14.7.4. De la culture de lutte à la lutte : la grève de 1983

Dans ce contexte, les responsables de l'entreprise ne se trompaient pas sur les objectifs des syndicalistes qui prirent le contrôle du SINDIPETRO-BA en août 1982 : leur "culture du conflit", nourrie de la théorie marxiste de la lutte de classes, allait les pousser à mettre en question les formes de gestion du travail, sur le plan interne de l'entreprise, et à participer à des protestations contre le statu quo politique et économique au niveau de la société. Ce qui explique les difficultés auxquelles les responsables syndicaux furent confrontés à la RLAM et dans d'autres raffineries du pays 389 : interdiction d'accès aux sites de l'entreprise pour les responsables "libérés" ; interdiction de distribution des bulletins d'information des syndicats, dès lors qu'ils n'étaient pas lus préalablement par les responsables régionaux, etc.

Mais c'est seulement avec la grève de juillet 1983 que les militants syndicaux de gauche allaient pouvoir passer de la parole aux actes.

Officiellement, les raisons de cette grève sont liées à la mise en place, par le gouvernement, de lois contrôlant les salaires des employés et réduisant les avantages extra-salariaux pour les nouveaux embauchés des entreprises nationales. Mais les leaders syndicaux prétendaient aussi utiliser cette grève comme déclencheur d'une grève générale à travers le pays. Cette grève doit donc être étudiée dans l'interconnexion entre deux enjeux : un enjeu interne - celui qui mobilisait les travailleurs - et un enjeu externe - les discours que les leaders syndicaux prétendaient diffuser dans la société.

Le coup d'envoi de ce mouvement fut l'adoption par le gouvernement d'une politique économique de contrôle des salaires et de réduction des dépenses publiques. Avec la crise de la dette extérieure, déclenchée par la faillite mexicaine de 1982, l'équilibre de la balance des paiements du Brésil devient très difficile à contrôler. Pour éviter de se voir refuser de nouveaux crédits étrangers, le gouvernement passe des accords avec le Fonds Monétaire International (FMI), par lesquels le pays s'engage à contrôler ses dépenses publiques et à adopter une politique économique libérale en échange de nouveaux crédits.

Ainsi, dès février 1983, le gouvernement adopte une loi limitant les augmentations salariales qui doivent demeurer en-dessous des taux d'inflation. Cela provoquera une forte opposition de la part des syndicalistes brésiliens, qui essayeront de dépasser leurs divergences pour adopter des formes de luttes unifiées. Chez les syndicalistes revendiquant l'héritage des grèves de la fin des années 70 dans la région de São Paulo, reconnus comme porteurs du nouveau syndicalisme, cette unification des luttes passait nécessairement par la création d'une centrale syndicale unifiée ( interdite par la législation du travail en vigueur) et par l'organisation d'une grève générale. Cet avis n'était pas partagé par tous les courants syndicaux du pays, surtout par ceux qui voyaient dans l'émergence du nouveau syndicalisme une menace.

Quoiqu'il en soit, de nouveaux décrets gouvernementaux touchant plus directement les travailleurs des entreprises nationales, vont pousser ceux-ci à multiplier les contacts entre syndicalistes de plusieurs groupes professionnels, soit lors de congrès de travailleurs, soit lors de réunions de dirigeants syndicaux, afin d'étudier des formes de protestations contre ces mesures.

Dans ces décrets de juin 1983, le gouvernement détermine la réduction des coûts et des investissements des entreprises nationales ; ainsi, tout nouvel investissement devait être préalablement autorisé par le gouvernement. De même, les salaires des employés étaient gelés, seuls étaient autorisés les réajustements dans des limites établies par le gouvernement et au-dessous des taux d'inflation. Dans ces décrets, le gouvernement réduisait les salaires et supprimait plusieurs avantages sociaux pour les travailleurs embauchés à partir de cette date.

L'ensemble de ces mesures sera interprété par les syndicalistes de PETROBRAS comme un moyen utilisé par le gouvernement pour réduire les coûts salariaux de l'entreprise par le biais du remplacement des travailleurs déjà embauchés par de nouveaux employés ayant des salaires plus bas et moins d'avantages sociaux. A la longue, la stratégie du gouvernement serait, selon les discours des syndicalistes, de privatiser PETROBRAS et les grandes entreprises nationales du pays afin de payer une partie de la dette extérieure.

Ainsi, avant même la publication des décrets cités (connus sous l'appellation de "décrets des entreprises nationales"), le SINDIPETRO-BA publiait la note suivante dans son journal d'information :

‘<< Il est clair, par les articles publiés dans les journaux, que le gouvernement a déjà préparé plusieurs décrets et que d'autres vont suivre. Le plus important de tous, le "décret du chômage" est né, avec pour cible nous autres, les travailleurs. La réduction des dépenses des entreprises nationales, ..., signifie la réduction du nombre d'employés de ces entreprises. Une réduction qui commence déjà à être préparée par PETROBRAS, avec la réduction des salaires des nouveaux employés. Cela ne touche pas seulement les nouveaux embauchés mais, aussi, les compagnons plus anciens. La stratégie de l'entreprise est claire : un ouvrier est embauché maintenant avec un salaire inférieur à celui d'un ouvrier qui réalise le même travail, mais a plus d'ancienneté. En fin de comptes, qui a plus de chances d'être licencié ?>> (in SINDIPETRO-BA INFORMATIF, 1983).’

En même temps, les contacts pour organiser une grève de l'ensemble des travailleurs des entreprises nationales deviennent plus fréquents. Dès mars 1983 a lieu le Ier Congrès National des Travailleurs du Pétrole et de la Pétrochimie où sont discutées les revendications des travailleurs du secteur.

Le mois suivant, a lieu la IVème Rencontre Nationale des Travailleurs des Entreprises Nationales afin de discuter les projets gouvernementaux de contrôle des salaires et la politique de privatisation que certaines tendances du gouvernement prétendaient mettre en place, selon les journaux. Durant cette rencontre, l'idée d'une grève des travailleurs du secteur nationalisé commence à prendre corps.

Mais c'est seulement lors d'une rencontre entre leaders syndicaux du pétrole et de la pétrochimie, réalisée le 29 juin 1983, qu'une date est fixée, entre les différentes tendances syndicales, pour réaliser une grève de protestation : le 17 juillet. Cela, sous condition que le décret gouvernemental ne soit pas publié avant : dans ce cas tous les syndicats du pétrole et de la pétrochimie devraient décréter une grève illimitée.

Un jour après la tenue de cette rencontre, le gouvernement publie les décrets des "entreprises nationales". Suite à quoi, les dirigeants syndicaux du pétrole s'accordent pour avancer leur mouvement au 7 juillet. Dans la raffinerie de Paulinia, dans l'État de São Paulo, pour des raisons locales, la grève commence le 6 juillet, un jour avant la date prévue pour la grève de PETROBRAS dans l'ensemble du pays.

La réaction du gouvernement ne se fait pas attendre. Avec l'arrêt, le 5 juillet, des travailleurs postés de la raffinerie de Paulinia, est décrétée l'intervention du Ministère du Travail dans le syndicat représentant les travailleurs de cette unité industrielle. En outre, 27 travailleurs (toute la direction syndicale, plus des militants) sont licenciés le 6 juillet. En réponse, les syndicalistes de Paulinia décident de radicaliser le mouvement, en arrêtant complètement la production de la raffinerie.

A Bahia, les travailleurs de plusieurs entreprises nationales organisent, le 6 juillet, une assemblée conjointe pour évaluer la situation nationale. Lors de cette assemblée, seul le syndicat des travailleurs de la raffinerie de Mataripe affirme avoir une mobilisation suffisante pour entrer immédiatement en grève. Au vu de cela, tandis que les travailleurs de la raffinerie décident d'arrêter leurs activités dès le lendemain, les autres travailleurs, y compris ceux de PETROBRAS liés à la production de pétrole, s'engagent à augmenter leurs efforts pour mobiliser leurs bases afin de pouvoir participer, le plus vite possible, à la grève.

Les procédures pour l'arrêt de la raffinerie se mettent en place dès le soir du 6 juillet. La direction régionale de l'entreprise, prévoyant l'adhésion du SINDIPETRO-BA à la grève, prend la décision de retenir deux groupes de travailleurs de chaque opération par postes, afin d'assurer le fonctionnement de la raffinerie en cas de grève. En réponse à cette décision, les autres travailleurs décident de rester dans la raffinerie, pour éviter que l'entreprise n'exerce des pressions sur les opérateurs. Dans la pratique, cela signifiait que le contrôle de la raffinerie était entre les mains des leaders syndicaux. Ainsi, dès le matin du 7 juillet la production de la RLAM commence à s'arrêter, d'autant plus que la direction centrale de l'entreprise avait décidé, selon certains ingénieurs, par mesure de sécurité, de ne pas maintenir les unités industrielles en activité.

A Bahia, également, la répression gouvernementale ne se fera pas attendre. L'intervention du Ministère du travail dans le SINDIPETRO-BA est signée dès le 7 juillet, en même temps que l'entreprise publie les premières listes de licenciés. De plus, l'entreprise déploie 1.000 policiers pour occuper les installations de la raffinerie, obligeant les travailleurs qui s'y trouvaient à partir. La police sera aussi mobilisée pour décourager l'action des militants syndicaux. Afin d'éviter les piquets de grève, deux policiers se trouvaient dans tous les cars assurant le transport des travailleurs, entre la raffinerie et Salvador.

De leur côté, les syndicalistes résistaient de leur mieux. Dans l'attente de l'entrée en grève d'autres unités de PETROBRAS, ils réalisaient des assemblées tous les jours à Salvador, essayant ainsi d'établir des 'canaux' d'information avec la base et de briser l'action démobilisatrice de la presse et des lettres envoyées par l'entreprise aux salariés.

Cependant, face à l'isolement du mouvement - seuls les travailleurs de la métallurgie de l'ABC de São Paulo ont organisé une grève en solidarité aux petroleiros - et face à la menace de l'entreprise d'accroître encore le nombre de licenciements (ils étaient déjà 198 - sur un effectif de 2.300 employés - à la raffinerie de Bahia), les syndicalistes décident d'arrêter la grève le 11 juillet.

D'autant plus que les travailleurs de la raffinerie de Paulinia et les "métallos" de l'ABC décident la même chose et que les syndicalistes rencontrèrent de difficultés, à Bahia, pour empêcher que les travailleurs n'aillent travailler. Témoin de ces difficultés, l'assemblée qui décide la fin de la grève ne comptait que 300 travailleurs.

La grève terminée, la reprise du travail fut vécue comme très humiliante par les travailleurs. Selon certains témoignages, les travailleurs furent obligés de passer entre deux files de soldats de la police militaire et de donner leur nom au chef du service du personnel, qui se trouvait en bout des files pour vérifier la liste des licenciés. Cette liste établie dans le but d'affaiblir la direction et les militants syndicaux, ainsi que les travailleurs "stables" explique le fait que certaines personnes, en vacances lors de la grève, furent également licenciées.

Ainsi, avec le syndicat sous le contrôle du Ministère du Travail et avec le licenciement de toute leur direction et des principaux militants, les syndicalistes n'avaient pas beaucoup de moyens pour établir des contacts avec la base. D'autant plus que si le représentant du gouvernement, désigné par le Ministère du Travail pour diriger le syndicat jusqu'à l'organisation des prochaines élections, acceptait de faire appel à la base pour organiser des dons afin d'assurer la maintien des licenciés, il n'était pas prêt à légitimer la grève et la position de la gauche.

Au niveau du mouvement syndical national des ouvriers du pétrole, cette grève allait donner d'importantes leçons aux syndicalistes. Il devint très clair que seuls les mouvements pouvant compter sur la participation de la majorité des travailleurs de PETROBRAS dans le pays pouvaient empêcher une action répressive du gouvernement. Ainsi, tout au long des années 80, les tendances syndicales présentes chez les travailleurs du pétrole vont essayer de construire des organisations de coordination nationale.

Notes
389.

L'entreprise avait également refusé de payer les salaires des responsables syndicaux des raffineries de Paulínia (dans l'État de São Paulo) et de celle du Ceará.