15.6.1. Une histoire orale

Ces histoires étaient véhiculées presque exclusivement de façon orale ; ce qui signifie que le public cible de tels discours était surtout constitué des travailleurs les plus âgés, ceux qui avaient le plus de liens personnels avec les leaders syndicaux populistes.

Très éclairante, à ce propos, est une situation dont nous avons été témoin, au cours de notre travail de terrain : un leader syndical, encerclé par des retraités, racontait ses aventures avec certains politiciens afin de faire approuver une loi importante. Les travailleurs présents le regardaient avec admiration et respect, mais il est difficile de savoir s'ils croyaient à l'histoire racontée ; histoire qui nous parut très invraisemblable.

L'importance de cette scène est qu'elle nous montre, en fonctionnement, une des méthodes de légitimation des leaders populistes, dans le contexte des années 80. Cette légitimation reposait exactement sur la mise en scène d'un passé mythique, d'un passé dans lequel, eux, les leaders syndicaux, jouaient le rôle de véritables "héros" mythiques, dotés de pouvoirs surnaturels. La confiance que les travailleurs leur accordaient était strictement associée à la connotation positive qu'ils donnaient aux exploits mythiques du passé.

Il n'était pas très important que ces syndicalistes racontent des histoires difficilement vérifiables (comment savoir si tel ou tel syndicaliste a vraiment rencontré le président de la République dans les années 60 pour choisir le président de PETROBRAS ? et comment savoir si leur pouvoir d'influence sur les décisions de l'entreprise était vraiment important ?, etc.). Comment un travailleur pourrait-il obtenir un minimum de certitude sur ces questions, quand les seules sources disponibles étaient justement les discours de ceux qui furent les protagonistes des événements ? Et de quelle vérité s'agit-il ?

L'important, du point de vue des travailleurs qui avaient vécu la période populiste, était que ces versions étaient compatibles avec une situation, jugée très favorable, qu'ils avaient vécu par le passé. Ce n'est que dans la mesure où certains des acteurs qui vécurent cette période se sont auto-légitimés comme "porteurs" du passé collectif, que ce phénomène nous intéresse de plus près ici.

En ce sens, ces histoires appartenaient aux mythes d'origine de l'identité syndicale des petroleiros. Il y avait certainement une relation entre les histoire relatées par les leaders syndicaux de l'époque populiste et ce qui s'était véritablement passé ; mais cette correspondance n'était pas proprement historique, elle était plutôt symbolique ; autrement dit, les histoires racontées jouaient le rôle de mythes, d'histoires mythiques, où la confirmation par des faits n'était pas jugée nécessaire. Il leur suffisait de paraître vraisemblables. Cela, même les syndicalistes qui avaient forgé leur légitimité sur ces histoires le reconnaissaient.

‘<< Il y a eu une certaine exagération à l'époque. Le travailleur qui avait vécu dans l'obscurité d'un régime patronal oppressif, quand il s'est senti reconnu, il a parfois exagéré. Par exemple, ils racontaient beaucoup de choses sur moi ... Parce que, à cette époque, quand je suis rentré à l'entreprise j'avais 22 ans, alors ils racontaient des histoires avec beaucoup d'imagination, de folklore ; par le bouche à oreille... On a dit, par exemple, que quand j'ai été arrêté, j'aurais dit au Colonel que s'il ne me laissait pas partir, j'allais faire exploser la raffinerie de Mataripe.>> (Entretien avec Mario Lima).’

De plus, ces histoires ont pu prendre de l'ampleur parmi les travailleurs du pétrole en raison de la politique de stabilisation de la main d'oeuvre mise en oeuvre par l'entreprise ; ce qui a permis que les travailleurs ayant vécu les événements des années 60 soient encore à PETROBRAS (ou à la retraite, mais avec le droit de participer à la vie syndicale) dans les années 80. Autrement dit, ces histoires feront partie de la mémoire sociale du groupe, non en tant que récits reproduits de génération en génération, mais plutôt comme élément du vécu de certains travailleurs.

En tout cas, l'essentiel de ce phénomène est la place que cette reconstitution du passé a acquise dans la légitimation des leaders syndicaux. Ces discours avaient plus d'échos auprès des travailleurs les plus âgés, ce qui explique le soutien qu'ils accorderont aux syndicalistes populistes. Mais ils interpellaient potentiellement tous les petroleiros. D'autant plus qu'il n'existait pas, à l'époque, de tentative de systématisation de l'histoire et des discours des travailleurs du pétrole de Bahia 418 , par l'écriture.

Même les oppositions syndicales se trouvaient désarmées pour combattre ce discours. Leur méconnaissance du passé les obligeait à privilégier seulement les pratiques actuelles des leaders syndicaux (le peleguisme dans le jargon syndical), sans pouvoir formuler de véritables critiques vis-à-vis de leur passé.

Autrement dit, les "cutistes" étaient incapables de porter atteinte à ce qui conférait la légitimité syndicale des populistes. Ainsi, par exemple, en 1987, lors de la campagne pour les élections du STIEP, au cours d'une réunion que l'opposition avait organisée avec des retraités, pour exposer ses idées, il fut difficile pour les militants de gauche de soutenir leurs critiques vis-à-vis des populistes : les retraités ne les acceptaient pas. La stratégie adoptée alors fut de retourner les critiques sur les membres de la direction syndicale à la tête du syndicat depuis les années 70. C'était une manière de compenser leur manque de connaissance vis-à-vis d'une période essentielle dans l'histoire des petroleiros.

De même, en 1987, lors de l'élection de la direction du SINDIPETRO, les militants de gauche essayeront d'établir le rapprochement entre la répression, par l'entreprise, qui suivit la grève de 1983 et celle qui accompagna le coup d'État de 1964.

‘<<Pour perpétuer l'inertie du syndicat, la liste de l'immobilisme cherche désespérément à créer de l'animosité entre la base des petroleiros et la liste n° 2 (RECONSTRUCTION) ; cela seulement parce qu'un de nos compagnons (G., deuxième secrétaire de la liste n° 2) était un des responsables du syndicat à l'époque de la grève de 1983.’ ‘Faisant le jeu du gouvernement et des patrons, ils essaient de responsabiliser les leaders syndicaux dans les licenciements organisés par le gouvernement Figueredo, de la dictature militaire ; lequel a réprimé et licencié, cette année-là, non seulement les petroleiros mais aussi des centaines et centaines d'autres travailleurs des corporations les plus diverses.’ ‘Comme nous ne sommes pas partisans de cette stratégie, nous n'allons pas attribuer à Mário Lima – qui était le responsable des petroleiros – la responsabilité des licenciements et de l'intervention dans le syndicat, après le coup d'État de 1964. Exactement comme en 1983, des centaines de petroleiros et de leurs leaders ont été licenciés et empêchés d'exercer leurs droits politiques. La responsabilité du crime revient, naturellement, aux militaires qui ont pris le pouvoir dans notre pays pour mieux servir les grands capitalistes nationaux et étrangers. Il ne sera pas facile d'essayer de masquer l'histoire : les petroleiros ont de la mémoire !>> (In : RECONSTRUCTION, journal de campagne électorale de la liste de gauche aux élections du SINDIPETRO de juin 1987)’

Mais, même ainsi, la gauche ne pouvait espérer porter atteinte qu'aux pratiques actuelles des leaders syndicaux populistes, sans toucher au coeur de leurs stratégies de légitimation : une vision positive de la période précédant le coup d'État. D'où la réponse que les populistes donneront à cette argumentation.

‘<<Les licenciements de 1964 ont eu lieu suite à un coup d'État militaire dans le pays et non à cause d'une inopportune, irresponsable et suicidaire grève, comme celle de 1983. Grève décidée par la CUT, dont G. est membre, entraînant des préjudices pour 198 compagnons et laissant toute la corporation sans protection du syndicat.>> (In : UNITÉ ET ACTION, journal de campagne de la liste des populistes aux élections du SINDIPETRO de juin 1987).’

Contre ces versions la gauche ne pouvait opposer que sa propre pratique, son propre passé, un passé plus récent et par rapport auquel seule une partie des travailleurs (les plus jeunes) se sentait interpellée. Ainsi, lors de l'autre élection syndicale réalisée, en 1987, chez les petroleiros de Bahia, l'opposition essayera de légitimer son programme d'action par la pratique de ses militants syndicaux.

‘<<Ce Programme est un accord explicite de la Liste Unique des Oppositions avec la Corporation Petroleira. Un accord basé sur l'expérience de notre pratique concrète de ces dernières années. Une pratique qui se caractérise par la réflexion et l'action, (...). Une pratique qui contribue à former l'opinion, en élevant le niveau de conscience et de participation des petroleiros dans la défense de nos revendications.’ ‘Au nom des valeurs et de l'exemple de cette pratique, nous nous engageons à reconquérir, pour le STIEP, le respect, non seulement de la corporation petroleira, mais aussi de la société ...>> (In : RENOVAçÃO, journal de la gauche lors des élections du STIEP en novembre 1987.). ’

Notes
418.

Ce n'est que vers la fin des années 80 que le syndicalisme des travailleurs du pétrole deviendra objet d'étude de travaux scientifiques, voir notamment : Andrade et allii (1989), Nóvoa (1989) et Oliveira Jr. (1996).