14.7.3. De l'influence des conjonctures

Concernant la situation sociale dont il est question ici, nous pouvons parler de deux types d'influence d'éléments conjoncturels. Deux façons qui montrent et qui expliquent les changements de mentalité des ouvriers du pétrole de Bahia.

L'une de ces influences est la rencontre, dans différents contextes sociaux, entre les militants de partis politiques ou de mouvements sociaux et les personnes voulant participer plus activement à la vie politique et syndicale. Les trois histoires de vies citées plus haut témoignent de ces faits. Ainsi, l'ouverture politique et le regain d'importance des mouvements sociaux favorisent les contacts et les échanges entre les personnes et entre les groupes politiques, rendant possibles les alliances et les constructions d'identités basées sur une même vision de l'avenir.

Une autre influence de la conjoncture socio-politique sur la réalité perçue par les travailleurs de PETROBRAS est qu'elle leur a fourni de nouveaux modèles d'action. A partir des transformations qui avaient lieu dans la société brésilienne, les travailleurs de PETROBRAS découvraient d'autres possibilités d'action. Ils découvraient aussi que les discours syndicaux de la gauche étaient réalisables, car cela se faisait déjà ailleurs.

Autrement dit, c'est par l'exemple de certaines pratiques que la conjoncture socio-politique d'un pays influence certains contextes ; ce sont les conjonctures sociale et politique qui rendent visibles des exemples, ou des modèles d'action. Ainsi, les mouvements de grève dans la région de São Paulo, vers la fin des années 70, témoignèrent qu'il était possible à nouveau de lancer des grèves dans le pays ; malgré la dictature et la répression, toujours possible, ces grèves furent des arguments importants dans les discours des militants de gauche.

D'ailleurs, la stratégie de la gauche consistait à établir la liaison entre ce que les travailleurs vivaient au niveau local et ce qui était vécu au niveau national. Autrement dit, elle donnait, dans son discours, de la résonance cognitive à ses idées syndicales ; cela, en rendant visibles les liens entre l'expérience des travailleurs sur le plan interne de l'entreprise et les transformations de la société brésilienne.

Dans leurs discours, si le pays commençait à se démocratiser, grâce aux luttes menées par les travailleurs, il était nécessaire que les ouvriers du pétrole apportent leur contribution, en s'engageant dans ce processus. C'est ainsi que le bulletin syndical de fin d'année pose cette question en 1982 :

‘<< L'année 1982 fut marquée par de grandes difficultés pour la classe ouvrière, laquelle a essayé de se battre avec les armes disponibles du moment.(...)’ ‘Nous avons eu la montée de l'inflation, la croissance du chômage, de la misère, de la faim ; nous avons eu aussi la dégradation du système d'éducation et du système de santé dans le pays. Tout cela par la faute d'un gouvernement insensible à la souffrance du peuple ; un gouvernement contrôlé par l'impérialisme, ayant comme seul objectif celui de bien administrer les affaires du grand patronat national (...)’ ‘Lors des élections du 15 novembre dernier nous avons vécu un climat nouveau, marqué par la redécouverte du vote. Cette pratique politique ne résoudra pas, seule, les grands problèmes de fond de la masse des travailleurs, mais elle pourra entraîner la maturité politique de tout le peuple brésilien, dans un processus où la Nation ne peut que gagner.’ ‘Les perspectives pour 1983 sont celles d'une année encore plus difficile, exigeant que les travailleurs démontrent toute leur capacité de lutte.’ ‘Les menaces de licenciement, de contrôle salarial, deviennent plus que de simples menaces avec l'acceptation par le pays des règles du FMI, un véritable alignement politique sur l'impérialisme.’ ‘Mais, en même temps, 1983 est aussi l'année de la fondation de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) qui devra se concrétiser lors du II CONCLAT (le Congrès National de la Classe des Travailleurs). Nous avons la certitude que ce sera le plus important outil de lutte dont nous allons disposer dorénavant.’ ‘Alors, il est important que chacun de nous réfléchisse et participe à ce processus... Pour que nous puissions construire les conditions d'une année 1983 heureuse pour tous les travailleurs et leurs familles ... >> ( in : SINDIPETRO-BA INFORMATIF, décembre 1982).’

L'important succès de la gauche en 1982 et, plus encore avant la grève de 1983, fut d'avoir su propager cette conception des choses parmi les travailleurs de PETROBRAS, à tel point qu'il n'y avait pas d'opposition majeure à ce discours, du moins publique.

Non seulement au niveau de la politique nationale il fallait lutter pour des changements, mais au niveau de l'entreprise la mobilisation de la profession était indispensable pour réussir à changer les choses. Car il fallait que PETROBRAS suive les voies libéralisantes qui s'ouvraient dans le pays.

Ainsi, lors du changement de P.D.G. de la raffinerie, en novembre 1982, le syndicat fait publier un bulletin donnant des informations sur les contacts qui eurent lieu entre la direction du syndicat et le nouveau P.D.G., laissant penser que la censure pourrait s'arrêter :

‘<< Mardi dernier, (...) la direction de notre syndicat s'est réunie avec le nouveau surintendant de la RLAM..’ ‘Nous avons évoqué l'absurdité de la censure préalable de nos bulletins et de l'interdiction faite à nos responsables syndicaux d'accéder à la RLAM, mesures adoptées par Mr. N., l'ancien Surintendant de l'entreprise. Nous avons expliqué au nouveau Surintendant que la censure préalable à la presse syndicale va à l'encontre de la liberté de la presse aujourd'hui en vigueur dans le pays ...>> (in : SINDIPETRO-BA INFORMATIF, novembre 1982). ’

L'important dans cette citation est l'utilisation de l'argument de la démocratisation du pays qui se dessinait, pour demander une libéralisation des rapports entre la direction de l'entreprise et le syndicat. Cela illustre bien la manière dont une conjoncture sociale intervient dans des situations sociales concrètes : en offrant des exemples de nouveaux modèles de pratique, en donnant une visibilité à certains discours.

Les syndicalistes qui sont arrivés au pouvoir à cette période étaient des militants d'organisations de gauche ou de mouvements sociaux. Ils faisaient partie de la mouvance de renouvellement du syndicalisme et de la vie politique brésilienne qui naît vers la fin des années 70. Cependant, pour convaincre les autres travailleurs que leurs discours avaient du sens, il leur fallait montrer que ce discours avait une certaine cohérence vis-à-vis de la réalité sociale du pays. L'utilisation d'exemples liés à la conjoncture nationale, à la libéralisation politique et au renouveau d'une vie démocratique, remplissait ce rôle.