprise d'éviter que l'activité syndicale des travailleurs de PETROBRAS ne suive le chemin ouvert par les syndicalistes de la région industrielle de São Paulo qui, comme on le sait, développaient un discours centré sur la lutte de classes.

Du point de vue de l'entreprise, cette crainte était tout à fait justifiée, car les nouveaux syndicalistes n'avaient jamais caché leur penchant pour les idées développées par le courant syndical qu'on a convenu d'appeler le "nouveau syndicalisme", tendance syndicale dont le président du Syndicat de la Métallurgie de São Bernardo, Lula, représentait la figure de proue. Ils étaient, en outre, très impliqués dans le processus de création d'une Centrale Syndicale dans le pays, qui aurait pour but de << répondre aux exigences posés aux travailleurs ...>>.

Dans un contexte où les syndicats avaient été empêchés de toute action revendicative "musclée" pendant près de 20 ans, la direction de l'entreprise avait du mal à accepter les formes de résistance que la nouvelle direction syndicale, à l'instar des secteurs les plus actifs du syndicalisme brésilien, commençait à mettre en oeuvre.

Cela d'autant plus que la nouvelle direction du SINDIPETRO-BA ne prétendait pas simplement participer au processus de réorganisation de la classe ouvrière dans le pays. Au niveau interne, elle affichait aussi la volonté de changer les modalités de gestion du travail dans la raffinerie, jugées trop autoritaires dans une période de retour à la démocratie.

Pour atteindre ces buts, les nouveaux responsables du syndicat ne voyaient qu'une seule alternative : le conflit, la mobilisation des travailleurs, en vue d'augmenter leur pouvoir de pression dans les rapports de force internes de l'entreprise.

‘<< Les directions syndicales, lors des réunions qui ont eu lieu avec les responsables de l'entreprise, n'ont rien pu faire sinon argumenter avec des mots. Mais cela, nous le savons déjà, ne sert à rien. La profession doit se mobiliser et lutter pour que ses choix et décisions soient respectés !>>. (in : SINDIPETRO-BA INFORMATIF, janvier 1983).’

Autrement dit, pour que l'entreprise prenne au sérieux les "choix et décisions" des travailleurs, ceux-ci devaient participer plus activement à la vie syndicale, seul moyen de rendre le syndicat suffisamment puissant pour affronter la direction de l'entreprise dans les luttes qui s'annonçaient. Faisant écho aux mots d'ordre des mouvements sociaux de l'époque, on prêchait ouvertement :

‘<< ... la mobilisation sur les lieux de travail, car c'est seulement ainsi que nous pourrons changer la situation actuelle>> (in : SINDIPETRO-BA INFORMATIF, janvier 1983).’

En ce sens, plusieurs mesures seront tentées, mais une importance particulière a été accordée aux activités culturelles et sportives, censées pouvoir rapprocher les militants syndicaux des travailleurs de la base, car :

‘<< ... les activités sportives et culturelles sont un moyen important de rapprochement et de communication entre les compagnons.>> (in : SINDIPETRO-BA INFORMATIF, septembre 1982). ’

Cette stratégie allait dans le sens du renforcement des solidarités entre les travailleurs par le biais d'activités extérieures à l'espace de travail. Autrement dit, on prétendait étendre l'expérience syndicale aux domaines de la vie sociale non nécessairement liés au travail.

Ainsi, parmi les premières mesures de la nouvelle direction syndicale, on peut citer le soutien à la création de groupes de théâtre, de photographie, d'un club de cinéma - lequel devait présenter des films engagés - et la création d'un club de sport. Ce dernier allait constituer un outil important dans la stratégie du syndicat, surtout avec le championnat de football en salle, lequel eut un énorme succès auprès des travailleurs de la RLAM. Selon certains témoins, lors de la finale de ce championnat, dont les équipes étaient constituées exclusivement de travailleurs de la raffinerie, il y avait plus de 1000 personnes.

On peut imaginer l'importance d'un tel événement pour la direction du syndicat, car même lors des négociations salariales avec l'entreprise il était très rare de réunir un tel nombre de travailleurs. Ces événements non-syndicaux, constituaient des occasions rêvées pour recruter de nouveaux militants, pour établir des liens de confiance entre la direction syndicale et les ouvriers ainsi que pour renforcer les liens amicaux entre les travailleurs et les responsables syndicaux.

Nous retrouvons ici ce que des chercheurs très divers ont déjà remarqué : les rapports que les travailleurs établissent sur leurs lieux de travail, se renforcent parfois à partir de liens établis en dehors de ce cadre.

Ainsi, et pour rester dans le cadre des études sur la classe ouvrière au Brésil, les études de Sader (1988), de Maronni (1983), etc. montrent qu'en 1978 et 1979 dans la région de São Paulo, lors des premières grèves importantes qui se déroulèrent dans le pays après 1968, les liens entretenus par les ouvriers dans les quartiers furent très importants pour leur permettre de manifester leur résistance à la répression du gouvernement lors des fermetures des syndicats.

En ce qui concerne les ouvriers du pétrole de Bahia, étant donné que la majorité des "petroleiros" habitait Salvador, une ville de plus d'un million et demi d'habitants à cette époque, les contacts dans les quartiers étaient limités. Ainsi, les initiatives d'ordre artistique et sportif du syndicat remplissaient un rôle non négligeable pour faciliter les contacts entre les militants syndicaux et la base.

Cependant, ces activités associatives étaient également importantes pour une autre raison : elles modifiaient la façon d'envisager le syndicat. La nouvelle direction syndicale ne mettait pas seulement l'accent sur les questions liées au travail : dans son discours, elle prétendait avant tout créer des liens plus stables entre les "petroleiros", liens indispensables pour l'affrontement envisagé avec l'entreprise et le gouvernement. Elle prétendait aussi engager les petroleiros dans la mouvance de contestation de la dictature militaire et des rapports de pouvoirs en vigueur dans le pays.

De plus, en dehors du caractère contestataire de leurs discours, leurs actions extra-syndicales témoignaient du désir de créer une communauté symbolique, basée sur la notion de conscience de classe.

D'où l'accent mis sur le caractère "éducatif" des activités culturelles et sportives ; l'éducation envisagée comme un moyen pour augmenter la conscience de classe de la profession des petroleiros. Tel est le sens de cette note dans le bulletin d'information daté du 1/12/82 :

‘<< Compagnons :’ ‘Nous sommes en train d'organiser le département culturel de notre syndicat. Étant donné que culture signifie avant tout participation et débat, il est fondamental que vous veniez y participer tout de suite. Votre participation est fondamentale, car nous prétendons discuter et développer l'activité culturelle comme une sorte de loisir compensateur à la bataille journalière d'un lourd travail ; mais elle est importante, surtout, parce que le loisir culturel nous éduque.>>’

Mais la nouveauté, dans le contexte de PETROBRAS, de la pratique syndicale de cette direction ne se limite pas à son action de regroupement des travailleurs en dehors du cadre de travail. Dans la façon d'envisager le travail syndical commencent à apparaître des changements. Si auparavant les décisions et la gestion du quotidien du syndicat étaient une affaire exclusive des cinq responsables dits exécutifs ( le président, son vice-président, le premier et le deuxième secrétaires, ainsi que le trésorier), après septembre 1982 commence à exister une volonté d'intégrer les autres membres de la direction dans les prises de décision. Selon certains responsables de cette période, cela allait jusqu'à admettre la participation des militants syndicaux dans les réunions de la direction avec même un droit de vote dans les prises de décision.

Cette "démocratisation" du processus de décisions syndicales était posée comme un moyen de responsabiliser les travailleurs. On argumentait que dans la mesure où les ouvriers pouvaient participer aux décisions les concernant, ils se sentaient plus responsables et plus engagés dans les actions proposées par le syndicat.

Car les mots d'ordre dominants, au sein d'une partie de la gauche brésilienne de cette époque - démocratisation des rapports sociaux, autonomie des mouvements sociaux, y compris du syndicalisme, etc. - constituaient des modèles pour les nouveaux responsables du SINDIPETRO-BA ; leur souci de développer la mobilisation et la participation des travailleurs en témoigne.

Si cet appel à la participation aux décisions syndicales était envisageable au niveau de la base, au niveau des membres de la direction, la non-participation aux activités syndicales était perçue comme une sorte de trahison. Ainsi, dans une lettre du début mai 1983, adressée à tous les membres de la direction du syndicat, les responsables exécutifs adressent une sévère critique à l'encontre d'un certain nombre de responsables absents régulièrement aux réunions de direction :

‘<< Compagnons :’ ‘Lors de notre dernière réunion mensuelle de direction, nous avons lamentablement constaté l'absence de près de 50 % des responsables ; au vu de cela, nous avons décidé de convoquer une autre réunion, ..., où nous allons 'évaluer', de façon approfondie, tout le travail que notre direction est en train de développer ; cela dans un dialogue franc et ouvert, avec ceux qui ont, sincèrement, un véritable intérêt à la lutte des travailleurs ( et nous avons la certitude que nous pouvons inclure ce cas de figure à toute notre direction).>>’

On perçoit ici la vision quasi-messianique du syndicalisme que les militants de gauche développaient. Le syndicalisme était un moyen de faire avancer la conscience de classe des travailleurs, une manière d'oeuvrer pour un changement radical de la société ; de cette façon, les syndicalistes étaient porteurs d'une "mission historique" très importante :

‘<< ... nous savons bien que dans l'entreprise d'une tâche si importante et complexe comme l'est celle de diriger la lutte des ouvriers du raffinage, beaucoup d'erreurs sont commises et le seront encore ; après tout, nous essayons de redresser un syndicat qui tentait uniquement de résoudre les problèmes par le haut , dans lequel la base ouvrière ne se sentait impliquée ni dans la lutte générale des travailleurs ni dans ses luttes spécifiques. ’ ‘Nous ne pouvons oublier non plus que chacun de nous s'est engagé vis-à-vis de ses collègues ; si certains parmi nous ont commis des erreurs dans la conduite du processus, la grande majorité de notre direction pèche par omission et par désintérêt. Cela ne peut pas continuer, car nous, tous, savons que nous représentons pour beaucoup l'espoir de transformation.’ ‘... nous pensons que le compagnon ne manquera pas notre prochaine réunion, ..., pour que nous puissions, ensemble, continuer, d'une manière plus complète, cette noble tâche qu'est la politisation et l'organisation des petroleiros.>>’

Cette citation témoigne non seulement de la culture du conflit des militants de gauche, mais aussi de la vision qu'ils avaient du travail syndical : la direction devait politiser les travailleurs, d'où les critiques à l'encontre de ceux qui ne se montraient pas à la hauteur d'une telle mission. Sur ce point on peut identifier une contradiction dans leur discours : en même temps qu'ils privilégiaient le besoin d'un retour aux problèmes concrets des gens, à l'autonomie des ouvriers, etc. ils se posaient comme porteurs d'une conscience de classe des travailleurs. Cependant, de leur point de vue, cette contradiction n'était qu'apparente, car le retour aux problèmes concrets était une manière d'éveiller l'attention des gens sur les "contradictions fondamentales" de la société.

Mais les citations ci-dessus révèlent aussi une certaine faiblesse des militants de gauche, car ils n'étaient pas capables de former une direction syndicale de 20 responsables composée seulement de militants de gauche. En réalité, la gauche, chez les ouvriers du raffinage ne dépassait pas une petite dizaine de personnes. Si ce groupe possédait une grande légitimité (après tout ils avaient été élus avec 90 % des voix), ils étaient incapables d'engager un grand nombre de travailleurs, de façon plus active tout au moins, dans leurs projets politiques et syndicaux.

Ils le reconnaissaient dans leurs propres bulletins d'information ; comme par exemple, dans celui où la direction fait le constat du peu d'écho, auprès des travailleurs, de l'annonce par le gouvernement de changements dans la politique salariale du pays :

‘<< ... nous, les petroleiros, continuons immobiles et sans comprendre les graves conséquences qui, dans les prochains jours, toucheront tous les ouvriers. Nous faisons ce constat, malheureusement. Nous n'arrivons même pas à nous mobiliser pour résoudre certains problèmes spécifiques à notre profession : la "non-libération" des délégués syndicaux, ...>> (In : SINDIPETRO-BA INFORMATIF, du début 1983).’

Dans leur recherche des motifs de cette inertie, ils semblent convaincus que cet état de choses est le fait d'un manque de conscience des ouvriers de PETROBRAS. Dans le même bulletin d'information cité ci-dessus, ils essaient de comprendre ce qui se passe dans les termes suivants :

‘<< Lors de notre dernière assemblée, ..., pour débattre de certains problèmes spécifiques à la profession, n'étaient présents que 50 compagnons. Davantage que faire le simple constat que la profession n'est pas mobilisée, nous devons chercher à en comprendre les raisons : la peur ? Le manque de conscience d'une réalité difficile ? Des erreurs de la direction syndicale ? Peut-être... Et, qui sait, beaucoup plus.’ ‘Nous savons qu'il est très ennuyeux de participer à des assemblées après une longue journée de travail. Surtout, pour participer à des assemblées qui, apparemment, n'amèneront pas de résultats et d'améliorations immédiats. Cependant, tant que nos assemblées seront vides, nous n'aurons de résultats ni à court, ni à moyen, ni à long terme. Nous allons obtenir, seulement, des résultats catastrophiques si nous, les ouvriers, ne nous battons pas ensemble pour contrer les actes arbitraires mis en pratique par la direction de PETROBRAS>>.(in : SINDIPETRO-BA INFORMATIF, 1983).’

On observe ici, beaucoup plus qu'une stratégie de mobilisation de la profession, la difficulté pour les militants syndicaux de la gauche, qui consacraient à leurs idéaux une bonne partie de leur temps, de leur vie même, de comprendre pourquoi les travailleurs n'étaient pas prêts à agir comme eux face à des problèmes qui leur semblaient d'une "gravité extrême".

De ce fait, et malgré leurs discours et leur volonté affichée de construire de nouvelles pratiques syndicales, ils restaient encore proches des schémas d'organisation de l'avant-garde léniniste ; d'ailleurs, comme pour les révolutionnaires léninistes, ils se considéraient porteurs d'une mission historique : faire avancer la lutte et la conscience de classe des petroleiros, lesquels ne pouvaient l'atteindre par eux-mêmes.

Cependant, sur un point, ils différaient de la gauche du passé, du moins de la gauche brésilienne : ils n'avaient pas honte de reconnaître publiquement leur incapacité à mobiliser la base.

‘<< ... nous, les petroleiros, nous continuons sans mobilisation et sans comprendre les graves conséquences pour tous les travailleurs de la politique économique du gouvernement. Malheureusement nous faisons ce constat. Nous ne nous mobilisons même pas pour traiter des problèmes spécifiques de la profession ....>> (SINDIPETRO-BA INFORMATIF, 1983).’

Dans leur volonté d'établir un rapport plus démocratique avec les travailleurs, ils allaient jusqu'à remettre en question leur propre pratique. En vérité, la grande nouveauté de la gauche apparue à la fin des années 70 au Brésil, fut sa capacité à remettre en cause certaines de ses valeurs ; cela en vue d'établir un "vrai" dialogue avec les masses, avec le peuple.

On reconnaîtra ici l'influence et les contradictions de certains auteurs marxistes tels que Rosa Luxembourg par exemple, ainsi que l'influence de la Théologie de la Libération (pas, évidemment dans les aspects théologiques, mais dans la manière d'envisager les rapports avec le peuple, dans la volonté d'établir un "vrai" contact avec le peuple, etc.). Ces conceptions du monde marquèrent les discours qui se développaient au sein de la gauche brésilienne à cette époque, comme l'étude de Sader (1987) le montre.

Ces influences attestent des liens que certains membres de la direction des travailleurs du raffinage du pétrole de Bahia avaient, ou avaient eus, soit avec l'Église, soit avec le mouvement étudiant, soit avec les forces de gauche regroupées autour du Parti des Travailleurs (PT).

Ainsi, nous pouvons affirmer que les militants de gauche, chez les ouvriers du pétrole, à cette époque, se trouvaient tiraillés entre deux façons d'interpréter les rapports entre syndicalistes et base ouvrière : d'un côté, ils étaient issus d'une tradition de valorisation de la base, de démocratie directe, où "la base a toujours raison", etc. ; de l'autre, ils partageaient avec l'ensemble de la gauche brésilienne une vision avant-gardiste de l'organisation ouvrière, où la direction donnait le sens et l'orientation à la base.

Ces deux tendances, témoignent de "la diversité" des forces de gauche qui participaient à cette époque au processus de construction de la CUT et du PT, diversité également visible chez les ouvriers du pétrole.

La diversité de ce groupe de militants peut être perçue dès lors qu'on s’intéresse au parcours de quelques-uns d'entre eux. Ainsi, parmi les militants les plus engagés, on retrouve trois trajectoires typiques :

  1. ceux qui sont allés vers le syndicalisme poussés par leur appartenance à des partis de gauche clandestins, lesquels essayaient ainsi d'augmenter leur pouvoir dans la société ;
  2. ceux qui avant l'expérience syndicale avaient eu une certaine expérience politique dans le mouvement étudiant, ou dans des mouvements sociaux proches de l'Église ;
  3. ceux qui commencent à participer au syndicalisme à partir de la fin des années 70, influencés par les grèves qui eurent lieu, à cette époque, chez les travailleurs de la métallurgie de São Paulo et par le début des négociations collectives à PETROBRASLe début des négociations collectives entre l'entreprise et les syndicats date de 1978 ; avant cette date, l'entreprise refusait de recevoir les leaders syndicaux pour négocier ; ce qu'elle faisait sous l'allégation que l'entreprise était contrainte de suivre la politique économique du gouvernement et que toute revendication syndicale, au delà de ces limites, devait être adressée à la justice du travail, instance légale chargée d'évaluer ces revendications..

Ces trajectoires ont été établies à partir des entretiens avec les militants syndicaux de cette période. De ce fait, elles ne constituent pas des modèles statistiquement représentatifs, mais illustrent plutôt la façon dont les militants se représentaient leurs parcours, en justifiant leurs options de participer à la vie syndicale et politique. Ces parcours typiques sont donc autant des parcours qui nous éclairent sur les parcours des militants de gauche, qu'une des façons pour ces militants de se construire, a posteriori, un parcours légitimant leurs actions.

Notes
381.

Ce groupe arrive au pouvoir avec une légitimité forte d'un succès électoral indiscutable : ils a obtenu plus de 90 % des voix lors des élections syndicales réalisées en août 1982.

382.

Hommage à un ancien ministre du travail du régime militaire.

383.

Il s'agit d'un tabloïd d'une seule feuille, publié par la direction du SINDIPETRO-BA.

384.

Sigle de la Raffinerie de Mataripe

385.

Bien que la direction ait été composée de 20 personnes, trois seulement étaient, de par la loi syndicale, censées se consacrer intégralement à l'activité syndicale, les autres poursuivant leurs activités professionnelles ; ces responsables "non libérés" remplissaient, en effet, le rôle de délégués d'entreprise, tandis que les "responsables libérés" étaient responsables de la gestion administrative du syndicat. L'entreprise n'était pas obligée de payer les salaires des responsables libérés, mais elle le faisait depuis les années 60, l'ayant inscrit dans les conventions collectives depuis 1973.