15.7. Les populistes dépassés par la conjoncture

La radicalisation de la conjoncture politique et économique brésilienne, à la fin des années 80, a dépassé les leaders syndicaux proches du populisme à PETROBRAS. Ce n'est pas simplement parce qu'ils refusaient de réaliser des grèves, parfois même celles décidées au niveau national, comme le leur reprochait la gauche.

Le problème de ces leaders est qu'ils n'avaient pas intégré dans leur pratique quotidienne la formation des nouveaux militants ou la préparation de la base pour des périodes de conflits. Ils étaient habitués au modèle d'action des années 60, où la certitude de pouvoir compter sur le soutien de certaines autorités poussait les travailleurs à participer aux mouvements organisés par les syndicats ; situation très différente de celle des années 80, où les syndicalistes ne pouvaient plus compter sur le soutien de groupes au pouvoir.

Ainsi, malgré les liens que les syndicalistes entretenaient avec certains ministres d'État ou avec des responsables de l'entreprise, dans une conjoncture de contrôle des salaires des entreprises nationales, ils ne pouvaient rien offrir de concret aux travailleurs en termes d'avantages salariaux. Ce qui par le passé avait assuré le soutien de la base vis-à-vis des politiques populistes.

Dans ces conditions, des militants proches des populistes, ayant une culture de l'organisation des mouvements syndicaux, faisaient défaut. Même parmi les responsables syndicaux, rares étaient ceux ayant l'expérience d'actions concrètes lors de conflits ou de négociations avec l'entreprise. Cela parce que les critères de choix des participants aux listes des populistes (popularité parmi les travailleurs, proximité personnelle, etc.) n'étaient pas adaptés à la participation de militants ayant acquis l'expérience d'interventions orales publiques dans des situations de conflits ; sans compter le fait que la centralisation des décisions importantes entre les mains du président du syndicat et des quatre autres membres de l'Exécutif laissait les autres responsables en dehors des prises de décisions.

En conséquence, lors des grèves ou des assemblées, l'opposition syndicale liée à la CUT devenait presque une force informelle de la direction. Les militants de gauche, plus habitués aux débats (lesquels se déroulaient, parfois, de façon violente à l'intérieur même des groupes d'oppositions), plus politisés (en raison de leur participation à des partis et tendances de gauche) et issus d'une culture où le conflit était valorisé, profiteront des mobilisations pour se légitimer face à la base, comme des syndicalistes prédisposés à se battre pour la défense des droits des travailleurs. Dans ces périodes, il était commun d'entendre des commentaires positifs sur l'action des militants de gauche ; même ceux qui craignaient le radicalisme de ces militants partageaient cette vision : "ils sont très utiles pendant les grèves, mais ils sont encore trop immatures pour prendre le contrôle des syndicats."

Avec la multiplication des grèves à partir de 1988, les directions syndicales perdent de leur crédibilité. Car non seulement les militants des oppositions prennent le contrôle des mouvements (fréquentes étaient les négociations avec les représentants régionaux de l'entreprise, sur les effectifs minimums par exemple, réalisées par des membres des oppositions), mais de plus, les responsables syndicaux sont de plus en plus perçus comme trop conciliateurs, cherchant toujours une solution négociée par le haut, sans la participation de la base. Les liens avec des politiciens du gouvernement, revendiqués par les syndicalistes, ne faisaient que donner aux discours de la gauche plus de pertinence.

‘<<PETROLEIRO : QUI TE DÉFEND ET QUI TE TRAHIT.’ ‘En août 1985, année de contrôle des salaires et de répression, l'actuelle direction du SINDIPETRO a réalisé une grande manifestation de soutien à l'actuel Ministre Aureliano Chaves, un des principaux hommes de la dictature militaire, ennemi déclaré du monopole d'État sur le pétrole (...).’ ‘Comment justifier un tel hommage, dans la propre maison du petroleiro ? Pourquoi la direction de notre SINDIPETRO accepte de faire la promotion, dans son propre journal d'information, de la figure d'un homme ayant une trajectoire politique qui n'a rien à voir avec les intérêts des travailleurs.’ ‘En vérité, le numéro de ce journal et les louanges qui y sont adressées, répondent seulement aux intérêts mesquins de ceux qui se servent du syndicat pour le trafic d'influence et leur projection personnelle, au détriment des intérêts principaux de la corporation.>> (In : RECONSTRUçÃO, journal de campagne de la gauche lors des élections du SINDIPETRO, en juin 1987).’

Les populistes, dans les années 80, étaient victimes d'une double contradiction. En se positionnant comme syndicalistes responsables vis-à-vis des irresponsables de 83, ils renforçaient, ainsi faisant, la peur des mouvements de masse chez les petroleiros et, du même coup diminuaient leur propre capacité de mobilisation effective. Or, cette capacité était une étape nécessaire pour une véritable négociation (selon les modèles populistes) entre syndicalistes et entreprise.

Cette contradiction était parfois présente dans un même journal d'information du syndicat. Ainsi, en mars 1987, lors des mobilisations syndicales contre la stratégie de l'entreprise d'augmenter plus les ingénieurs que les autres travailleurs, le président du SINDIPETRO tiendra, en même temps, un discours mobilisateur (faisant référence au passé) et un autre de conciliation.

‘<<Sérénité et volonté dans la lutte. (Signé Mario Lima)’ ‘La PETROBRAS a publié, cette semaine, un tract nommé "en train de dialoguer", où elle essaye de terroriser les petroleiros. Cela au moment même où toute la corporation se mobilise contre l'absurde discrimination que l'entreprise établit vis-à-vis des travailleurs, en donnant des augmentations différentielles : jusqu'à 23 % de différence.’ ‘Les petroleiros ont une tradition de lutte. Malgré "la camisole de force" imposée aux travailleurs ces derniers temps, la corporation n'a pas oublié son histoire, y compris ses luttes contre la discrimination. Comme celle qui a eu lieu en 1960, quand la corporation a fait grève contre l'absurdité de l'existence de différences salariales entre les petroleiros du Sud du pays et ceux du Nordeste ; des différences qui atteignaient jusqu'à 50 %.’ ‘Nous avons été victorieux, avec une grève forte et organisée : avec une inébranlable discipline et sérénité des travailleurs. Sans provoquer de dommages au patrimoine de l'entreprise, mais sans revenir sur la défense de nos droits. Il n'a suffit que de trois jours d'arrêt de travail pour que l'entreprise revienne en arrière, concédant l'égalisation des salaires ; une question de bon sens.’ ‘A nouveau, la corporation des petroleiros est confrontée à la discrimination. Une fois encore l'entreprise se montre inflexible. Mais la corporation va avancer dans le droit chemin, avec conviction et sérénité, à côté des responsables du syndicat et des leaders de la base ; elle pourra compter, encore, avec l'expérience et la sagesse de notre vieux compagnon de lutte, Osvaldo Marques, pionnier de notre SINDIPETRO. >> (IN SINDIPETRO INFORMATIVO, n° 12/87, 10/03/87).’

Après ce plaidoyer pour un retour des petroleiros à leurs "traditions de luttes", les syndicalistes font publier, dans le même numéro, la note suivante :

‘<< LE PRÉSIDENT DE PETROBRAS PREND UN RENDEZ-VOUS AVEC MARIO’ ‘Le ministre Aureliano Chaves, des Mines et Énergies, a téléphoné hier matin au compagnon Mario Lima, président du SINDIPETRO, pour lui faire part de sa préoccupation vis-à-vis du mouvement des petroleiros ; il a demandé à la corporation de faire preuve de "prudence". A la fin de la matinée, le secrétaire du président de PETROBRAS, a aussi téléphoné au SINDIPETRO, afin de prendre un rendez-vous avec Mario. Ce rendez-vous est fixé à demain, à Rio de Janeiro ....>> (In : INFORMATIVO SINDIPETRO, n° 12/87, 10/03/87).’

Autrement dit, même dans les moments de crise et de conflit entre syndicats et travailleurs, les syndicalistes populistes essayaient de se servir de leurs contacts politiques pour éviter le déclenchement des conflits. Ce que la gauche leur reprochera comme ne permettant pas la mobilisation de la corporation.

De ce fait, la stratégie de rapprochement avec des responsables de PETROBRAS ou du gouvernement, que les populistes vont mener à partir de 1984, sera basée sur la non organisation de mouvements collectifs et sur le boycottage de toute tentative allant dans ce sens.

Durant notre travail de terrain nous avons assisté à une assemblée, en 1989, où les responsables syndicaux du SINDIPETRO ont manifestement faussé le résultat du vote sur la participation des petroleiros à une grève annoncée. Cela à l'indignation de l'opposition et d'une bonne partie des travailleurs présents. Le lendemain, les responsables syndicaux donnaient leur version de cet événement.

‘<<UNE DÉCISION DE L'ASSEMBLÉE RENFORCE LE SINDIPETRO ET LE MONOPOLE D'ÉTAT.’ ‘Environ 600 compagnons ont participé, mercredi, 30 août 1989, à l'assemblée générale convoquée par le SINDIPETRO. À une large majorité des voix, cette assemblée a accepté la contre-proposition de l'entreprise pour l'accord salarial concernant la période entre septembre 1989 et septembre 1990. (...) Ce résultat frustra les intentions de ceux qui, ne comprenant pas les moment difficiles que traverse PETROBRAS (et par conséquent ses travailleurs), voulaient imposer une grève opportuniste et inopportune ; cela pour contenter les orientations d'une centrale syndicale qui ne place pas PETROBRAS et ses travailleurs au coeur de ses préoccupations. C'est pour cette raison qu'ils ont été vaincus par la majorité.’ ‘Nous, du SINDIPETRO, n'avons d'engagement qu'avec la corporation des petroleiros et avec notre PETROBRAS. Nous avons agi avec fermeté et responsabilité, permettant à l'assemblée générale de décider avec liberté, responsabilité et patriotisme. Nous sortons victorieux. Unis nous allons poursuivre notre chemin. Tout pour les petroleiros et pour la PETROBRAS.’ ‘Signé, Mário Lima, Secrétaire Général>> (In : INFORMATIVO SINDIPETRO, n° 61, 01/09/89).’

Très significativement, en annexe à ce numéro du journal d'informations du syndicat, on pouvait lire la note suivante.

‘<< Aujourd'hui, le SINDIPETRO reçoit l'honorable visite du ministre Aureliano Chaves, légitime défenseur du monopole d'État du pétrole. Salvador, le 1 septembre 1989. Signé La Direction>> (In : INFORMATIVO SINDIPETRO, n° 61, 01/09/89).’

La dimension la plus floue de cette stratégie était les avantages que les syndicalistes pouvaient en obtenir, en termes de légitimité face à la base. En effet, les groupes, dans l'entreprise ou dans le gouvernement, auxquels les syndicalistes faisaient appel, n'avaient pas les mêmes pouvoirs que les politiciens populistes des années 60. Avec le contrôle des salaires des travailleurs des compagnies nationales imposé par le gouvernement, dans une tentative pour lutter contre le croissant déficit public, les seuls avantages que l'entreprise ou le ministre des Mines et des Énergies pouvaient offrir, étaient liés à des avantages non monétaires. Or, dans une conjoncture de hausse accélérée des prix, ce sont justement les augmentions salariales qui mobilisent le plus les travailleurs.

Face à ces demandes d'augmentations salariales, les syndicalistes populistes n'avaient rien à offrir, si ce n'est les difficultés financières de PETROBRAS et le conseil d'accepter les pertes salariales. Ainsi, commentant la réaction d'un groupe de travailleurs qui avaient refusé d'accepter le journal d'information du syndicat – accusant le syndicat d'être impuissant pour régler le problème des salaires – les syndicalistes populistes feront la proposition suivante.

‘<<Si PETROBRAS était privatisée, nous serions les coupables. Nous devons la défendre, même au sacrifice de notre propre vie, comme l'ont fait beaucoup de Brésiliens, il y a 36 ans, en exigeant la signature de la loi 2.004 ; celle qui assure au Brésil et à son peuple le monopole d'État du pétrole.’ ‘Si nous ne gagnons pas le salaire que nous méritons, nous devons, au moins, essayer de vivre avec ce qu'on gagne : évitant la consommation du superflu et l'employant pour assurer nos nécessités basiques. C'est difficile avec ce salaire, ce serait pire sans. Ce qui arrive à des millions de Brésiliens qui souffrent de la faim et sont confrontés à l'humiliation quotidienne de ne pas avoir un salaire digne et compensateur. Nous ne pouvons pas fixer nos objectifs seulement par rapport aux salaires. Il nous faut reconnaître que les conquêtes sociales passent aussi par des revenus indirects. Que l'on pense à la question médicale : au moins nous et nos dépendants ne sommes pas obligés de faire la queue à la sécurité sociale (INPS) pour pouvoir traiter les problèmes de santé. De même quand nous prenons la retraite, nous avons la garantie que notre "train de vie" ne sera pas dégradé, car nous allons gagner 90 % de ce qu'on gagnait avant... >>(In : SINDIPETRO INFORMATIVO : n° 67, 06/10/89).’

En ce sens, l'incapacité des populistes à obtenir des avantages salariaux de leurs alliés au gouvernement ou à la direction de PETROBRAS, était utilisée par les militants de gauche comme une preuve de l'inefficacité de leurs méthodes. Pour ces militants, les petroleiros n'obtenaient pas d'augmentations de salaires, justement parce qu'ils n'organisaient pas de mouvements de masse ; le seul moyen, d'après eux, d'obliger l'entreprise et le gouvernement à négocier avec les travailleurs.

De plus, cette stratégie des populistes était même contraire à leur désir d'avoir une représentativité parlementaire ; car cela signifiait une dégradation de leur base de soutien. Leurs liens avec des figures conservatrices du gouvernement, laissaient le champ ouvert aux critiques de la gauche, pour lesquelles le responsable syndical populiste, élu député fédéral en 1986, était en train de devenir, lui-aussi, un politicien conservateur et traditionnel, éloigné des intérêts des travailleurs. Ce qui peut être une explication au fait qu'il ne réussit pas à renouveler son mandat de député fédéral en 1990.

Ainsi, la radicalisation de la conjoncture et les options prises par les syndicalistes issus du populisme modifieront la vision que les travailleurs du pétrole avaient de leurs leaders syndicaux. Le modèle populiste avait pu revenir chez les petroleiros de Bahia parce qu'il était resté dans la mémoire collective comme un modèle efficient, un modèle capable de procurer aux travailleurs des avantages salariaux et de la reconnaissance sociale. Tandis que le nouveau syndicalisme proposé par la CUT était plutôt vu comme un modèle inefficace, à cause de la grève de 1983. Avec les mouvements de masse qui débutent en 1988 et avec l'incapacité des populistes de s'adapter à la nouvelle donne conjoncturelle, il se produit une inversion de ces représentations : on juge de plus en plus négativement les populistes (jugés comme traîtres à leurs passés de luttes 422 ), en même temps qu'on se rapproche des idées prêchées par la gauche.

Ce ne sera donc pas une grande surprise que lors des élections de 1990 les deux syndicats du pétrole de Bahia tombent entre les mains des oppositions cutistes ; cela sans que les grands noms du syndicalisme du passé aient pu prendre partie à ce processus, tant leur légitimité était mise à mal.

Notes
422.

Souvent dans les témoignages recueillis, on va opposer l'action passée des populistes à celle développée dans les années 80. En général, on considérait qu'ils étaient "plus du côté des ouvriers" dans les années 60 et "beaucoup plus opportunistes" dans les années 80. Cela même parmi les travailleurs retraités. Ce qui montre bien la dégradation de l'image des populistes.