15.6.3. Des rapports différents à l'histoire : les générations

L'utilisation du passé et de la mémoire dans les querelles syndicales des petroleiros, reposait la question des différences de pratiques politiques et de souvenirs entre les générations. Nous avons vu comment les différentes générations se constituent à PETROBRAS, de telle sorte qu'il est même possible d'établir une coupure entre les travailleurs rentrés dans l'entreprise durant la période de développement de l'industrie pétrolière à Bahia (les années 50 et 60) et les autres travailleurs, rentrés plus tard.

L'appartenance à une génération n'est pas une simple question d'âge. Nous appartenons à une génération dès lors que nous partageons les valeurs et les souvenirs qui la caractérisent ; valeurs et souvenirs en constant changement, se renouvelant au fur et à mesure que les personnes vieillissent et que les générations suivantes viennent poser leurs valeurs et leurs souvenirs dans le champ d'action. Ainsi, un conflit de générations est surtout un conflit de valeurs et de mémoires, autrement dit, de rapports au temps.

Ceci est particulièrement évident dans le cas des conflits syndicaux des "petroleiros". En dehors des conflits idéologiques et des conflits liés aux différentes façons d'envisager les syndicats, ces conflits seront très vite marqués comme conflits de générations. Les résultats des élections syndicales en 1984 et 1987, où les retraités jouèrent un rôle important dans la victoire des populistes, viennent nous le démontrer.

Mais ces oppositions entre les générations ne se manifestaient pas seulement lors des élections syndicales. Dans les congrès, dans les assemblées et dans d'autres réunions publiques organisées par les syndicats, la division de l'espace physique entre deux groupes distincts, les "jeunes" de gauche et les "vieux" de l'époque populiste, était facilement perceptible. D'ailleurs, dans ces réunions, les différences entre les groupes étaient également marquées par des usages langagièrs différents : les travailleurs plus âgés appelaient les militants de gauche "les gamins de la CUT" ; façon de marquer non seulement la différence d'âge, mais aussi d'expérience. En nommant les jeunes militants "gamins", ils voulaient signifier que les militants de la gauche n'avaient pas d'expérience pour conduire les affaires syndicales. De leur côté, les jeunes appelaient les travailleurs les plus âgés les "têtes blanches" 420 ou, parfois, les "pépés". Là aussi, l'utilisation de ces termes, bien que limitée aux seuls moments de décontraction et de cordialité entre les travailleurs, témoignait d'un certain mépris pour les pratiques syndicales des syndicalistes de la "vieille garde", jugées dépassées, hors du temps.

La valorisation de l'expérience par une certaine génération de petroleiros dépassait largement le cadre syndical. Dans le domaine de la formation professionnelle, par exemple, elle jouait un rôle important de différenciation des travailleurs. Comme nous l'avons vu, la constitution des métiers, au début de l'industrie pétrolière, fut liée à l'apprentissage sur le tas et à la valorisation de l'expérience acquise. C'est à partir des années 70, avec les transformations du marché du travail à Bahia, que les diplômes deviennent valorisés. Ici aussi le conflit générationnel était évident : dans leurs stratégies d'ascension professionnelle, les jeunes mettaient l'accent sur leurs acquis scolaires, tandis que les plus âgés, ayant en général un niveau scolaire plus bas, tendaient à faire valoir leur expérience.

Mais, l'importance que revêtaient, sur le plan professionnel, pour les uns la connaissance et pour les autres l'expérience, se transformait, dans le champ syndical, en volonté de changer les syndicats, pour les jeunes, et en désir de préserver les acquis du passé, pour les plus âgés.

Ces différences entre les générations, tourneront au conflit ouvert dans les années 80, quand, dans les stratégies syndicales des groupes hégémoniques, on opposera les "jeunes" et les "anciens", comme catégories indépassables. C'est le moment où les syndicalistes en place choisiront de mettre en valeur le passé des petroleiros, tandis que les militants de gauche essayeront, en vain, de concilier leurs discours de transformation des structures sociales avec le respect pour le passé des travailleurs.

Ce qui se passa dans les années 80 chez les travailleurs du pétrole fut un conflit de temps sociaux 421 . Même si les références au passé ne constituaient pas une prérogative exclusive des travailleurs les plus âgés. En l'absence d'une forme écrite et établie de la riche tradition orale des travailleurs, aussi bien les cutistes que les populistes faisaient des références au passé dans leurs discours (à partir de logiques et de points de vue différents, il est vrai). Cependant, comme les populistes avaient vécu la période en question, tandis que les cutistes ne pouvaient qu'utiliser des récits de seconde main, les premiers disposaient d'un avantage certain sur les seconds.

A vrai dire, les cutistes ne pouvaient négliger la mémoire des petroleiros les plus âgés (ils représentaient un tiers du collège électoral des syndicats) ; mais en même temps, ils ne pouvaient pas forger leur discours de légitimation sur une seule référence, centrée exclusivement sur le passé, comme le faisaient les populistes.

C'est cette ambiguïté des cutistes (ils se sont opposés à Mario Lima, mais ont changé le nom du siège du syndicat, en 1982, pour rendre hommage à Osvaldo Marques, par exemple), qui permettra aux populistes d'opposer les vieux aux jeunes, les anciens responsables et expérimentés aux jeunes irresponsables et inconséquents, bref, d'opposer deux générations : celle ayant vécu les années 60 et celle qui rentra après les années 70, laquelle n'avait pas conscience des véritables dangers de la vie syndicale.

Ces discours seront remis sérieusement en question seulement avec l'incapacité des syndicalistes populistes à s'adapter à la conjoncture de reprise des grands mouvements de masse chez les travailleurs du pétrole, à la fin des années 80. Dans ces périodes de conflits ouverts entre travailleurs et entreprise, ce sont les militants de gauche qui deviendront les références des petroleiros.

Notes
420.

En référence au fait que les plus âgés avaient, en général, des cheveux blancs.

421.

L'expression est de Gurvitch (1963).