15.5. Le coup D'État ou « l'héroïcisation » des victimes

Le coup d'État de 1964 eut d'autres conséquences que le contrôle et la répression de la vie politique du pays. La dictature militaire, avec des mesures répression aux opposants, eut pour conséquence une tendance à "l'héroicisation" des politiciens populistes, comme victimes de la dictature. Malgré les critiques que les plus importantes tendances de la gauche adressaient aux méthodes populistes (car, selon eux, les populistes en empêchant une organisation autonome des travailleurs et des groupes populaires, n'ont pas permis d'éviter le déclenchement et le succès du coup d'État militaire), le prestige personnel des principaux leaders populistes est demeuré intact jusqu'aux années 80. De surcroît, la répression dont ils furent victimes a eu pour effet de les "héroïciser".

Ainsi, dans le Brésil des années 80, faire référence aux souffrances et à la répression soufferte, durant la dictature, a constitué une méthode presque infaillible pour gagner la sympathie populaire. Même les opposants aux idées des politiciens populistes, mais qui pour autant, défendaient les idéaux démocratiques, ne pouvaient s'opposer aux idées dominantes sur la "grandeur" humaine et sur le "courage" de ces politiciens. En ce sens, le coup d'État de 1964 eut pour conséquence de transformer ses victimes en héros !

C'est une interprétation possible des parcours politiques, dans les années 80, de politiciens, issus de la période populiste, et aussi dissemblables entre eux, que Leonel Brizola 411 , Jânio Quadros 412 , Miguel Arraes 413 , etc.. Malgré les divergences de style et d'idéologie politiques, ces politiciens avaient quelque chose en commun, au début des années 80 : ils avait tous fait partie des premières victimes politiques du régime militaire (ils furent exilés et perdirent leurs droits politiques) et il leur faudra attendre l'ouverture démocratique pour reprendre leurs carrières politiques. Ce qui peut expliquer le fait qu'ils ont tous joué des rôles politiques importants dans les années 80.

Ce point peut nous aider à mieux saisir la complexité de la vie politique et sociale brésilienne après la démocratisation. Comme plusieurs auteurs 414 l'ont fait remarquer, une des grandes nouveautés de la vie politique brésilienne, dans les années 80, fut l'émergence de nouveaux acteurs sociaux et politiques ; lesquels avaient une vision très négative des pratiques populistes antérieures et étaient partisans de méthodes d'action où l'autonomie des individus serait mise en valeur. D'où des discours sur l'importance de la participation des citoyens dans les prises de décisions, des critiques au culte de la personnalité des populistes et de la gauche traditionnelle, une revalorisation de la culture et des pratiques populaires, etc. Toutefois, la présence de politiciens issus du populisme sur la scène politique brésilienne de cette période, nous démontre que ces nouveaux acteurs et discours n'avaient pas le monopole de la représentation des intérêts des classes populaires.

Il est même possible d'affirmer qu'à la fin des années de la dictature, deux logiques différentes se disputaient l'hégémonie au sein des forces politiques de gauche : d'un côté, les groupes politiques proches des idées populistes et de la gauche traditionnelle (c'était le cas de Brizola et de Miguel Arraes, parmi d'autres) et, de l'autre côté, les groupes issus des mouvements sociaux de la fin des années 70 (le PT et la CUT essentiellement), voulant transformer la société à partir du bas, à partir de l'organisation autonome des classes populaires.

Une des spécificités de la pratique syndicale des travailleurs du pétrole est qu'elle nous permet de mieux saisir une des modalités du conflit entre ces deux tendances dans un domaine concret de la vie sociale ; en l'occurrence, le syndicalisme.

C'est dans ce contexte général qu'on doit comprendre le processus "d'héroïcisation" des leaders syndicaux des travailleurs du pétrole de Bahia. La dictature – en écartant de la scène les leaders syndicaux populistes, quand ils paraissaient vivre un grand moment de prestige social et politique – encouragera le développement de représentations très positives les concernant. Dans la mémoire des travailleurs, on se souviendra que le coup d'État mit à l'écart les véritables leaders des travailleurs du pétrole.

‘<<A cette époque, notre président du syndicat était Mário ; il était député fédéral élu par les petroleiros. Après le coup d'État, il a été démis de ses fonctions, il a été emprisonné à Fernando de Noranha 415 ; c'était une époque de grande répression. On voyait des compagnons arrêtés sur les lieux de travail, par l'armée. Après le coup d'État, ils (les militaires) ont commencé à arrêter les leaders des travailleurs ...(...) Parmi ces leaders, il faut citer Mário Lima, Oswaldo Marques, Davi Santiago, Miltinho ; et aussi Hélio Duque, qui est aujourd'hui député fédéral de l'État du Paraná. Il y a eu un grand nombre de compagnons, le compagnon Wilton Valença, par exemple. Plusieurs personnes ont été emprisonnées à cette époque.>>’

La coupure survenue dans l'évolution de l'action syndicale des travailleurs du pétrole a laissé dans les esprits des petroleiros le sentiment d'avoir été dépossédés du futur, celui qui aurait dû advenir si la dictature n'avait pas compromis son avènement. Dès lors, les leaders syndicaux pourront se construire une image, non seulement de victimes de la répression 416 , mais aussi de martyrs de la cause syndicale chez les petroleiros.

‘<<Plusieurs parmi nous, Responsables du SINDIPETRO, avons souffert dans les geôles de la dictature pour avoir eu le courage de défendre les intérêts du pays, de la PETROBRAS et de la corporation des petroleiros. La seule chose que nous attendons des compagnons est du respect et de la considération, en reconnaissance d'une lutte qui aujourd'hui est celle de tous.>> (In : INFORMATIVO SINDIPETRO, n° 67, 06/10/89.).’

Mais, ce processus "d'héroïcisation des victimes" ne s'est pas construit naturellement. Comme dans la plupart des phénomènes sociaux, il n'y a pas eu de détermination préalable de la façon dont les travailleurs du pétrole allaient interpréter leur passé et l'action de leurs responsables syndicaux. On peut néanmoins estimer que la politique de stabilisation de la main d'oeuvre mise en oeuvre par l'entreprise joua un rôle important dans la portée sociale de ces interprétations.

Ainsi, la valorisation de la période populiste, chez les petroleiros de Bahia, a été rendue possible par la comparaison entre leurs conditions de vie et de travail avant et après 1964. Ayant pu observer après 1964 une dégradation de leurs conditions de travail et de vie quotidienne (très visible, surtout, au niveau symbolique, par l'impuissance des syndicats), les travailleurs ont commencé à idéaliser leur passé. Or, ce passé était indissolublement lié aux figures des leaders syndicalistes populistes, qui deviendront des objets d'admiration et de respect pour la majeure partie des travailleurs, y compris des militants de gauche (au début des années 80).

Comme nous l'avons vu, c'est justement cela qui permettra le retour des leaders populistes à la vie syndicale des petroleiros, dans les années 80. Il s'agit maintenant d'examiner comment cette vision idéalisée des leaders sera mobilisée dans une conjoncture d'affrontement entre groupes rivaux pour le contrôle des syndicats.

Notes
411.

Leonel Brizola fut député et gouverneur de l'État de Rio Grande do Sul dans les années 50 et 60. Il était, avant le coup d'État de 1964, un des porte parole des politiciens nationalistes. Après le pronunciamiento, il sera exilé et ne retournera au pays qu'au début des années 80 avec la loi d'amnistie. Dans les années 80 il fut élu gouverneur de l'État de Rio de Janeiro en 1982 et fut le troisième candidat le plus plébiscité de l'élection présidentielle de 1989.

412.

Dans les années 50 et 60, Janio Quadros fut successivement maire de la ville de São Paulo, gouverneur de l'État du même nom et président du Brésil. En 1961, après neuf mois de gouvernement il renonce à ses responsabilités, prétextant le manque de conditions pour gouverner. Il eut ses droits politiques suspendus par les militaires. Après la loi d'amnistie, il devient à nouveau maire de São Paulo en 1984.

413.

Politicien nationaliste de l'État de Pernambuco ; en 1964, il était le gouverneur de cet État et un probable candidat de la gauche nationaliste pour les élections présidentielles qui devaient avoir lieu en 1965. Avec le coup d'État, il est exilé et perd ses droits politiques. Dans les années 80, il devient gouverneur de l'État de Pernambuco en 1982.

414.

notamment Sader, 1988.

415.

Il s'agit d'une prison située dans l'archipel de Fernando de Noronha ; cette prison est connue pour avoir abrité les prisonniers politiques durant la dictature militaire.

416.

Il ne s'agit pas ici de mettre en doute cela. Nous avons eu accès à des documents qui prouvent que la plupart des leaders syndicaux ont été victimes de la répression et de la persécution du régime militaire. Ce qui nous intéresse ici, c'est l'usage social que ces leaders ont fait de leur passé, y compris des souffrances causée par la répression militaire.