15.6. Le passé comme mythe

Une des façons de mobiliser ce passé dans les luttes syndicales des travailleurs du pétrole fut la mythologisation de l'histoire ; autrement dit, la recréation de celle-ci en donnant aux leaders syndicaux le statut de surhommes, capables de jouer le rôle de héros mythiques : seuls responsables des conquêtes et de la vie syndicale des petroleiros.

Voyons, par exemple, comment Mario Lima raconte un épisode important de la création du SINDIPETRO, au début des années 60 :

‘<<Quand nous avons créé le syndicat, le chef du secteur du personnel m'a licencié. Pour lui, j'étais la source de tous les changements. C'est pour ça qu'il m'a licencié. Nous avions déjà organisé l'élection mais nous n'étions pas encore intronisés, il a donc pensé qu'il pouvait me licencier. Oswaldo, le président du syndicat, a fait une note de protestation contre mon licenciement, et pour cette raison il a aussi été licencié. C'était la tactique d'intimidation de l'entreprise ! J'ai été licencié en avril 1960. Je réintègre l'entreprise en août 1960 : à cette occasion, le président de la République est venu à la raffinerie de Mataripe pour inaugurer de nouvelles unités, mais ses assesseurs avaient fait savoir qu'il aimerait être salué par un ouvrier. Pour aller à la fête donnée en honneur du président de la République, les gens ont imposé comme condition que ce soit moi l'ouvrier qui ferait la salutation. Mais, comment se pourrait-il qu'un ouvrier licencié puisse saluer le président de la République ? (...) C'est pour ça que j'ai été réadmis à PETROBRAS. (...).>> ’

Cela s'inscrit dans la lignée des discours d'auto-valorisation que Wilton Valença développe également dans les années 80.

‘<<Aujourd'hui je n'ai qu'un regret, car comme les choses sont maintenant, nous ne pouvons pas parler d'une unité d'action au sein du mouvement syndical des petroleiros. Mon regret est celui de ne pas avoir accepté l'idée de certains compagnons de créer un seul syndicat. J'ai pensé à moi, car si j'avais accepté l'idée, tous les problèmes allaient me revenir, pour les résoudre. Et j'ai pensé alors que je ne pouvais pas être, en même temps à Sergipe, à Alagoas, à Bahia et même plus.>>’

Nous citons ces deux extraits d'entretiens – des deux personnages les plus illustres de l'histoire des travailleurs du pétrole de Bahia – pour mettre en évidence le style de légitimation, a posteriori, que la plupart des syndicalistes populistes faisaient de leur passé. De nombreux exemples semblables se retrouvent dans les interviews réalisés avec des syndicalistes de cette génération.

Sur un plan strictement méthodologique, nous sommes confrontés à ce que l'on appelle en psychologie, un "complexe de supériorité" de la mémoire humaine ; des études 417 en psychologie expérimentale ont mis en évidence qu'une des caractéristiques de la mémoire humaine est la tendance des individus à se rappeler le passé en se représentant comme ayant joué un rôle central dans le événements relatés ; rôle, en général, plus important que celui qu'ils ont vraiment joué.

Ici, nous avons essayé de nous prémunir contre ce danger, en ramenant la question des discours des acteurs à l'utilisation sociale qu'ils en font. Aussi fantaisistes qu'ils soient, parfois, ces discours jouaient un rôle important dans les stratégies de légitimation des leaders syndicaux de la période 1960-1964.

Autrement dit, ces discours aux dimensions mythiques ont une importance majeure dans la façon dont le passé fut recréé chez les travailleurs du pétrole. De ce fait, il ne sera pas très étonnant que durant les années 80, ce soit justement ces interprétations qui viendront légitimer le retour des anciens leaders syndicaux.

Notes
417.

Pour une synthèse de ces études voir Lecomte (1994).