16.3. La division de la gauche

Qu'est-ce qui faisait la force de la gauche dans le syndicalisme des ouvriers du pétrole dans les années 80 ? Une des réponses possibles est que la lutte contre un adversaire commun (les "pelegos", les militaires, la direction de l'entreprise, etc.) regroupait autour d'un même projet syndical plusieurs tendances différentes.

Toutefois, à partir de 1990, l'adversaire commun disparaît, en même temps que la gauche devient hégémonique au sein des syndicats du pétrole. Cela conduit à une radicalisation des conflits entre les tendances politiques en lutte pour l'hégémonie au sein des directions syndicales. Si avant la prise du pouvoir toutes les forces de gauche, malgré leurs divergences, voulurent rester ensemble, après il y eut une scission des groupes de gauche ; laquelle rentre dans un processus autodestructeur de lutte pour le pouvoir.

Ce processus n'était pas spécifique au seul mouvement syndical des travailleurs du pétrole ; il suivait le schème de la gauche en vigueur dans le pays. Mais dans le cas des travailleurs du pétrole, ce processus neutralise le pouvoir de mobilisation de la gauche, laquelle pour rester au pouvoir, après 1990, doit se rallier à des syndicalistes des périodes antérieures.

Avant d'étudier ce processus plus en détail, il convient de souligner que les luttes intestines de la gauche étaient déjà importantes dans les années 80. A cette époque, l'identité des oppositions syndicales ne parvint jamais à s'imposer aux identités des organisations de gauche (les tendances, dans le jargon politique au Brésil) en activité au sein du Parti des Travailleurs et de la CUT. Du moins pour les militants les plus expérimentés, les positions défendues dans les débats qui animaient les oppositions syndicales des petroleiros de Bahia, étaient des positions qui avaient déjà fait l'objet de débats et de décisions au sein des différentes tendances.

Cela amena plusieurs militants plus jeunes à prendre leurs distances vis-à-vis de la pratique quotidienne des oppositions, car les prises de décisions leur paraissaient jouées d'avance, décidées ailleurs. Ce sentiment exprimait aussi le constat que pour pouvoir peser au sein des oppositions il fallait se rallier à une des tendances en conflit.

Parmi les petroleiros, trois tendances de gauche s'opposaient : "l'Articulation", "la CUT par la Base" et la "Force Socialiste". Au niveau du discours, ces tendances présentaient des divergences importantes. Les militants de la tendance "Articulation 437 " étaient proches des idées social-démocrates et croyaient que la lutte dans un cadre démocratique pouvait amener le pays à un type nouveau de socialisme, plus démocratique et plus libertaire que celui qui avait été implanté en Europe de l'Est. Pour eux, l'objectif central du PT, de la CUT et des syndicats était de créer de grands mouvements de masse dans le pays afin de pouvoir faire peser les intérêts des classes populaires dans le jeu démocratique.

Les idées défendues par la "CUT par la Base" se rapprochaient de celles de "l'Articulation" sur le besoin de créer un parti et une centrale syndicale de masses, mais s'en éloignaient sur l'objectif. Pour les militants de cette tendance, l'objectif des mouvements de masse était de préparer les travailleurs à la prise du pouvoir et non à une meilleure participation au jeu démocratique en place. Ils reprochaient aux militants de "l'Articulation", notamment, le fait d'avoir donné beaucoup d'importance aux enjeux institutionnels de la lutte politique et syndicale (la participation aux débats de la Constituante, par exemple), oubliant l'organisation autonome de la base.

Quant à la "Force Socialiste", elle se présentait comme une tendance "marxiste-léniniste". Ses militants insistaient sur la nécessité de la participation des syndicalistes aux luttes politiques de la société brésilienne afin d'augmenter la conscience de classe des travailleurs, et de préparer le terrain à une future révolution socialiste. Ils insistaient aussi sur le besoin de transformer les travailleurs du pétrole, sous le contrôle des syndicalistes de gauche, en l'avant-garde des travailleurs brésiliens. Pour eux, le rôle de la gauche consistait, donc, à porter les conflits localisés le plus loin possible afin de pointer les limites du système capitaliste et de la "démocratie bourgeoise".

Il est bien évident que ces discours 438 n'épuisaient pas les divergences existant entre les militants de la gauche parmi les petroleiros. Toutefois, ces conceptions différentes du rôle des syndicats et du mouvement ouvrier étaient autant une façon de fonder des identités sociales différentes que de légitimer des options pratiques divergentes.

La prise du pouvoir syndical par les oppositions n'allait que renforcer leurs divisions internes.

Notes
437.

Tendance syndicale majoritaire au sein de la CUT. Elle était notamment la tendance des syndicalistes de la métallurgie de São Paulo, dont LULA, le leader charismatique du PT.

438.

Ici synthétisés à partir de documents de chacune de ces tendances distribués lors des congrès des travailleurs du pétrole à la fin des années 80 et au début des années 90.