16. La (dé)construction du temps : l'apprentissage de la gauche (1990-1995)

16.1. L'action syndicale des petroleiros dans les années 90

Suite au processus de dégradation de la légitimité des syndicalistes populistes, l'année 1990 voit arriver à la tête des syndicats du pétrole de Bahia deux listes se revendiquant explicitement de la gauche et de la CUT.

Ces listes de gauche arrivent au pouvoir dotées d'une forte légitimité 423 et dans une conjoncture de profonds changements dans la politique pétrolière du pays. Ce qui laissait déjà envisager une période de l'histoire syndicale des petroleiros de Bahia très mouvementée.

‘<<Demain sera un nouveau jour’ ‘La victoire du syndicalisme classiste est le résultat de l'augmentation du niveau de conscience des petroleiros, de la lutte vigoureuse de l'opposition et de l'important soutien des syndicats liés à la CUT et de leurs militants.’ ‘Durant toute la décennie 1980, ce fut l'opposition qui, en vérité, a conduit la corporation : dans les assemblées, durant les piquets de grèves, etc. Maintenant, le syndicalisme classiste prend, de fait et de droit, la direction du STIEP ; avec l'importante tâche d'affronter la politique de privatisations du gouvernement, de mettre le STIEP au service du mouvement syndical national et de réaliser l'unification entre notre syndicat et le SINDIPETRO, notre frère.’ ‘Nous croyons à des lendemains nouveaux. A un monde nouveau.>> (In : Invitation pour l'intronisation du groupe de gauche à la tête du STIEP, le 14 décembre 1990).’

En effet, avec l'ascension de Fernando Collor de Mello à la présidence de la République, les rapports entre les syndicalistes de PETROBRAS – en majorité désormais liés à la CUT – et la direction de l'entreprise, ainsi que les rapports entre syndicats et gouvernement, vont devenir vite très tendus.

Avec un programme de privatisation d'importants secteurs de l'économie, dont l'industrie pétrolière, le gouvernement Collor voulait mettre en place un plan de restructuration économique basé sur la réduction du déficit public et sur l'ouverture du marché brésilien aux importations étrangères.

A PETROBRAS, la mise en oeuvre de ces mesures signifiera dès avril 1990 l'annonce, par le gouvernement, de la privatisation de deux entreprises filiales de la compagnie. De même, en mai, est annoncé le licenciement de 860 travailleurs de PETROBRAS dans tout le pays, en même temps que la presse publie des informations selon lesquelles le gouvernement prévoyait d'augmenter ces licenciements jusqu'à 18.000 travailleurs; cela, afin de réduire le nombre de petroleiros de 60.000 jusqu'à environ 40.000.

Suite à l'annonce de ces premiers licenciements, les syndicalistes essayeront de déclencher une grève générale à PETROBRAS ; néanmoins, en raison de la faible participation des travailleurs, ils durent revenir en arrière sans qu'aucune de leurs revendications n'ait été satisfaite, après 10 jours de grève. Ils essayeront à nouveau de réaliser une grève nationale en septembre de la même année, durant les négociations pour l'établissement de la convention collective pour la période allant de septembre 1990 à septembre 1991. Encore une fois, la faible mobilisation des travailleurs obligera les syndicalistes à mettre fin à la grève seulement deux jours après son début.

Lors des négociations de cette année, outre les divergences sur l'indice d'augmentation salariale à adopter, un autre point de désaccord entre les syndicats et l'entreprise fut le refus de cette dernière de renouveler la clause de la convention de l'année antérieure garantissant la stabilité de l'emploi aux travailleurs du pétrole. Ce point était jugé très important par les syndicalistes car il leur permettait d'obtenir, auprès de la justice du travail, le retour des travailleurs licenciés sans faute grave ou durant les grèves 424 . La préservation de cette clause était ainsi une assurance que l'entreprise n'allait pas adopter une politique de licenciements de masse.

Suite à la médiation du Tribunal Supérieur du Travail (TST), l'entreprise consent à maintenir cette clause de la convention collective, ce qui pousse les syndicalistes à accepter une augmentation de salaire bien en-deçà de leurs revendications : PETROBRAS ne concède que 98 %, quand les syndicalistes demandaient 279 %.

Toutefois, dès la fin du mois de février 1991, les travailleurs du pétrole réalisent une grève nationale pour obtenir de nouvelles augmentations salariales. Cette grève dura 24 jours et ne prit fin qu'avec le jugement du Tribunal Supérieur du Travail (TST) décrétant la grève illégale et donnant la possibilité à l'entreprise de procéder à des licenciements. Ce jugement du TST se fit en deux étapes : dans une première phase, les juges du TST décidèrent que les syndicats devaient garantir la production d'un minimum de 30 % de dérivés et de pétrole, afin de garantir le ravitaillement des activités essentielles du pays ; face à la stratégie des syndicats d'assurer 30 % du personnel de la production, mais pas la production elle-même, le TST décide d'imposer la reprise du travail aux petroleiros, en jugeant la grève abusive. Après quelques jours de résistance, les syndicalistes décident de reprendre le travail, mais non sans avoir ouvert des négociations avec l'entreprise par le biais de pressions de parlementaires de gauche auprès des Ministres de la Justice et des Mines et Énergies.

La décision du TST, basée sur la "loi de grève" de 1989, allait faire jurisprudence dans le pays, car dorénavant, toutes les grèves déclenchées dans des secteurs jugés essentiels allaient avoir une issue semblable. Cette jurisprudence signifiait un retour en arrière par rapport au droit de grève prévu par la Constitution de 1988 : laquelle garantissait le droit de grève et ne donnait à la Justice du Travail qu'un rôle de médiation dans les conflits du travail.

Les dispositifs constitutionnels de 1988 prévoyaient une loi spécifique pour établir les modalités d'exercice du doit de grève des travailleurs. Dans une conjoncture d'augmentation du nombre de grèves dans le pays, le gouvernement fait approuver par le Congrès National, en juin 1989, la "loi de grève" ; laquelle, pour les secteurs dits essentiels, déterminait que les syndicats devaient assurer les "besoins urgents de la communauté". Elle rétablissait, en outre, le pouvoir de la Justice du Travail de décider du bien fondé des revendication des travailleurs, pouvant même imposer un accord aux parties en conflit.

La grève des travailleurs du pétrole de février/mars 1991 fut la première où la loi de grève fut appliquée. D'après un des juges du TST ayant participé aux délibérations lors de cette grève, la décision du Tribunal fut basée sur la nécessité de garantir le ravitaillement en combustibles liquides des services essentiels de la société, ainsi que sur la volonté des juges de limiter l'esprit "trop libéral" de la Constitution de 1988.

‘<<Le texte de l'article 9 de la Constitution Fédérale de 1988 est bien le reflet des idées dominantes de l'époque de sa rédaction, où la préoccupation centrale était de rétablir les libertés individuelles et collectives, limitées durant les 20 années de gouvernement autoritaire. Dans ce contexte, il y a eu un dépassement des limites recommandables ; ce qui a laissé la population, à plusieurs reprises, à la merci des travailleurs en grève, notamment dans les services dont l'arrêt met en danger la vie humaine. (...).’ ‘La récente grève des petroleiros, qui a provoqué des difficultés et des appréhensions à tout le pays, a eu un aspect positif, car elle fut la seule grève réalisée dans une activité essentielle qui, dès la mise en oeuvre de la nouvelle Constitution Fédérale, a permis à toute la Nation, en même temps, de réfléchir sur la pertinence de permettre des grèves dans des activités essentielles.>> (In : Conférence prononcée par le président du Tribunal Supérieur du Travail, le 02/04/91, à la Fédération des Industries de l'État de Rio Grande do Sul).’

Ainsi, dans la pratique, l'interprétation faite par le TST de la Constitution et de la "loi de grève", lors du mouvement des petroleiros de février/mars 1991, signifia le retour du rôle régulateur de la justice du travail dans les négociations collectives des secteurs essentiels de l'économie.

Ce qui constituera une des grandes limites du syndicalisme des travailleurs du pétrole durant cette période : celle de ne pas pouvoir se libérer de la tutelle de la Justice du Travail lors des négociations avec l'entreprise. Dès lors, une des grandes difficultés des syndicalistes petroleiros fut d'expliquer à la base les raisons de la reprise du travail sans avoir obtenu satisfaction sur leurs principales revendications. La stratégie adoptée sera de souligner l'importance des grèves des petroleiros pour la prise de conscience des travailleurs brésiliens.

‘<<Les petroleiros de tout le pays ont réalisé, durant ces 24 jours de grève, le plus grand mouvement de l'histoire des travailleurs brésiliens. C'est un mouvement qui restera dans l'Histoire. Nous avons arrêté la PETROBRAS, durant 24 jours, avec une vigueur jamais imaginée par le gouvernement. (...).’ ‘Le TST, obéissant au gouvernement fédéral, jugea notre grève abusive et ordonna l'immédiate reprise du travail. Les travailleurs, révoltés par une telle injustice, sont restés fermes dans la lutte.’ ‘Cependant, les derniers jours, avec l'arme du licenciement pour faute grave fournie par le TST, la direction de PETROBRAS a réussi à répandre la terreur dans quelques secteurs, lesquelles ont commencé à reprendre le travail, le 19 mars. Il n'y aurait aucun sens de continuer la grève, laissant au front les bases les plus déterminées à continuer la lutte. (...).’ ‘Nous n'avons pas obtenu satisfaction, cette fois, sur toutes nos revendications. Notre grève a représenté un pas gigantesque pour le mouvement syndical. Les travailleurs de plusieurs autres corporations ont compris l'importance de notre mouvement pour l'ensemble de la société et pour mettre en cause le Plan du gouvernement Collor, défavorable aux travailleurs et antinational.>> (In : BOLETIM CONJUNTO SINDIPETRO/STIEP, 22/03/91).’

De même, le rôle joué par le TST, lors des mouvements de grève des travailleurs du pétrole, poussa les syndicalistes de PETROBRAS à essayer, dans ces moments, de faire pression sur le gouvernement et sur l'entreprise par le biais des parlementaires de la gauche.

Ainsi, dans les années 90, la résolution des conflits entre PETROBRAS et ses travailleurs ne s'est jamais réalisée par les seuls rapports de force entre ces deux parties : que ce soit par l'action du TST ou par les pressions des parlementaires auprès du gouvernement, la clef des décisions sur les conflits de travail dans l'entreprise pétrolière se trouvait dans les appareils d'État.

De plus, du fait que PETROBRAS est une entreprise publique sans autonomie pour négocier des augmentations salariales avec ses travailleurs – du moins, les augmentations en dehors des cadres imposés par les politiques économiques du gouvernement –, les conflits du travail dans cette entreprise prirent vite la dimension de conflits politiques ; ces mouvements étaient perçus comme des actions de la CUT (majoritaire parmi les petroleiros) contre les politiques économiques des gouvernements.

Ce qui était renforcé par la volonté des syndicalistes d'influencer le comportement des travailleurs, même en dehors des conflits de travail.

‘<<Durant les années de la dictature, on a mis dans la tête des travailleurs que syndicat et politique ne se mélangent pas. Que les syndicats ne peuvent pas discuter de la politique. Cela a été un des moyens les plus efficaces pour maintenir les travailleurs éloignés des décisions importantes dans le pays : les travailleurs seulement comme "masse manipulable" par des groupes de politiciens mal intentionnés.’ ‘Nous contestons cette idée, selon laquelle les syndicats ne peuvent pas discuter de la politique. Les syndicats doivent discuter de la politique ! Ce qui ne peut pas arriver est que les syndicats soient mis au service d'un parti politique. Mais il est indispensable que les syndicats, et l'ensemble de leurs associés, débattent toujours de cette politique pour éviter que des politiciens sans scrupules continuent à contrôler l'Exécutif et le Législatif, entraînant d'énormes préjudices aux travailleurs.>> (In : INFORMATIVO SINDIPETRO, 25/09/90).’

Cette dimension politique, et d'opposition aux directives gouvernementales, des mobilisations des petroleiros fut particulièrement visible durant les deux années du gouvernement Collor de Mello (1990-1992). Ainsi, outre les grèves citées plus haut, dès mai 1991 (le 22 et le 23), les travailleurs du pétrole participèrent à la grève générale appelée par la CUT contre la politique économique du gouvernement. De même, en septembre 1991, durant les négociations salariales, les petroleiros réalisent une grève de 11 jours ; comme en mars 1991, cette grève fut jugée défavorablement par le TST, et les syndicalistes ne réussirent à obtenir des concessions qu'après la médiation de parlementaires de gauche, lesquels firent pression sur le gouvernement.

Toutefois, avec la campagne pour la destitution du président Collor de Mello, en 1992, et la mise en place du gouvernement Itamar Franco, lequel arriva au pouvoir presque comme un gouvernement d'union nationale, les travailleurs du pétrole n'organiseront pas de mobilisations de masse jusqu'en 1994. Cela même si, en 1992, la tension entre l'entreprise et les syndicalistes montera à tel point que ces derniers occuperont le siège de la compagnie durant 5 jours pour tenter de l'obliger à négocier des changements dans la convention collective.

De la même façon, en 1993, les négociations entre PETROBRAS et les syndicats ne donnèrent pas lieu à des grèves ; ceci, malgré le fait que les syndicalistes aient refusé de signer la convention collective proposée par l'entreprise, car celle-ci refusait de renouveler la clause garantissant la stabilité de l'emploi à ses travailleurs.

Cette absence de mouvements s'explique par le manque de mobilisation des travailleurs et, aussi, par l'engagement des syndicalistes dans les manifestations de défense du monopole d'État sur le pétrole.

Au cours de l'année 1993, comme le prévoyait la Constitution de 1988, a lieu une réforme constitutionnelle. Il était question alors, pour une partie importante du Congrès National, de réviser plusieurs lois, dont le Monopole d'État sur le Pétrole, afin de mettre en place les réformes institutionnelles nécessaires pour faire sortir le pays de la crise économique chronique. Dans ce contexte, les syndicalistes du pétrole organiseront plusieurs manifestations publiques pour la préservation du monopole dans la Constitution. Le point culminant de cette campagne fut la réalisation de comices réunissant plus de 50.000 personnes à Salvador, en novembre 1993, et le rassemblement, en février 1994, devant le Congrès National , des travailleurs de PETROBRAS, contre la réforme constitutionnelle.

Tout cela paraît démontrer que le niveau de mobilisation des travailleurs du pétrole ne dépendait pas seulement de l'action des syndicalistes et militants syndicaux. Il dépendait également de la conjoncture économique et du niveau de légitimité du gouvernement.

Avec l'approche des élections présidentielles, en 1994, le gouvernement Itamar Franco devient une des cibles privilégiée de l'opposition de gauche. Cela d'autant plus que le candidat officiel du PT, le syndicaliste LULA, apparaissait dans toutes les enquêtes d'opinion comme largement favori pour remporter ce scrutin. Ainsi, les syndicalistes de la CUT essayeront de lancer une grève générale lorsque le gouvernement mettra en place le Plan Real ; c'était un plan de contrôle de l'inflation (qui avait atteint l'impressionnant niveau de 2.489 % au cours de l'année 1993) basé sur le changement de monnaie du pays, sur la préservation de la parité de celle-ci avec le dollar et sur le contrôle des prix et salaires.

Dans la stratégie des syndicalistes du pétrole, d'après leurs publications officielles, leur participation à cette grève générale constituait un moyen de relancer la mobilisation de la corporation afin de prolonger la grève jusqu'à ce que l'entreprise ouvre des négociations avec les syndicats. Mais, avec la faible participation des travailleurs durant les deux jours de la grève générale (le 5 et le 6 juillet 1994), cette tactique échouera.

En septembre de la même année, face aux désaccords entre la PETROBRAS et les syndicats des petroleiros, le TST décida que l'entreprise devait accorder un réajustement de salaires de l'ordre de 13,74 %, contre la revendication des travailleurs de 108 %. Cela permettra aux syndicalistes de mobiliser les travailleurs pour réaliser une grève nationale de la corporation à partir du 27 septembre. Cette grève prendra fin dix jours après, quand grâce à l'intermédiaire du président de la CUT, les leaders des petroleiros seront reçus par le président de la République, permettant un accord : les syndicalistes licenciés seraient réadmis et la PETROBRAS s'engageait à rouvrir les négociations.

Suite à ces négociations, les représentants de la PETROBRAS et des syndicats, en présence du Ministre des Mines et Énergies, signent un accord où la garantie de l'emploi, l'amnistie des syndicalistes licenciés et la mise en place d'un plan de revalorisation des fonctions dans l'entreprise (ce qui signifiait une augmentation salariale) étaient accordés aux travailleurs.

Toutefois, en raison de la répercussion négative de cet accord dans la presse, l'entreprise revient en arrière et refuse de le mettre en application. Ce qui pousse les travailleurs à rentrer à nouveau en grève, le 23/11/94. Un accord sera trouvé sept jours après, grâce à l'action de parlementaires et du président de la CUT auprès de la Présidence de la République. Par le biais de cet accord (signé par les représentants des travailleurs et par le Superintendant Adjoint des ressources Humaines de PETROBRAS 425 ), l'entreprise concédait entre 10 et 12 % d'augmentation de salaires (en plus de l'indice déterminé par le TST) et prévoyait la réadmission des leaders syndicaux licenciés.

Cet accord, signé à la fin du gouvernement Itamar Franco, ne sera pas respecté par le nouveau gouvernement. En effet, dans le programme de stabilisation de l'économie adopté par le gouvernement Fernando Henrique Cardoso, le contrôle des salaires des entreprises nationales (dans une stratégie globale de réduction du déficit public) représentait un point important. Ainsi, profitant des faiblesses légales des accords signés auparavant, PETROBRAS va refuser de reconnaître leur validité.

De plus, au cours des premiers mois de son gouvernement, le président de la République envoya au Congrès National plusieurs projets de loi pour réformer la Constitution du pays. Parmi ces projets, d'une importance particulière, pour la mise en application du plan de privatisation du gouvernement, il y avait la fin des monopoles d'État prévue dans la Constitution, dont celui du pétrole.

Notes
423.

Les deux listes proches de la CUT arrivent à la tête des syndicats du pétrole, en 1990, avec 55 % des voix exprimées ; une victoire électorale significative, mais moins que celles des populistes dans les années 80, lesquelles tournaient entre 70 et 80 %.

424.

Ainsi, par exemple, la plupart des travailleurs licenciés par le gouvernement en mai 1990 ont réintégré l'entreprise par décision judiciaire.

425.

Cela est important, car le TST allait juger dans le futur que l'accord signé n'avait pas de validité légale, dans la mesure où il n'avait pas la signature du président de l'entreprise.