14.8. Le retour dans le temps

C'est dans ce contexte que le discours mettant en cause la politisation de la grève par l'ancienne direction syndicale commence à gagner du terrain au sein des travailleurs de la raffinerie de Bahia. Dans ces discours, le fait que la grève de juillet 83 ait été seulement réalisée par trois directions syndicales liées au Parti des Travailleurs (les syndicats des petroleiros de Paulinia et Mataripe et le syndicat des Métallurgistes de São Bernardo, à São Paulo), démontrait que cette grève était un moyen d'affirmation politique de cette tendance syndicale.

D'ailleurs, selon certaines notes parues dans la presse nationale, les syndicats non alignés avec le PT n'avaient pas voulu participer à ce mouvement parce que, selon leurs analyses, les tendances liées au PT voulaient avoir le privilège du déclenchement d'une grève générale dans le pays.

Autrement dit, dans l'évaluation du mouvement de juillet 83 par les travailleurs de Mataripe, l'idée selon laquelle cette grève ne fut rien d'autre qu'un moyen pour les principales tendances du syndicalisme brésilien de tester leur réel pouvoir sur l'échiquier syndical du pays est devenue prépondérante. Dans cette optique, les travailleurs de Mataripe, y compris la grande majorité de ceux qui perdirent leur emploi, avaient été manipulés par le PT, lequel voulait prouver, par la grève, sa suprématie dans le mouvement syndical brésilien. Cela était tellement vrai, d'après cette interprétation, que la première grève générale, après 1964, fut réalisée le 21 juillet, seulement 10 jours après la fin de la grève des travailleurs du pétrole. De même, la Centrale Unique des Travailleurs (CUT), regroupant seulement les syndicalistes proches du PT fut créée en août 1983.

Ainsi, dans ces discours, l'échec politique et syndical que représenta la grève de 1983, n'eut qu'un seul bénéficiaire : le PT et son aile syndicale. Les grands perdants étaient les travailleurs du pétrole.

Après la fin de la grève, le syndicat resta sous le contrôle du Ministère du Travail jusqu'en juin 1984, date des élections pour le choix d'une nouvelle direction syndicale, élections dont on connaît l'issue.

Cette interprétation des événements de juillet 83, dominante dans la presse et chez les travailleurs du pétrole de Bahia, allait constituer la plus importante faiblesse politique de la gauche syndicale chez les petroleiros. Pendant longtemps, il ne suffira pas de crier à la trahison des leaders syndicaux "pelegos" 390 , ni à l'importance politique du mouvement 391 ; car une bonne partie des travailleurs la jugeait trop radicale, trop proche des intérêts politiques du PT. Le résultat des élections de 1984 - où la liste de la gauche n'eut que 30 % des voix, contre 70 % données à l'autre liste - en est un bon indice.

Cependant, il serait erroné de vouloir expliquer l'issue des élections syndicales de 1984 chez les petroleiros de Bahia par la seule déception de ces travailleurs vis-à-vis des méthodes politiques et syndicales de la gauche. Non que cette déception n'ait pas joué un rôle important : les travailleurs ne pouvaient pas rester indifférents devant le licenciement de 10 % du personnel de la raffinerie. Mais, comme le montre l'exemple de la raffinerie de Paulinia, où la gauche - ayant affronté les mêmes problèmes que ceux des travailleurs du pétrole de Bahia - sortit de la grève avec une légitimité renforcée, le sens donné à une déception ne va pas de soi.

La grande différence entre Mataripe et Paulinia, est que dans la première Raffinerie cette déception était incarnée par des personnes qui avaient été des leaders syndicaux dans les années 60 à Bahia ; cela, avant 1964, période où le pouvoir syndical des petroleiros bahianais était très important. Dès lors, la déception des travailleurs du pétrole de Bahia s'est construite sur la comparaison entre un passé glorieux et un présent fait d'humiliations pour les petroleiros.

De ceci, même les militants de gauche s'en rendirent compte :

‘<< ... à un certain moment, le gouvernement arrête l'intervention et organise des élections. Dans cette élection, le personnel qui avait été licencié constitue une liste ; c'est-à-dire, l'ancienne direction, plus quelques licenciés et d'autres travailleurs non licenciés. (...) L'autre liste fut organisée par un ancien leader syndical du SINDIPETRO, de l'époque de 1964 ; lequel, après avoir été écarté de l'entreprise pendant longtemps, y revint en 1982. Pendant que nous étions à la tête du syndicat, il n'avait pas de place dans les activités syndicales de la raffinerie. Mais, ce que nous avons senti c'est que cet ancien leader syndical essaya de se relégitimer en dénigrant la nouvelle direction. Surtout, en affirmant qu'il était une personne responsable, en raison du travail et de l'histoire qui avaient été les siens avant 1964 ; en affirmant aussi que nous étions des "aventuriers", que nous étions entrés dans le syndicat pour faire la grève pour la grève, et en cataloguant la grève comme étant une grève du PT. (...) Ce discours, de cet ancien leader syndical, a eu un grand retentissement chez les travailleurs.’ ‘(...)’ ‘... dans le cas de Paulinia, il n'y avait pas d'autres références syndicales, alors tout le monde s'est rangé sous la bannière de la direction syndicale, la seule référence de la base. Dans notre cas, il y avait le leader charismatique qui est Mário Lima ; il avait une histoire, car il avait été dépossédé de ses droits politiques, licencié, pourchassé, torturé, etc. ; la base le respectait, surtout les anciens travailleurs de la raffinerie ...>> (entretien d'un militant).’

Malgré le fait que ce discours ne peut pas être compris en dehors du cadre d'auto-justification d'un échec électoral par un militant de gauche, il nous semble qu'il touche à l'essence même du problème. Les discours et les évaluations de "Mário Lima" devenaient crédibles parce qu'il "avait une histoire", parce qu'il était un leader légitimé par le passé, par "son" passé. Ceci surtout vis-à-vis des travailleurs les plus anciens et des retraités 392 , car c'étaient eux qui <<avaient vécu l'époque de Mário Lima>>.

Autrement dit, c'est par la réactualisation d'une certaine mémoire collective que l'ancien leader syndical réussit son pari de redevenir une référence politique et syndicale chez les travailleurs du pétrole de Bahia.

Mais la réactivation de cette mémoire et de ce passé chargé de représentations sociales positives ne devient possible qu'à partir du moment où les nouvelles pratiques syndicales et politiques de la gauche (aussi bien à PETROBRAS que dans l'ensemble de la société brésilienne) montrent leurs limites et leurs risques. C'est à partir du moment où les petroleiros commencent à douter de leur présent et des projets d'avenir proposés par la gauche que des pratiques passées se constituent en modèles d'action pertinents.

Notes
390.

L'un des dirigeants du SINDIPETRO-BA en 1983, dira : << ... ce que nous avons compris, c'est que les syndicats qui s'étaient engagés à participer au mouvement ne l'ont pas fait ; par exemple, le SINDIPETRO de Minas Gerais et celui de la raffinerie de Cubatão, dans l'État de São Paulo ; ainsi que celui du Rio Grande do Sul et d'autres encore. Là-bas, dans ces syndicats, les assemblées des travailleurs ont décidé la grève et les directions syndicales ne l'ont pas faite.>>.

391.

Jugée par eux comme étant nécessaire pour empêcher la mise en application par le gouvernement d'une politique de licenciements massifs à PETROBRAS et, à long terme, de privatisation de l'entreprise.

392.

Lesquels avaient droit de vote dans les élections du syndicat et, en 1984, représentaient 23 % du collège électoral du SINDIPETRO.